Skip to main content

Full text of "La tiu du procés"

See other formats


Google 



This is a digital copy of a book that was preserved for generations on library shelves before it was carefully scanned by Google as part of a project 

to make the world's books discoverable online. 

It has survived long enough for the copyright to expire and the book to enter the public domain. A public domain book is one that was never subject 

to copyright or whose legal copyright term has expired. Whether a book is in the public domain may vary country to country. Public domain books 

are our gateways to the past, representing a wealth of history, culture and knowledge that's often difficult to discover. 

Marks, notations and other maiginalia present in the original volume will appear in this file - a reminder of this book's long journey from the 

publisher to a library and finally to you. 

Usage guidelines 

Google is proud to partner with libraries to digitize public domain materials and make them widely accessible. Public domain books belong to the 
public and we are merely their custodians. Nevertheless, this work is expensive, so in order to keep providing tliis resource, we liave taken steps to 
prevent abuse by commercial parties, including placing technical restrictions on automated querying. 
We also ask that you: 

+ Make non-commercial use of the files We designed Google Book Search for use by individuals, and we request that you use these files for 
personal, non-commercial purposes. 

+ Refrain fivm automated querying Do not send automated queries of any sort to Google's system: If you are conducting research on machine 
translation, optical character recognition or other areas where access to a large amount of text is helpful, please contact us. We encourage the 
use of public domain materials for these purposes and may be able to help. 

+ Maintain attributionTht GoogXt "watermark" you see on each file is essential for in forming people about this project and helping them find 
additional materials through Google Book Search. Please do not remove it. 

+ Keep it legal Whatever your use, remember that you are responsible for ensuring that what you are doing is legal. Do not assume that just 
because we believe a book is in the public domain for users in the United States, that the work is also in the public domain for users in other 
countries. Whether a book is still in copyright varies from country to country, and we can't offer guidance on whether any specific use of 
any specific book is allowed. Please do not assume that a book's appearance in Google Book Search means it can be used in any manner 
anywhere in the world. Copyright infringement liabili^ can be quite severe. 

About Google Book Search 

Google's mission is to organize the world's information and to make it universally accessible and useful. Google Book Search helps readers 
discover the world's books while helping authors and publishers reach new audiences. You can search through the full text of this book on the web 

at |http: //books .google .com/I 



Google 



A propos de ce livre 

Ccci est unc copic num^rique d'un ouvrage conserve depuis des generations dans les rayonnages d'unc bibliothi^uc avant d'fitrc numdrisd avoc 

pr&aution par Google dans le cadre d'un projet visant ii permettre aux intemautes de d&ouvrir I'ensemble du patrimoine littdraire mondial en 

ligne. 

Ce livre etant relativement ancien, il n'est plus protege par la loi sur les droits d'auteur et appartient ii present au domaine public. L' expression 

"appartenir au domaine public" signifle que le livre en question n'a jamais ^t^ soumis aux droits d'auteur ou que ses droits l^gaux sont arrivds & 

expiration. Les conditions requises pour qu'un livre tombc dans le domaine public peuvent varier d'un pays ii I'autre. Les livres libres de droit sont 

autant de liens avec le pass^. lis sont les t^moins de la richcssc dc notrc histoire, de notre patrimoine culturel et de la connaissance humaine ct sont 

trop souvent difRcilement accessibles au public. 

Les notes de bas de page et autres annotations en maige du texte pr^sentes dans le volume original sont reprises dans ce flchier, comme un souvenir 

du long chemin parcouru par I'ouvrage depuis la maison d'Mition en passant par la bibliothi^ue pour finalement se retrouver entre vos mains. 

Consignes d 'utilisation 

Google est fler de travailler en parienariat avec des biblioth&jues a la num^risaiion des ouvragcs apparienani au domaine public ci de les rendrc 
ainsi accessibles h tous. Ces livres sont en effet la propriety de tons et de toutes et nous sommes tout simplement les gardiens de ce patrimoine. 
D s'agit toutefois d'un projet coflteux. Par cons6juent et en vue de poursuivre la diffusion de ces ressources in^puisables, nous avons pris les 
dispositions n&essaires afin de pr^venir les ^ventuels abus auxquels pourraient se livrcr des sites marchands tiers, notamment en instaurant des 
contraintes techniques relatives aux requfites automatisdes. 
Nous vous demandons ^galement de: 

+ Ne pas utiliser lesfichiers & des fins commerciales Nous avons congu le programme Google Recherche de Livres ^ I'usage des particuliers. 
Nous vous demandons done d'utiliser uniquement ces flchiers ^ des fins personnelles. lis ne sauraient en effet Stre employes dans un 
quelconque but commercial. 

+ Ne pas proc^der & des requites automatisees N'envoyez aucune requite automatisfe quelle qu'elle soit au syst^me Google. Si vous effectuez 
des recherches concemant les logiciels de traduction, la reconnaissance optique de caractferes ou tout autre domaine n&essitant de disposer 
d'importantes quantit^s de texte, n'h^sitez pas ^ nous contacter. Nous encourageons pour la realisation de ce type de travaux I'utilisation des 
ouvrages et documents appartenant au domaine public et serious heureux de vous etre utile. 

+ Ne pas supprimerV attribution Le flligrane Google contenu dans chaque flchier est indispensable pour informer les intemautes de notre projet 
et leur permettre d'accMer h davantage de documents par I'intermediaire du Programme Google Recherche de Livres. Ne le supprimez en 
aucun cas. 

+ Rester dans la Ugaliti Quelle que soit I'utilisation que vous comptez faire des flchiers, n'oubliez pas qu'il est de votre responsabilitd de 
veiller h respecter la loi. Si un ouvrage appartient au domaine public americain, n'en d^duisez pas pour autant qu'il en va de m£me dans 
les autres pays. La dur^e legale des droits d'auteur d'un livre varie d'un pays ^ I'autre. Nous ne sommes done pas en mesure de rdpertorier 
les ouvrages dont I'utilisation est autorisee et ceux dont elle ne Test pas. Ne croyez pas que le simple fait d'afflcher un livre sur Google 
Recherche de Livres signifle que celui-ci pent etre utilise de quelque fa§on que ce soit dans le monde entier. La condamnation h laquelle vous 
vous exposeriez en cas de violation des droits d'auteur pcut £tre s6vtre. 

A propos du service Google Recherche de Livres 

En favorisant la recherche et Facets ^ un nombre croissant de livres disponibles dans de nombreuses langues, dont le frangais, Google souhaite 
contribuer h promouvoir la diversite culturelle gr§ce ^ Google Recherche de Livres. En effet, le Programme Google Recherche de Livres permet 
aux intemautes de decouvrir le patrimoine litteraire mondial, tout en aidant les auteurs et les editeurs ^ eiargir leur public. Vous pouvez effectuer 
des recherches en ligne dans le texte integral de cet ouvrage h I'adresse fhttp: //books .google . coinl 



p 



THK OIFT r 



} iTiIh Hill 






A \ 






f 



r 



3J 



Un franc le volume 
NOUVE-LLE COLLECTION Ml^iHEL L^VY 



1 FR. 25 C. PAR LA P08TK 



LA FIN 



te 



A. DE PONTMARTIN 



DU PROCES 



NOUVELLE fiDlTION 



s> 




Elf 



CALMANN l6VY. 6dITEUR 
ANCIENNE MAISON- MICHEL l6vY FRfiRES 

RUB AtTBBR, 8, BT BOCLBVARD DBS ITALIBITS, 15 



m 



A LA LIBRAIRIE NOUYELLB 



ffi 



LA FIN 

DU PROCfiS 



CALMANN l4vY, BDITBUR 



OUVRAGES 



DE 



A. DE PONTMARTIN 



Format grand in-18 



CAUSBRIES LITT^RAIRBS 

MOUYELLES CAUSERIES LITTER AIRES. . . . 
DERNl&RES CAUSERIES LITTER AIRES. . . . 

CAUSERIKS DU SAMEDI 

NOUVELLES CAUSERIES DU SAMEDI . . . , 
DERNIERES CAUSERIES DU SAMEDI. • • . < 
CONTES d'uN PLANTEUR DE CHOUX . . .. , 

CONTES ET MOUVELLES , 

LES CORBEAUX DU QBVAUDAN ••••.. 

BNTRB CHIBN ET LOUP , 

LB FILLEUL DE BEAUMARGHAIS 

LA FIN DU PROOFS i , < 

LB FOND DE LA COUPB , 

LES JEUDIS DE MADAME GHARBONNEAU • 

LETTRES d'UN INTBRCBPTjft , 

LA MANDARINE 

MES MEMOIRES. — BNFANCB ET JEUNESSB 

M^MOIRES d'UN NOTAIRB 

OR ET CLINQUANT 

POURQUOl JE RESTS A LA CAMPAONB • • 

LE RADEAU DE LA MEDUSB 

LES SEMAINES LITTERAIBES 

NOUVELLES SEMAINES LITT^RAIRES • • . 
DERNIERES SEMAINES LITTBRAIRBS . • . 

NOUVEAIJX ^<AMEDIS 

SOUVENIRS D*UN VIEUX CRITIQUE .... 
SOUVENIRS d'UN VIEUX MELOMANB . • . . 



20 

e 
1 



F. Aureau. — Imp. de Lagny 



LA FIN 



DU PROGES 



PAR 

I (\y^^^'tA ^t^»^ f^iKsC 9*<rAr4 

A-f^DE PONTMARTIN,Cen(re,^'^n-^«^o 



NOXJVBIiLB IiSdITION 



J m * 




PARIS 

CALMANN L^VY, ifiDITEUR 
ANCIENNE MAISON MICHEL l6VY FR6RES 

3, RUE AUBER, 3 

1886 

Droits de reproductipiii et de tradaction rtsenrds 

/' 

/ 



p- 

K 



/t- }^-J ft.tr 



LA FIN DU PROCfiS. 



PREMIERE PARTIE. 



L'ENVERS DE,LA COM^DIE. 



II y a , dans plusieurs villes de province, des families dont 

Fanciennete et mdme rillustration feraient p&mer d*aise les 

successeurs de d'Hozier et de Ch^rin , et qui , sans qu*on se 

Texplique, sont tomb^es pen h peu dans un 6tat d*obscurit6 

et d'indigence , Equivalent d'une d6chtence complete pour 

notre si^cle & la fois vaniteux et positif. n n'est pas rare 

de rencontrer, au fond de quelque humble chef-lieu d*ar- 

rondissement, des descendants fort authentiques de com- 

pagnons de Godefroi de Bouillon, de capitaines arm^s 

chevaliers ^ Taillebourg ou k Marignan, qui v^g^tent dans 

i 



2 LA FIN DU PBOGES. 

les caKs, s'attablent avec de grossiers viveurs, ou solli* 
citent une place dans les chemins de fer ou la douane. 
A quoi faut-il attribuer ce triste abaissement? A des d^* 
sordres personnels on au malheur des temps? Au d^faut 
de conduite ou dlntelligence ? Nul ne le salt, ni ne s'en 
inquifete. Les Evolutions y sont pour beaucoup. Puis est 
venu ce d^couragement qui s'empare, h certains moments,, 
des races vieillies ou d6g6n6r6es; cette esp^ce de suicide 
moral auquel se sentent pouss^s les hommes qui n'ont plus 
leur place ici-bas ; cette loi cruelle des soci<^t6s humaines 
qui n'admet rien d'immobile et qui veut que les fortunes 
rest^es stationnaires flnissent par dScroltre et par s'6crou- 
ler. Repr6sentants du pass6, on dirait que ces nobles d^chus 
sont k charge au present, et qu'il a h&te d*en finir avec 
eux comme avec d'importuns t6moignagesde ses agressions 
et de ses rancunes. 

Quelquefois , ces ruines vivantes ont pour accompagne- 
ment et pour commentaire une ruine d'un autre genre. 
Cest un vieux ch&teau qui porte le m^me nom, qui se rat- 
tache aux m6mes souvenirs d'opulence et de grandeur, 
et qui tombe pierre par pierre , tandis que le patrimoine 
dont il 6tait le plus fier joyau s*en va lambeau par lam- 
beau. Pour le touriste indiflKrent, il n'y a Ik qtfun pitto- 
resque d6bris, bon k mettre dans un paysage. Pour I'ob- 
servateur attentif, initio aux archives publiques et privies 
de sa province, 11 y a tout un chapitre d'histoire locale, 
une double preuve des transformations sociales et de Tac- 
tion dissolvante des slides, personnifife dans cette double 
misire dont Tune ae cache sous un habit r^pi, Tautre sous 
bh sauvage tapis de parlitaires, d'^glantlers et de cl6matites. 

Get accouplement milancoUque de maison croulante et 
de famine ruinte se rencontrait, il y a peu d'anntes encore. 



t*ENTBB6 DE LA COMIJDIE. S 

dans unede ces vallSes que s^parent du oours du Rhdne les 
mofitagnes granitiques du Languedoc et da ViTarais. Cetie 
longae chaine, qui attriste le regard de ses contours gns^- 
Ires et contraste avec les bords lertiles du fleuve, s'ouvre ou 
s'abaisse k de rares intermUes, et Ton aper^oit alors, par oes 
fugitiyes £chs^m)6es, des plaines parsein^es de bouquets de 
bois ou de plantations de miOlriers, qiu'eucadrent d'autres col- 
lines, 6chelonn^ k perte de vue et dddiii^es par les pluies 
torrentielles, Une de oes plaines, sitofe sur ia limite des 
d^artements du Gaid el de TAnteche, est dominie par 
un vieux chiUeau qui lai donne son nom et qcd s'appelle 
Prasiy. A mi-cdte s'^tend un gros village, dot6 d'un ^ureau 
de poste, d*une 6cole {Mrimaire, et ^talant avec un certain 
orgueil quelques maisons neuves d'assez belle apparenoe, 
dont les fagades blanches, les cootrevents verts et les tuiles 
rouges annonoent les progr^s d'un bieD-6tre qui se g>6n6ra- 
lise, tandis que ie d^ls^rement du cMteau ressemble h Ta- 
dieu d'une splendeur qui s'^teint. A quelques centaines de 
pas au-dessous du village, en se rapprochant d'un des 
nombreux affluents de TArd^he qui fertilisent le pays el 
mettent en mouv^nent plusieurs filatures, on voit une 
grande et riche lalnique, attenante h une habitation el^ 
gante ok sembleni s'dtre rMugi^ tout te luxe et tout le 
comfort modemes. 

Pendant que le ch&teau de Prasiy perdait peu a peu sa 
couronne de chines stoilaireS) son pare dont la trace mdme 
a disparu, et ses mucs de cUMure dont les demiires pierres 
se sont cassfes sous le marteau des cantonniers, f opulent 
propri^taire de bt filature, M. Duroosseau, laisait venir de 
Paris un aidiitecte el un dessinateur, et bient6t an d^li-- 
deux j^trdin plant& d*ail>res rares et d'arbustes exoliques, 
arrondissait ses gracieuses all^s autour d'une fraiche prai- 



4 LA FIN DU PROGES. 

rie, et descendait en pente douce jusqu*Ji la rivifere. Tous 
les accidents du terrain ^taient mis h profit par les deux 
habiles artistes. Une voli^re, une serre-chaude, des bassins 
d*eau vive, ajoutaient aux gr&ces naturelles du . aysage, et 
se groupaient coquettement h port^e du perron et de la ter- 
rasse, comme des vassaux empresses aux pieds du maltre 
ou de la chatelaine. L'admiration naive des habitants de 
Prasly-Ie-Neuf — aihsi s'appelait le village, — aid6e de 
r^rudition de Finstituteur communal , avait complaisam- 
ment d6cem6 le titre de Villa Durousseau h cet ensemble 
de merveilles od Fart et la nature se mariaient sous les 
auspices de Tindustrie. Les libSraux, les chapeaux noirs^ 
les beaux esprits de caf6, les libres penseurs d*estaminet , 
£taient enchant^s d'avoir h opposer ce bijou de creation 
modeme et bourgeoise aux murailles sombres et nues du 
chateau de Prasly. Les quolibets et les sarcasmes pleuvaient 
comme gr61e lorsque Ton supputait depuis combien de 
temps il n'^tait entr6 au chateau ni un tapissier pour en 
rajuster les tentures, ni un 6b6niste pour en renouveler les 
meubles, ni un charpentier pour en r6parer le toit, et lors- 
qu*on mettait en regard de ce chiffre n6gatif le compte im- 
posant des travaux commandos etpaySs parM. Durousseau, 
des sommes qu'il faisait, bon an mal an, circuler dans le 
pays, des ouvriers qu'il employait, des industries auxquelles 
il imprimait le mouvement et FactivitS. Ce parall^le 6tait 
le texte in^puisable des conversations, et il n'y avait ^pas 
d'aubergiste fumant sur le seuil de sa porte, de postilion 
donnant Favoine h ses chevaux, de lavandi^re s'escrimant 
de son battoir, ou de jeune fiUe faisant tourner ses fu«- 
seaux, qui ne dlt son mot sur la pauvretS des Prasly et la 
richesse de M. Durousseau. Celui-ci, du reste, justifiait la 
consideration respectueuseque lui attiraient ses 6cus. Grand 



L*ENVERS DE lA GOHEOIE. 



manufacturier, grand propri6taire,- figurant au premier 
rang du commerce de Saint-^tienne, retenu h Paris pen- 
dant rhiver par de magnifiques entreprises qui retrem- 
paient son credit sans jamais le compromettre, il ne pas- 
sait gu^re h sa villa que deux mois d*automne, et ces deux 
mois lui suffisaient pour r6veiller, activer et enrichir tou \ 
ce qui Fentourait : non pas qu'il Mt prodigue, ni qu*il eut 
m^me la munificence instinctive des grands seigneurs 
d*autrefois I mais il possMait au plus haut degr6 cette in- 
telligence des int^rdts nouveaux, de la vie nouvelle, qui, au 
risque de mat6rialiser la charit6 et d'en faire un art au lieu 
d'une vertu, force Targent et le travail a une sorte de mu- 
tuality infatigable, inventive, ajoutant sans cesse h Feffica- 
cit6 de Tun et k Fascendant de Fautre. 

Or, en 1843, par une pluvieuse soiree de septembre, un 
nombreux public encombrait la salle principale du Cafede 
la Jeune-France^ plac6 h une des extr6mit6s de la grande 
rue de Prasly-le-Neuf . Malgr6 cette d6nomination fastueuse 
que constatait, avec quelques caprices d'orthographe, une 
enseigne ombrag^e tfun gros rameau d'olivier, ce caf6 n*6- 
tait gu6re qu'un cabaret. Seulement, par une concession 
que justifiaient Fennui, le d^soeuvrement, le besoin de lire 
les joumaux et le d6sir de savoir les nouvelles, les quelques 
bourgeois ou employes dont s'enorgueillissait la locality, 
s'y m^laient aux paysans et aux ouvriers. II en r^sultait 
une bigarrure tout k fait d^mocratique de vestes et de pa- 
letots, de blouses et de redingotes, Spectacle plus r^jouis- 
sant au point de vue de F6galit6 que de F616gance. 

A tous moments, les regards des consommateurs se re- 
portaient vers une grande pancarte aflSch6e sur une des 
cloisons du caf6, et oti, h travers les nuages de fumto 
qu*exhalaient les pipes et les cigares, on pouvait lire, im- 



6 LA FIR BU PROGES. 

prim^ en formidables majuscules : « Yente du chftteftQ de 
Prasly el d^pendanoes , » sum do detail exact des lots , 
conditions el diarges, le tout reie^d par les agrSments faa- 
bi^uels du style des aDnonces judidaires. 

— C'est done de dimaBche en huit ! disait en se frottant 
les mainset en interrompant la lecture du Sieele, un homme 
k face rubiconde, meunier de son 6tat, et cumulant avec 
les traraux de son moulin les fonctions de premier adjoint. 
Ma foi, j'en suis f^ch6 pour la yieille marquise, mais enfin 
il faut que tout le monde yiref Les nobles ont foit leur 
temps, nous avons le nOtre : personne n*a ri«j k dire. Et 
puis, quand on est si pauvre, on nederrait pas ^tre si fier: 
il me semMe que M. George, le jeune marquis, ne se ferait 
pas grand mal s*il frayait un peu plus avec les brayes gens 
qui ont plus d'argent que lui ! 

£t le gros meunier fit rfeonner ses goussets. 

— Ne m*cn partez pas, pfere Girard, dit le cafetier, qui, 
stiiTant Fusage, bayardait et buyait ayec ses pratiques; 
yoiHi six ans que je tiens le Cafe de la Jeune-France : vous 
sayez que tout y est bon, moka, cognac, absinthe, tabac, 
iibre de Lyon, liqueur des lies?... 

Le p^re Girard fit une grimace qui pouyait passer pour 
un assentiment. 

— Eh bien \ reprit le tayemier, pendant ces six ans, 
M. te marquis n'a pas mis une seule fots le pied ici... 

— Et quand on le rencontre, ajouta Girard, il yous a une 
mani^ede yous saluer, hautaine et triste, qui m'6te Tenyie 
de rire pour toute la journ^e... 

— IncorrigiWes ! retrogrades I supp6ts de Fancien re- 
gime ! s'^cria d*une yoix glapissante Marius Floquet, gref- 
fier de la justice de paix, jeune homme h la figure de 
fouine, omi d'un habit noir et d'une paire de lunettes : je 



l'envers db la gomedib. 7 

vous dis et je vous r6p6te qu'ils sont tous les mfimes... 
aussi arri6r6s que laveille de F^migration ou lelendemain 
4e Coblentz I... Yoil^ nn marquis qui n*a ni sou, ni maitle, 
et qui se croit d'un autre bois que nous autres 1 Cela fait 
pili6 1 Dieu merci, on va vendre leur vieille bicoque de 
chateau ; ils quitleront le pays, et nous ne les verrons plus ! 

— Et quels seront les acqu6reurs? demanda un paysan 
dont le Tisage IM& avait cette expression m^fiante et 
finaude qui, en d6pit de Florian et de Berquin, caractfirise 
presque toutes les physionomies champfttres. 

— La bande noire, r6pliqua Marius Floquet. Qui vou- 
lez-vous qui achfete cette antiquaille oil iln'y a plus que les 
quatre murs, quelques meubles vermoulus, et cinq ou six 
portraits d'anc^tres, noirs comme la suie? On d6p6cera 

tout cela, et vous verrez ce qui est k votre convenance 

Brunei, le clos des Amandiers vous irait joliment ! 11 con- 
fine votre jardin, et vous pourrez en faire un verger qui 
vous rapportera cent pour cent. 

— Moi, reprit Girard, le meunier, je me porterais vo- 
lontiers acqu^reur du carr6 de vignes ; le dernier qui lui 
reste, a cc fier marquis!... Et quand on songe que dans 
les temps, — c'est mon beau-p6re le tonnelier qui me Ta 
dit, — les seigneurs du chateau r^coltaient jusqu'i mille 
pieces de vin ! Et le 16gat du pape envoyait faire sa provi- 
sion k Prasly, tant le vignoble 6tait bon ! Et aujourd'hui ils 
ont h peine de Teau h boire... Et Ton met en vente le cha- 
teau qui est, dit-on, dans la famille depuis huit cents anst 
Malgr6 les larmes de la marquise, il a fallu en venir 1^... 
se d6faire de ces vieilles pierres pour avoir un morceau de 
pain ! 

— Et vous, Germot, qu*ach6terez-vous dans cette de- 
bacle? demanda le grefEer k un vieux fermier dont les che- 



8 LA FIN DU PROCES« 

veux blancs et la figure patriarcale contrastaient heureuse- 
ment avec le reste de Tassistance. 

— Ah I monsieur Floquet I r^pondit Germot en hochant 
la t^te ; vous en savez plus que moi, et je ne suis qu'un vieil 
ane; mais, je vous Favoue, le coeur me saigne quand je 
songe qu'on va vendre et d6molir ce noble ch&teau que Ton 
aperQoit de tpus les points du pays, et dont nous 6tions 
fiers, autrefois, presque autant que du pont du Card 1 Moi 
qui vous parte, j'ai 6t6 plus de vingt ans fermier de feu le 
marquis de Prasly, le p6re de M. George... C*6tait bien 
rhomme le plus affable, le plus simple, le plus g6n6reux... 
Et madame la marquise I quelle bont6 1 quelle charit6 ! A 1*6- 
poque des grandes guerres nous avons eu ici des ann6es 
bien mauvaises... La lev^e en masse, le bl6 h cent francs, 
trois inondations de suite, et des maladies par-dessus le 
march6... Eh bien I madame allait de porte en porte, secou- 
rant colui-ci, consolant celui-la, soignant Fun, priant avec 
Tautre! Et tout le grain de son grenier, et tout le vin de 
ses caves, 6taient pour les pauvres et pour les malades. Un 
jour, j'allai lui porter un sac d'6cus, pour mes fermages 
arri6r6s. J*avais le coBur bien gros : mes deux fils h Far- 
m6e, qui ne donnaient pas de nouvelles ; ma femme. avec 
les fi^vres d*acc6s ; mon attelage vendu ; et cet argent que 
j'apportais, je Favais emprunt^, h Bagnols, h un usurier 
qui est mort millionnaire. Madame la marquise devina mon 
chagrin : — Germot, medit-elle, vous 6tes un brave homme, 
et les Prasly n*ont jamais mis personne dans la peine. Re- 
prenez cet argent ; rendez-le vite h qui vous Fa pr6t6 ; por- 
tez cette bouteille a votre bonne Madeleine, et prions tons 
ensemble pour vos flls, pour la France, pour ceux qui, en 
ce moment, combattent et meurent loin de nous... Voyez- 
vous, monsieur Floquet, poursuivit le vieillard, dont les 



L ENTERS DE LA GOMEDIE. 9 

yeux, h ce lointain souvenir, s'^taient remplis de larmes : 
ce sont Ih de ces traits qu*on n'oublie pas. 

— Ahi ! pire Germot 1 reprit Floquet avec un rire forc6, 
si nous nous attendrissons, je ne dis plus rien... Autres 
temps, autres moeurs : aujourd'hui c'est monsieur Du- 
rousseau qui est le bon g6nie de la contr^e. Qu*avez-vous a 
diredeceluWJi? N*est-il pas aussi riche, aussi loyal, aussi 
g^n^reux que tous les Praslys passes, presents et fu- 
turs?... 

— Je n'ai rien h dire de monsieur Durousseau, rfipondit 
le fermier avec la prudence habituelle aux paysans; il d6- 
pense gros ; il fait travailler le pauvre monde, et il ne per- 
met pas h la fain^aniise de s*implanter sur notre terroir ; 
et pourtant, si favais encore h 6tre le dibiteur de quel- 
qu'un, je crois que j'aimerais mieux avoir pour cr6ancier 
M. George que M. Durousseau; et si je travaillais k la 
jGurnie et que les forces vinssent h me manquer avant le 
coucher du soleil, j'aimerais mieux que mon compte de 
semaine fAt r6gl6 au chateau qvCh la villa... 

— C*est que M. Durousseau connalt le prix du temps et 
le prix des choses. Ce n*est pas un paresseux comme ces 
nobles I... C'est un industriel, un travailleur comme nous; 
il a Toeil h tout, il aime h commander, il veut qu*on lui 
obeisse; quoi de plus juste? 

En ce moment les conversations furent interrompues par 

Fentrte d*un nouveau personnage sur qui se fixferent aussi- 

i6t tous les yeux : c'6tait maitre Ramignard, le notaire du 

canton, de qui TStude servait de centre et de point de rallie- 

ment h toutes les operations financi^res, ventes, achats, 

emprunts, placements, licitations, hypothfeques, testaments 

ct manages, qui occupaient les fortes t^tes du pays. Ho- 

nor6 de la conflance do M. Durousseau, rest6 en bons 

1* 



iO LA F1K Dtr PR0GE8. 

teraies avec le& Prasly, mattre Ramignard 6tait, h six lieue» 
k la ronde, une puissance, une autoritd et un oracle. 

Son arrivte produisit la sensation habitueHe, et cbaeun 
s*apprttait k I'interroger sur les d^ventualit^s de la yente 
prochaine. Mais Ini, insensible h cet empressement, sourd 
aux eordiales sahitations du cafetier el de ses clients, sans 
mdme demander sa eruehe de Lyon el son j^i de piquet, 
marcha droit h Fafficbe qui annongait la venle du didteau 
de Prasly, la d^coUa d'un geste rapide, la chiffonna et la 
mit dans sa pocbe. 

— Que faites-TOUs done Ik, monsieur Ramignard? excla- 
m^rent k Finstant plusieurs roix, parmi lesquelles brillail 
Faigre fansset du grefiSer. 

— La vente n'a pas lieu, dit le notaire. 

— Et ponrquoi, s'il vons platt? demanda Tacbami Ma- 
rius. 

— Parce que M. Durousseau m'a donn^ des ordres en 
consequence, r^pliqua mattre Ramignard, en accentnant 
chaque syllabe d'un air magistral. 



n 



RolBe nur iiiliiie« 



Lejour m6me od ces propos s'^cbangeaienl dans le Caf4 
4e la Jeune'-Franee^ un peu avant le coucber du soleil, 
un jeune homme de Yingt<cinq k vingt-buit ans descendit 
de diligence au relais le plus voisin, laissa son bagage k I'au* 



l'entbrs de la gomedte. 11 

bcrge et s'achemina pMestrement vers le chateau de 
Prasly. Poury airiver, il avait k suivre un sentier trac6 au 
llanc de la colline, et qui, s^ilerant peu k peu, finissait par 
dominer tout le paysage. 

Le temps 6tait orageux et lourd; par intervalles, de 
larges gouttes de pluie emp^taient la poussi^re et mar- 
braient les cailloux do diemin. Un vent ti^de et humide 
g^missait h tFavers les groupes d'oliviBrs dont la p&le ver- 
dure se d^tachait cii et la sur les tons gris des rochers. A 
une trfes-petite distance du chdteau, le jeune homme s'ar- 
r^ta pr6s d'un pigeonnier en niines, qui avait fait probabte- 
ment partie des anciennes d^pendances du domaine, et 
s'asseyant sur les inarches bris^es, il embrassa d'un regard 
m^lancolique la plaine qui se d^roulait h Thorizan. 

II ^tait de haute taiUe, et sa figure eflt paru belle, si elle 
n'avait 6t6 assombrie par une expression de tristesse qui 
semblait habituelle. Son habit de voyage , bien que foit 
simple, n*excluait ni la distinction, ni T^l^gance; s'il man* 
quait quelque chose k Tensemble de sa tenue ou de sa per- 
sonne pour r6aliser le type d'un homme a la mode , tel 
qu'on le recharche dai^ un saton du faubourg Saint-Ho- 
nor6 ou dans une avanl-sc6ne de TOp^ra, un oeil exp6ri« 
ment^ n'cAt pu m^connaltre ea lui certains signes de race 
qui survivent aux privileges et aux parchemins. 

Pendant cette courte halte, ses regards se promeii^rent 
tour h tour de la Villa-Durottsseau, qui ^tadait au bas de la 
coUine sa coquette facade, ao vieux chdteau , dont les mu- 
railles veuves de leurs cr6neaux et les tourelles d^capit^es 
deleurs pignons rivalisaient de teintes momes et plomb^ 
avec les nuages du ciel. On eilt dit qu'il se d^battait men- 
talement contre le douloureux parall^le trop facile k 6ta- 
blir entre la fahrique et le manoir, entre ces fiatcbes ima- 



i2 LA Fill DU PROCfeS. 

ges de luxe et de richesse, et ces vestiges d'abandon et de 
pauvret6. Pourtant une indicible expression de tendresse 
et de respect anima son visage pendant que ses yeux se 
fixaient sur cette masse encore imposante malgrt les ra- 
vages du temps. II contemplait surtout avec une emotion 
inquifete les fenfttres du premier 6lage , comme s'il ge Mt 
attendu a voir une figure aim6e paraltre derrifere ces vitres 
oil bien des carr6s de papier remplagaient, h61as! les car- 
reaux absents. A la fin, il se leva, en murmurant d'un air 
r6solu : «D6cid6ment, j*ai bien fait! » Et quelques mi- 
nutes apr^s, il touchait h la porte de Prasly. 

II entra sans frapper, en homme familier aux habitudes 
de la maison ; d'ailleurs, la porte fermait h peine. La cour 
principale 6tait d6serte, et cette solitude la* faisait parattre 
encore plus vaste. A gauche , s*6tendait un grand hangar 
qui s'ouvrait autrefois sur les 6curies , mais qui ne renfer- 
mait plus , pour le moment, que quelques fagots amonce- 
16s. Adroite, on apercevaitle vestibule et la cage de I'esca- 
lier d'honneur; maisle seuil obstru6 par des socs de char- 
rue et des baines de vendange , les toiles d'araign6e sus- 
pendues aux chassis, et mieux encore le d^sastreux 6tat des 
marches efifondr6es sur lesquelles le pied le plus hardi 
n'eOt os6 s'aventurer, prouvaient trop bien que personne 
n'y avait pass6 depuis longtemps. Le jeune homme se di- 
rigea sans hesitation vers une porte Mtarde pratiqute, h 
Tangle du b^timent, dans F^paisseur du mur d'une des 
tourelles : elle conduisait h an escalier tournant d*une al- 
lure beaucoup plus modeste, mais d'une conservation un 
peu meilleure. Au moment od il s'apprStait k le franchir, 
un chien de chasse se pr6cipita sur lui avec des demons- 
trations joyeuses, auxquelles il r^pondit tout en les r6pri- 
manto — « VoilJi mon seul Caleb I » dit-il avec un p3,le sou- 



l'eNVERS 0E la GOMEDIE. 13 

rire, en caressant de la main le fiddle animal , dont il es- 
sayait de contenir les transports et les gambades. 

Arriv6 au premier 6tage, il traversa rapidement une an- 
tichambre qui servait aussi de salle h manger, et, pr^cddS 
de son chien qui se chargeait de Tannoncer, il courut vers 
la pidce voisine. A peine eut-il le temps d'y arriver. Avertie 
par les cris du chien , peut-6tre par un pressentiment ma- 
temel, une femme en deuil s'avanQa vers lui les bras ou- 
verts, et, pendant un instant, on n'entendit, au milieu de 
cette dtreinte, que ces mots entrecoup<^s : « George 1 mon 
George 1 — Ma mfcre ! » 

La marquise de Prasly avait tout au plus soixante ans, 
et un reste de jeunesse et de vie pouvait encore seretrouver 
dans Texpression de son regard et les lignes harmonieuses 
de son visage ; pourtant on eAt pu aisdment lui donner dix 
ans de plus, tant ses yeux trahissaient de souffrance et de 
fatigue, tant ce visage parchemind et amaigri dtait pliss6 
de rides pareilles h des sillons creus6s par les larmes. Deux 
bandeaux de cheveux entidrement blancs , dMaigneux de 
tout d6guisement parasite, se collaient sur ses tempes, et 
encadraient le noble ovale d*une tdte qui n*etlt pas d6par6 
une galerie de famille royale. A voir raust6rit6 presque 
monastique de son costume de veuve, il eUt 6ib permis de 
la prendre pour une de ces abbesses que les convents et les 
chapitres recrutaient autrefois dans les maisons de haute 
noblesse, si Fardeur passionn^e avec laquelle elle pressait 
son fils sur sa poitrine n*eAt prouv6 que, par un c6t& du 
moins, elle tenait encore aux affections terrestres. 

La chambre od elle fitentrer George 6tait, de tout le ch&T 
teau, la seule qui conservftt quelques traces d'une gran- 
deur depuis longtemps disparue. Au fond d*une vaste al- 
cdve tendue en brocatelle verte, on apercevait un lit a bal- 



14 LA PIN DU PROCfes. 

daquin, de m^me 6toffe, accosts d'un prie-Dien en bois de 
ch6ne, que surmontaient une gravure de devotion et un 
Mnitier. La chemin6e, en marbre blanc, d'un bean style 
Louis XIV, n'avait aucune garniture, et, comme pour ren- 
dre le contraste plus frappant, un magnifique cadre go* 
thique, qui descendait jusque sur la tablette, faisait songer 
k la glace qu'il avait AH contenir et que remplagait fort im* 
parfaitement un petit miroir de diambre d'auberge* La 
tenture en lampas 6tait parsem^ d'accrocs et de reprises a 
Faiguille qui se cachaient tant bien que mat sous des por- 
traits dont les figures altiferes et graves avaient presque tou- 
tes des traits de ressemblance avec la marquise et son fils, 
et paraissaient contempler d'un air d*6tonnement la pau- 
vret^ de leur dernier descendant. Quant au mobilier pro- 
prement dit^ il se r^duisait au &tnci n6cessaire : quelques 
chaises de paille, un large fauteuil de velours d'Utrecht 
fan6, ot s'asseyait madame de Prasly, et une table de noyer 
ot s'6parpillaient des papiers, un ouv^rage de tapisserie et 
des livres de pi6t6. 

Aprfes ces premiers embrassements, 06 la m^re et le-fils 
avaient oubU6 toute autre preoccupation, la marquise, s'ar- 
rachant aux bras de George, lui dit avecunetristesse d'au- 
tant plus poignante qu*elle s'efforQait de la dissimuler : 

— Eh bien I George, c'estde dimanciieen huit!... 

— Non, ma m^re^ r^pondii-il; ni dimanche, ni jamais: 
Prasly ne se v^wlra pas. 

— Et qui remp^chera? demanda-t-eDe les mains jointer, 
comme si elle attendait de la r^ponse de son fils un arr^t 
de vie ou de mort. 

— xiloi, ma m6re, en ^pousanl, si yon& me donnez 
votre consent^nent, mademoiselle Sylvie Durousseau. 

— Ah 1 s'6cria madame de Prasly avec une bizarre ex- 



l'eNTB]I9 DE lA COMEBIE. IS- 

pression, mftKe de joie et d'angoisse... C*6tait done 1^ ce 
que tes lettres me laissaient entendre?... Mais comment j 
e64u panrenuT Taime-t-elle, au moinsY... Et toi, Faimes* 
to? N'est-ce pas un sacrifioe? 

Avant que George r^ponde k ces questions qui se presr 
sent sur les l^vres malernelles, expliquons biiivement les 
situations respectives. 

S'il est vrai, comme on Fa dit aveo quelque justesse, qu'il 
n*y ait plus aujourtfhui de titres, mais des noms» le nom 
de Prasly, m6me dans cette appreciation id^ale, oonsenre- 
rait une pr^cieuse ¥aleur ; car on le retrouve aux plus no- 
I))es pages de notre histoire. JoiDYille parle d*un Prasly qui 
fut fait prisonnier ayec saint Louis , et Fassista h ses der- 
niers moments. Philippe de Gomines mentionne un sire- 
Hugues de Prasly qui accompagnait Louis XI k P^ronne, 
et prit part k la chevaleresque expMiti(Hi contre le San- 
glier des Ardennes. Les guerres de religion qui ^sanglan- 
t^rent le seizi^me si^cle mirent constamment en lumi^re 
le courage et I'humeur guerri^re de o^te antique maison. 
Les Prasly figurent au premier rang, avec les Grussol, les 
Vogue, les du Peloux, dans ces luttes terribles qui eurent 
leurs h^ros et leurs martyrs , et qu'abritftrent de leurs re- 
plis sauvages les montagnes et les gorges du Languedoc et 
du Vivarais. Mais, a dater du si^cle de Louis XIV, la fa* 
mille alia toiqooTS en s'appauvrissant. Pendant trois gene- 
rations successives, Louis, Adalbert et Maurice de Prasly, 
h pen pres mines par leurs campagnes, epouserent, en 
rentrant dans leurs foyers, des heritieres nobles et pau- 
vres qui leur apporterent en dot force vertus, des parcbe* 
mins inattaquables et tres-peu d'ecus sonnants. Tons les dix 
ans, un quartier de terres arables, un arpent de vign«^s, un 
verger d'oliviers, etait detache a petit bruit de la propriety 



16 LA FIN DU PROCks. 

seigneuriale, et vendu pour payer les dettes ou faire face 
aux dfepenses urgentes. Maurice , le grand-p6re de George, 
fut tu6 dans la guerre d*Am6rique, laissant un fils qui at- 
teignait tout juste sa majority au moment mdme od les pre- 
miers crimes r^volutionnaires amenirent T^migration. II 
n*en fallait pas davantage pour faire confisquer les terres 
et mettre le ch&teau sous le s^questre. A sa rentr^e, sous 
le Consulat, M. de Prasly eut beaucoup de peine h se faire 
rendre, non pas la totality des biens qui lui restaient, mais 
ce qu*on appelle en langue famili^re le vol du chapon. Sa 
sant6, 6branl6e par les fatigues et les privations de Fexil, 
ne lui permit pas de prendre du service ; il v6g6ta obscu- 
r6ment, et se maria, assez tard, avec une jeune personne 
d'une grande beauts et d*une naissance illustre, qui se h&ta 
de lui tendre la main pour ^chapper h un de ces manages 
que le mattre dealers aimait h arranger entre ses intr^pides 
lieutenants et les h^riti^res de noms historiques. La nou- 
velle marquise avait peu de fortune, et si cette union ap- 
porta dans le chateau de Prasly quelques ann^es de bon- 
heur, elle n'y ramena pas la richesse. Comme si tout de- 
vait concourir h cette jettatura qui s^acharne aux grandes 
families en decadence, le marquis mourut quelques jours 
avant la Restauration, et la marquise resta veuve avec deux 
fils, Tun Gaston, &g6de huit h dix ans, Fautre George, en- 
core au berceau. Elle se consacra k ses enfants avec un d6- 
vouement sans bornes, et Ton put croire d'abord que ses 
soins ne seraient pas perdus ; car Gaston , avant vingt- 
quatre ans, 6tait lieutenant dans la Garde. Mais la revolu- 
tion del 830, en brisant son 6p6e, inaugura pour les Prasly 
une nouvelle s6rie de malheurs. Gaston, aprfes avoir essay6 
de guerroyer en Espagne et en Portugal, revint en France 
dans cet 6tat d*irritation febrile qui dispose i faire des fo- 



l'enters oe la gomedie. i7 

lies ou des sottises rhomme h qui Fair et Fespace man< 
quent pour les actions h^ro'iques. Ayentureux, passionne, 
plein de confiance dans les autres et en lui-mSme, d^cid^ h 
tout entreprendre plut6t que de condamner au d^soeuvre- 
ment ces belles ann^es de sa jeunesse, Gaston se laissa en- 
gager dans quelques-unes de ces speculations industrielles 
qui commencaient d^s lors h tenter nn certain nombre de 
militaires et de gentilshommes rMuits h Tinaction par nos 
vicissitudes politiques. Ainsi qu*on pouyait le pr^voir, il y 
perdit son argent, son credit, et ne sauva m6me son hon- 
neur intact, que gr&ce h Fabn^gation de sa mire et de 
George qui, k peine sorti de Fadolescence, mit une sorte de 
resolution virile h jeter aux crianciers de son frire les der- 
niers lambeaux de son patrimoine. Ce fut le coup de grace 
pourcette fortune d6]h si chancelante. Gaston, incapable de 
supporter patiemment son d&sastre , prit les Epaulettes de 
laine et alia se faire tuer en Afrique. George resta auprfes * 
de sa mkre dont la sante n'avait pu risister h ces coups 
reiteris. II fut sa consolation, et elle reporta sur lui tout ce 
trop-plein de tendresse dont les malheureux ont le secret, 
et qui n*avait rencontre jusque-lk dans la vie qu'immola- 
tion et amertume. De tout ce qu'elle avait possMe ou es- 
pere, la pauvre femme ne conservait plus que ce flls, ce 
chateau deiabre qui, faute de reparations, semblait pret k 
s'ecrouler sur ses demiers maltres, et trois ou quatre mor- 
ceaux de vignobles ou de pres dont ne se fOt pas assurement 
contente un paysan riche. Mais les &mes aimantes ressem- 
blent h ces plantes qui deviennent plus vivaces parmi les 
mines et s'attachent plus obstinement aux decombres 
qu*aux edifices. Enferm6e dans cet etroit espace, ne deman- 
dant plus rien k la vie et au monde, n'ayant sous les yeux 
que des images de tristesse et de pauvrete , madame de 



i8 LA FinDU PR0CE8. 

Prasly sentit s*accroltre dans son coeur, avec une ardeur ef- 
frayante, deux affections qui bient6t n*en flrent plus qu'une : 
George et le chateau. Par une sorte de mirage assez frequent 
chez ceux que domine une id^e fixe ou une souffrance con- 
tinue, elle en vint k ne plus s^parer ces deux objets de son 
amour, h les croire life Tun a Tautre par de myst6rieuses 
affinit^s, h ^tablir dans sa pens^e entre ce$ vieilles pierres 
etcejeune front un lien indissoluble. H61asl cette tendresse 
a laquelle George r^pondit de toutes les forces de son 4me, 
apr^s les avoir pendant quelque tanps soulenus et conso- 
les , devint pour eux une source de nouveaux chagrins. 
George, h qui pesait son oisivet6 et qui , comme tons les 
siens, avait du sang guerrier dans les veines, comprit que 
s'il suivait sa vocation, il tuerait sa m6re. II resta doncau- 
pr^s d'elle et accepta sans murmure cette existence inoccu- 
p^e pour laquelle il n'^tait pas fait, et qui bien souvent lui 
fit regarder d'un oeil tfenvie les fils de fermiers, ses voi- 
sins, qu'il voyait suivre leur charrue d'un pas leste, en sif- 
flant une joyeuse chanson. La marquise avait trop d'ins- 
tinct et de divination matemelle pour ne pas p^n^trer ce 
que souffrait George et ne pas en ressentir le contre-coup. 
Son amour pour lui en oontracta une sorte d'inqui^tude 
maladive, d'exaltation sombre etcontenue, oomme s'il s'y 
m^lait un secret m6contentement d'elle-m^me. D^s lors ces 
deux etres qui ne vivaient que Tun pour Tautre et se tenaient 
r^ciproquement lieu de Funiversentier, n'eurent plus m^me 
le bonheur de pouvoir s'aimer sans d^chirement et sans 
trouble. La m^lancolie de George semblait a sa m^re un si- 
lencieux reproche. L*anxi6t6, les larmes, les combats int6- 
rieurs de madame de Prasly le frappaient parfois oomme 
un remords, et Tamenaient h se demander douloureusement 
s'il ne trahissait pas ses devoirs en laissant deviner ses pei^' 



L*EN¥RIIS DB LA COME9IE. i9 

nes. En outre, se croyant forc6 k d'autant plus de dignitd^ 
et de reserve qull £tait plus pauyre, George s'^tait oonslam- 
ment r^as6 h ees distractions yulgaires, k ces camaraderies 
de bas etage auxqiidles s'abandonn^t trop siravent les 
gentilsbommes de province pour 6chapper an d^sceuvre- 
ment et h I'ennui. U passa pour fier, et le public n'en mit 
que plus de maligne insistance a recueillir tons les details, 
totts les indices de cette hautaine pauvretA. Ainsi, ptaisirs 
ou occupations du dAors, sympathies de son entourage, 
joies de Vint^rieur, tout lui manquait, ei oe jeune bomme- 
beau, bien Aon6, d'un grand coeur, d*une grande naissance, 
n'ayant pas, dans sa vie ni dans sa famille, la plus l^g^r& 
tacbe k se repiodier, ^prouvait les dtoouragements et les 
angoisses d'une creature d^^^itte. 

Un seul bomme faisait exception peut-^re aux senti- 
ments malvdiUants et hostiles qu'excitait, au lien de les 
fl^chir, ta situati(»i de George de Prasly : c'^tait M. Du- 
rousseau. Chaque ann^, ses affaires ou ses travaux d'em- 
bellissemeat le ramenaient k sa TiUa. II prenait alorsles^ 
renseigneme»ts les plus minntieux sur oe jenne marquis 
qui ne vivait que pour sa m^re, qa'cKn ne rencontrait jamais 
ni dans un caf6, ni Amis un bal chunp^tre, et dont le p41& 
et noble visage se gravait vivon^t dans son souvenir, 
chaque fois qu'il le rencontrait sur son cbemin. D&}k, de 
concert avec mattre Ramignard, le notaire, bonbomme 
de la vieille roche et tr^s-d6vou6 aux Prasly, il avail 
r6u8si k teur rendre, sans que leur flert^ pAt s'en effarou- 
char ou m6me s*en apercevoir, quelques-ons de ces ser- 
vices qui, de voisin ridie k voisin panvre, sont toujours 
facites. Apr6s la mort de Gaston, lorsqu'il avait fallu, pour 
eleindre ses dettes, vendre le peu de teires rest^es dans la 
famiUe, M. Durousseau les avait adieltes, etpay^, vu la 



20 LA FIN DU PR0CE8. 

convenance, le double de leur valeur. Plus tard, quelqaes 
cr6anciers timides ou retardataires qui ^talent venus se 
plaindre k mattre Ramignard, furent intercept's au pas- 
sage, et sold's int^gralement , h I'insu de leur d'bitrice. 
L'ann'e pr'cSdente, M. Durousseau, veuf depuis longtemps, 
et p6re d'une fiUe unique qui venait de sortir de sa pension, 
Favait conduite k Prasly pour ses vacances ; et, bien que le 
ch&teau et la villa ne fussent pas en visite, bien que la mar- 
guise et son fils se fussent fait une loi de ne recevoir pei^ 
Sonne, George vit plusieurs fois Sylvie Durousseau, soit k 
r^glise, soit aux bords de F Ard'che, oft elle dirigeait souvent 
sa promenade. Elle le remarqua, et il la trouva belle. Pour- 
tant les choses en rest'rent 1^ pour cette ann6e, et M. Du- 
rousseau repartit sans rien laisser soupQonner de ses des- 
seins ; mais, au printemps, maitre Ramignard, qui restait 
en correspondance avec Fopulent industriel , fit demander 
une audience h George de Prasly, et d'ploya dans cette 
entrevue cette finesse que Fhabitude de traiter avec les 
paysans finit par enseigner aux notaires de campagne. II 
oommen^ par annoncer h George qu*un usurier r'volu- 
tionnaire, mort r'cemment dans des sentiments de com- 
ponction chr'tienne, avait charg6 son cur' de remettre 
h M. de Prasly une somme de mille 6gus dont il avait fait 
tort autrefois h sa famille ; puis, comme George lui deman- 
dait, avec son soUrire m'lancolique, Femploi qu'il pourrait 
faire de cet argent tomb' du ciel, maitre Ramignard, dont 
le d'vouement et F&ge expliquaient une certaine familia- 
rity, lui dit brusquement : 

— Monsieur le marquis, voulez-vous que je vous donne 
un conseil ? Avec cette modique somme, vous ne pourriei 
faire ni de bien grandes reparations h votre ch&teau, ni de 
bien grandes acquisitions h Fentour ; employez-la k un autre 



l'envers de la cohedib. 21 

usage : imitez ces joueurs qui risquent quelque chose pour 
gagner beaucoup : allez aux eaux d'Aix, et paraissez-y dans 
les conditions qui conviennent h votre naissance et k votre 
rang. Mademoiselle Durousseau y sera... 

— Que voulez-vous dire ? interrompit George, 6mu dSjJt 
sans trop savoir pourquoi. 

- Oh ! vous comprenez , n*est-ce pas, reprit le notaire, 
qu'un vieillard comme moi, honor6 de la confiance de 
H. Durousseau , et ^lev^ dans le respect dti h la noble fa- 
mine de Prasly, est incapable de vous donner un pareil 
conseil k la 16g6re ? Quand je vous annonce que vous y 
rencontrerez mademoiselle Sylvie Durousseau, c'est que 
j*ai les raisons les plus p6remptoires pour penser que votre 
bonheur , votre avenir, le r^tablissement de votre fortune , 
le repos des demiers jours de madame la marquise, peu- 
vent 6tre attaches k ce voyage... 

M. Ramignard refusa de s*expliquer davantage : il en 
avait dit assez pour jeter George de Prasly dans un trouble 
strange. Mademoiselle Durousseau ne lui avait pas d6plu ; 
mais il 6prouvait un invincible sentiment de repugnance, 
presque de terreur , k cette id6e de refaire sa fortune par 
un mariage, et de s*unir k une jeune personne qui aurait 
le droit de ne se croire 6pous6e que pour ses 6cus. Toutes 
les d^licatesses, toutes les susceptibilit^s de son coeur se 
r^voltaient k cette pensto , et le malheur m6me rendait 
ces susceptibilit6s plus vives, ces dflicatesses plus promptes 
k s'alarmer. Sa mfere, k laquelle il confia la singuli^re pro- 
position du notaire, refusa de Tinfluencer. Ce fut elle pour- 
tant qui, sans le vouloir ni le savoir, le dScida. Malgrd 
ificonomie la plus rigoureuse, les dSpenses de Prasly d6- 
passaient encore les revenus, et, chaque annSe , la mar- 
quise et son fils faisaient un pas de plus vers une n^cessitd 



22 LA FIN DU PROGfiS« 

/atale : oeUe de^endre le cMteau. Quelques semaiiies apr&s 
Fentretie^ de M. Ramignard avec Georga, un jour que oe- 
iui-ci sortait de F^ltse en donnaat le bras a sa m^re , le 
notaire s*approcha d'eux d'un air de profonde tristesse , et 
leur dit tout bas que ses efforts pour retarder un d^noClment 
inevitable 6taient impuissants , qu'ii fallait avaut tout son- 
ger k rhonneur de la famille, et que, s*il n'arrivait pas 
quelque heureux changement, le chateau serait mis esx 
vente avaot Taulomne. £h ^coutant cette declaration trop 
pr^vue, madame de Prasly garda le silence; mais George, 
dont les regards s*6taieQt ardemment fixds sur elle, comprit 
ce qui se passait daas son Sme, ^ sa resolution fut prise 
k rinstcffit n partit pour Aix , od M. Durousseau , qui pa- 
raissait Tattendre, £ayorisa visiblement ses assiduit^s au- 
pr^s de la belle Sylvie. Au bout de six semaines, encourage 
par le p^re qui semblait exercer sur sa ftlte une autorite 
souveraine, et n'ayant d'ailleurs aucune raison de penser 
que Sylvie lui oppos&t quelque impulsion personnelle, 
Oeorge de Prasly fit^ ctemande, et elle fut accueillie. 

Le lecteur pent maintenant oomprendre quelles impres- 
sions George rapportait aupris de sa mdre, et quel senti- 
ment dictait a la mm'quise cett& question inquiete : 

— Au moins, ce n'est pas un sacrifice? Elle faime, 
n'est-ce pas ? £t toi aussi, tu Faimes ? 

— Qui, ma m^re, repondit-il simplement. Je Faime , et 
je suis heureux. 

— Cher mfanti s*6cria-tHeUe alors avec une expansion 
dont elle avait depuis longtemps perdu Fhabitude, je puis 
done t'avouer que, s'il m*avait fallu voir ce ch&teau mis 
en vente, s*il m'avait fallu en sortiTi je serais morte 1 

— Eh 1 croyez-vous que je ne Favais pas devin6 ? mui 
mura George d'un air de reproche, en la serrant de nou< 



l'enters de la gomedie. 23 

Teau sur son coeur comme s'il eAt voulu ^chapper, dans 
cette dtreinte, k quelque id6e importune qui le poursui- 
vait encore. 



m 



Wariante 4 Moliire. 

Deux mois apris, dans un des beaux h<)tels de la rue 
Laffitte, on remarquait ce mouvement inaccoutum^, joyeux 
k la surface, souvent fort triste en r^alit^ , qui pr^c^de les 
grands manages. C^tait M. Durousseau qui mariait sa fille 
au marquis George de Prasly. Le ban et Tarri^re-ban de la 
haute finance parisienne avaient 6t6 convoqu^s pour cette 
prochaine solennit^. L*6cusson des Prasly, ressuscit^ et ra- 
jeuni, bnllait d'avanee sur les panneaux de I'^l^gante voi- 
ture destin^e au jeune couple. Tons les magasins c^l^bres 
^talent mis en requisition pour concourir aux merveilles 
de la corbeiUe. Seulement George , que sa vie de solitude 
et de pauvrete pr6parait mal k ces f^tes du monde et du 
luxe, s*6tait bumblemant d^sist^ du soin de diriger les 
foumisseurs et de choisir les bijoux ou les ^toffes, en fa- 
Teur du bel Edgard M^vil, neveu de M. Durousseau, membre 
influent du Joekey-Clubj heureux propri^taire de Titania 
et de GUnarvon, favoris des derniires courses de Chan 
tilly, et uniyersellement adopt6^ malgrd sa naissance bour- 
geois^, parmi les sportsmen le plus k la mode. Edgard 
s'^tait acquitt6 de son importante mission en homme ja- 



21 LA FIN OU PR0GE8. 

loux de justifier la confiance de son nouveau cousin, et 
surtout d'obtenir le suffrage de sa cousine ; et les amies de 
pension, admises par Sylvie h contempler en detail cette 
exhibition 6blouissante, paraph^ des noms illustres de 
Mariton et de Laure, de Delille et de Gagelin, de Janisset 
et de Rudolphi, s*arr6taient, h chaque pas, avec de petits 
cris de jubilation et d*extase od se mdlait un grain d'envie; 
ce qui, pour les robes comme pour les livres, pour les jeunes 
marines comme pour les auteurs applaudis , est de temps 
immemorial le signe d*un grand succ^s. 

On etait h la veille du mariage : M. Durousseau, enfermd 
dans son cabinet, attendait son futur gendre, qui devait 
revenir le matin m6me, de Prasly, oil il 6tait all6 chercher 
sa m^re. La marquise n'avait voulu quitter le chateau qu'au 
dernier moment. Quelle que Mt sa joie en songeant que son 
fils allait 6tre riche, et qu'elle pourrait mourir en paix sous 
ce toit qui avait abrit^ sa vie, elle se sentait plus ^trang^re 
encore que George h ce monde des heureux dont elle n*avait 
jamais ni parl6 la langue, ni entrevu les plaisirs. II lui 
semblait qu'elle y ferait tache , et aux instances de George 
pour h&ter son depart, elle avait r^pondu, avec une m^lan- 
colie invincible, qu'elle ne savait pas comment elle pourrait 
s'y prendre pour porter autre chose qu*une robe noire et 
une figure triste. 

On frappa famili^rement h la porte du cabinet de M. Du- 
rousseau. Citait M. M6vil, son beau-frfere et son ancien as- 
socie , millionnaire comme lui et p^re du brillant Edgard. 
II arrivait de la campagne qu'il habitait pendant une grande 
partie de Fannie, et il n'avait pas fallu moins que Tannonce 
du mariage de sa ni^ce pour Tarracher aux grandes chasses 
et h la vie de ch&teau qu'il avait orgaDisies chez lui avec 
une ampleur presque britannique* 



L^ENYERS DE LA GOMEDIB. 25 

n serra cordialement la main que lui tendait son beau- 
fr^re ; et pourtant il 6tait facile de d6m6ler sur son visage 
une teinte de mauvaise humeur, nuancte d*une I6g6ie 
pointe d'Spigramme. 

— Ah ga ! mon cher Durousseau, dit-il aprts les premiers 
compliments; excusez la m^prise d*un campagnard arri^r^; 
je croyais que nous 6tions en 4843, et non pas en 4660 ; je 
croyais que notre roi s*appelait Louis -Philippe I**", et non 
pas Louis XIV ; je croyais que nous n*avions plus d'autres 
Molifere que M. Scribe, et que vous vous nommiez Eustache 
Durousseau, president du tribunal de commerce et membre 
du conseil g6n6ral de la Loire, et non pas Jourdain ou 
Georges Dandinl... 

— Bon Dieu I mon cher M6vil 1 r6pliqua Durousseau 
ayec calme: puis-je savoir ce qui me vaut ce deluge de 
noms propres et de citations? 

— Uniquement la fantaisie qui vous a pris de marier 
votre fllle h un marquis... Quoi 1 vous aussi?... Tu quoque! 
Si Ton m'avait demand^ quel 6tait, dans tout le commerce 
parisien ou st^phanais, I'homme le plus inaccessible k ces 
petites vanit^s, le plus sup6rieur k ces petits anachronismes, 
le plus incapable de continuer la dynastie 6teinte des bour- 
geois-gentilshommes, j*aurais r^pondu sans h^siter: Du- 
rousseau I H6Ias ! je reconnais aujourd'hui qu'il ne faut 
jurer de rien ni ripondre de personne... 

— Et qui vous dit que vous vous seriez tromp6 ? de- 
manda son beau-fr^re en souriant. 

— Quoi 1 vous voudrez me persuader que ce n'est pas 
pour le plaisir d'avoir une fille marquise, de dire M. le 
marquis mon gendre, de voir dans votre cour une voiture 
armori6e, et d'etre le grand-p6re direct de petits marquis , 
que vous donnez Sylvie JiceM.de Prasly? 



"96 hk Fiif DO prog6s. 

— Pas le moins du moiKle. 

— Mais alors poufquoi ce inariage t ^tes-vons ambi- 
tieux, par hasard, et espirez-vous que tes ancfttres de votre 
gendre vous feront cortege au Palais-Bourbon ou auLiixeai'- 
bourg, pour vous en ouvrir les porles ? 

— Mon Cher, si j'6tais ambitieux , je ne vois pas ce que 
je gagnerais a aUer prendre dans un vieux manoir d^labi^, 
au fond d*une province toinfaine^ un jeune boumie de haule 
naissanoe, il est vrai, mais qui n'a ni parents k la cour, ni 
influeiice dans son pays, et doot Tarbne h^raldique a 6t6 , 
depuis un demi-si^cle, min6 par ces deux pkntes corro- 
^ves, I'oubli et la pauvret^... Trenle ans de travaux in- 
dustriels bravement entrepris, et loyalement soutenus, 
quad*e millions acquis sans qu'il en ait coiHC^ un seul mur- 
mure k ma conscience , des fonctions administratives ao- 
cept^es avec d6vouement et remplies avec bonneur ; une 
aptitude r6elle pour les affaires^ 6prouv6e par bien des 
luttes et constaiife par bien des triumphes ; dou2e mitie 
francs d'impdC foncier, presque toujoors pay^ d'avance ; 
enfin , la certitude de faire nommer qui je veux dans mom 
arrondissement et de me faire nommer moi-m6me, si Ten- 
vie m'en prenait; il me semble qu'avec ces appuis-la, et en 
Tan de royaut^ bourgeoise 4843^ je n'aurais besoin de per- 
Sonne pour arriver aux plus hauies positions polittques. 
J'y vois, en ce moment, des bourgeois comme moi qui n*y 
font pas trop mauvaise figure, et qui n'ont pas le moindre 
marquis pour gendre!... 

— Soft : mais •enfin in'ei^liqiiereK-voas cette toigme ? 
JLe choix que vous veoez de faire a44l un sens? ou n'est-il 
qu'une fantaisie d'homme riche? 

— M6vill dit gravement M. Durousseau , je n ai ni am- 
bition ni vanity ; j*ai mieux que cela : j'ai de r<M*gveil. 



l'ENTERS DE la COMEDIfi. V 

— Owe Toitlez-vous dire ? 

Au lieu de r^pondre, le millionnaire alia droit k sa bi- 
blioth^que ; il y prit un Yolome magniflquement reM, et le 
montrant h son interlocuteur de plus en plus ^tonn^ : 

— YoiHi mofi maltre I poursuivil-il ; le lexte iiM^puisable 
de mes mMitatioos du smr, apr^ mes kborieuses jour- 
n6es... Moli^rel — Les soius de mo& eommeree et ^ ma 
fortune ne m'ont pas teBement absorb* €fu*il ne me res- 
ist, de temps a autre, un. quart #beiire pour lire et pour 
r6fl6chir. . . A mesure que je me sentais dcrenir ridie et que 
je me rendais comple de Kmpoftance socialequem*assurait 
ma ricbesse, je regardais autour de mioi ; f essayais de ju- 
ger mon ^poque et de la comparer an pass^ ; puis, content 
de mon parall^le, je m'enfongais dans la lecture de moo 
auteur fairori, et je plagais devant mes yeux ces deox types^ 
Itm si ridicule, Fautrc si malbeureux: M. Jourdain et 
Georges Dandin I 

— Pour mieux les copier un jour? murmura M6vil avec 
un reste dlronie. 

— Non f mon ajui, poor les venger, rcprit M. Durous- 
seau de ce to«r sMeux et froid qui d^rme le sarcasme. 
Un bourgeois qui devient grand seigneur, homme d'Etat, 
ministre, pair de France, ambassadeur, gte^ral, la belle 
affaire ! Cela s*est toujours vu, non-seulement dans notre 
gouvemement constitutionnel greff^ sur deux ou trois r6- 
Tolutions, mais de tout temps et sous tous les r^gnes ; car^ 
sous ce rapport, nous calomnions Tanden regime I — Cc 
qui me semWait plus original, plus grand, plus digne d*un 
homme profond^ment p6n6tr6 de Tesprit et des progrfts de 
son si^le, c*6tait de prendre une revanche. 

— Une revanche? 

— Oui : je me disais ceci : Le grand comique a livrS h 



38 LH Ftif &U PBOCftS. 

la riste de ses coDtemporains le bourgeois qui tranctie du 
grand seigneur, le boui^eois qui s'atlle k une famille do 
liol)ereaux ; il a HbM sans piti^ les ridicules de i'un et les 
mis^res de I'autre. Eh bien I si je pro&tais du changement 
des moeurs et des 6poques pour intervertir les rOles T Je suis 
¥euf, j'ai une fllle unique qui aura deux cent mille livres 
derente... Si jela mariais k un gentilhomme pauvre que 
je doiuinerais, k qui je ferais sentir incessamment ma su- 
periority et ma puissance? J'atme le commandeinent, je 
i'avouei sijepouvfus satisfaire cette passion surunhomme 
ayant eu des ancfitres aux Croisades, et me devant k moi, 
roturier, son bien-Stre, son luxe, son credit, tout jusqu'au 
vieux ch&teau de ses p^res que j'arracberais pour lui aux 
griffes de la bande noire? Si, b. chaque vellSit^ de r^volte, 
je pouvais lui rappeler qu'il n'est qu'un z^ro dont je suis 
le chiffre, que (^est moi qui I'ai tir€ du oSant oi!i notre si^le 
inflexible laisse tomber ceux qui n'ont rien, que ses che- 
vaux, ses voitures, son tiAtel, son mobilier, son argenterie, 
sa table, la toilette de sa femme et la sienne, sont autant 
de liens qui le font mon oblige, mon vassal et mon es- 
clave?... Voil^cequejemedisais, MSvil; maintenantme 
comprenez-vousT 

— Hais, & ce jeu, vous jouiez tout simplement le bon- 
heur de SyMel... 

' — Oui, si i'avais choisi pour moo gendre un successeur 
attarde des Acaste et des Moncade, un jeune gentilbomme 
comme il y en a encore, comme 11 y ea aura toujours, ayant 
follement dissip^ son patrimoine, ayant tailU dans ses 
parcliemins cent leltres de change, et cberchant une dot 
roturifere pour recoudre ceux-ci et payer celles-lii I II aurait 
pris mes millions et ma 011e, se sermt moqu5 d'elle et de 
moi avec ses compagnons de folies, et, le jour oti j'eusse 



l'eNTERS DE la COHEDIB. 29 

tentt de serrer son collier d*or, il m'eAt ri au nez, serait 
moDt6 sur ses grands chevaux, m*e<it 6num6r6, comme 
Ruy Gomez de Silva, ses aieux plus ou moins tu6s sur les 
champs de bataille, et se f At veng6 de mon essai de de&- 
potisme en rendant Sylvie malheureuse... Un gendre pa- 
reil, je le trouverais sans aller bien loin ; je n*aurais qu'^ 
choisir parmi les 616gants amis de mon beau neveu, de 
votre ills Edgard... Dites-moi, M6Yil, vous 6tes-vous quel- 
quefois demand^ pourquoi je n'avais pas Tair de songer h 
Edgard pour maflUe?... 

' — Puisque vous m*en parlez, ditM. MSvil dont le front 
se rembrunit, je dois vous avouer que ce mariage eftt 6t6 
mon voeu le plus clier... toutes les convenances s'y trou- 
vaient, et... 

— D*accord : Edgard est un charmant gargon, qui joue- 
rait a merveille les M0I6 et les Fleury ; sa mise est irr^pro- 
chable, il fait courir, on parle de ses succ^s, il tient un des 
sceptres de Tflegance moderne... En un mot, il est impos- 
sible de recueillir avec plus de gr&ce ce que nous avons 
sem6... Mais prenez garde, mon cherl cette oisivet6 bril- 
lante, pay6e d*avance par les travaux patemels, ce luxe 
^blouissant, nourri de vos Economies de trente ann^es, cette 
vie frivole et mondaine, d^pensant dans les salons ce que 
nous avons amass6 dans les comptoirs, ce droit de ne rien 
faire h^ritantdu mSrite d*avoir beaucoup fait; toutcela, 
n'est-ce pas, sous une autre forme, ce que nous reprochions 
aux grands seigneurs d*autrefois? n*est-ce pas le m^me 
travers, le m6me vice, le m6me type, mis au point de vue 
de notre sifecle? Le veritable Acaste, le vrai Moncade de notre 
6poque, c'est votre Edgard ; ce n'est pas mon gendre... 

— Mais c'est done un saint que ce gendre? s*6cria M. M6- 
vil avec une certaine impatience, un chevalier Bayard sans 



30 LA rt!f hv PtLi^eks, 

pcfor et sans Tcppache? Vous Favea done fait feire exprts 
(»i p^tri d*avaBce & votre guise, pour £tre plus s(ir de sa 
perfection et de sa docilil^ ? 

— Vous allez te voir, car le roi ih q«! arrive arec sa mSre, 
dit M. Durousseau, entciida&t le bruit d^ane voilure et les 
grdots des chevaux de po^te qui entraient dans la cour. 

II seh^ta de conduire son beau-fr^reau salon, oCi sa filU 
se trouvait d^jii avec Edgard, qui, en sa quality de cousin, 
d*homme h la mode et d'ordottnafeur de la corbeille, avait 
son franc parler auprSs de Sylvie, et m profitait pour lui 
rl^biter, d'un ton demi-s^riettx, demi-plaisant, une ^l^gie 
tashionable et sentiroentale. Un moment apr^s, George 
entrait dans le salon avec la marquise de Prasly. 

On etlt dit des demeurants d*un autre dge; et, si un ob- 
servateur d^sint^ress^ etkt voulu r^sumeren quelques phy- 
sionon>ies significatives et sous quelques formes mat^ielles 
rhistoire de nos swxante demi^res ann6es, il n'etit rien 
trouv6 de mieox peut-6tre que ce Jeune bomme et cette 
vieille femme d^ays6s dans eel b<)tel splendide, en face 
de ces dorures, de ces fleurs, de toutes ees creations du 
goiit, de r^lSgance et de Fart second^ par Fargent, tandis 
que ceux qui teur en faisaient les honneurs paraissaient a 
False au milieu de ces magnificences comme dans leur 
atmosphere naturelle. Madame de Prasly avait, pour la ctr- 
constance, renoned h ses v^tements d& deuil; mais die 
n'avait pu se d^pouiller aussi ais^ment de la p&teur et des 
rides de son visage, de cet air mome et 6tonn6 qtf appor- 
tent dans le monde ceux qui ont longtemps v6cu en t^ie-h- 
t6te av&3 Fkotement et la douleur. On a ^rit que Fhomme 
^tait plu^ kJt poor Fafflictio«i que pour la joie ; oe qui le 
{NTOuverait, c'est que les heureux, au premier coup qui les 
frappe, savent prendre aussit^ la livrfe du malb^r, el que 



l'eihters de la comedie. 3t 

les afllig^s a qui sourit enfm la fortune, ont besoin d'un 
apprentissage pour se famiUariseravec ce sourire. Le coeur 
de George ^ait trop bieo riv6 h celui de sa m^re, il s'^tait 
trop accoutumfi a souffrir de ses soufifrances et it vivre de 
sa vie pour pouvoir tebapper tout k fait h cette m^me in- 
fluence. II avait pourtant essays de roeftre k profit ces quel- 
ques moia pour faire son 6dfiicalion de nouveau nchcy 
pour arooindrir les disparates qu'il remarquait entre sa 
noble indigence et Fopulente famille oil il allait entrer. II y 
avait a peu pr&s rdussi, grice k sa distinction native et au 
talent de son tailleur ; et pourtant qu*il y avait loin de cette 
distinction timideet grave k ta soprdroe 616gance d*Edgard ! 
A coup stir, quiconque eOt vu k cdl* Tun de Fautre ces 
deux jeunes gens et eiat raisonn* d'aprfe Fancienne tradi- 
tion, aurait pens6 qm le privildgid de la naissance, Yen- 
fant g^t6 de la fortune, Fli^ritier des supSric«*it6s sociales^ 
et, pour tout dire, le marqms, c'^tait Edgard et non pas 
George. 

les premieres heures furent nn peu froifes, n>algr6 les 
effwts d'amabilit6 auxqnels se livrait M. Durousseau. La 
belle Sylvie ^prouvait «apr^s de la marquise Hue sensation 
bizarre ott se m^laieot la craiRte, le respect et la piti6. 
M. Mivil 6lait r6vmir ; George gardait vis-^-^s de sa fiancee 
une sorte de reserve, et semblait im peu trop atlendre le 
signal de sa m^ pour ^re tout k fait empress^. Le bril- 
lant Edgard d^ptoyait des d^nioiistratioiis amicales trop 
excessives po«r Mre tout h, fait sino^res, et la fainillaritd 
cavalifere qu'il affectait vis-k-vis de sa couane, fit, deux 
on trois fois, passer un rapide nuage sur le front de M. de 
Prasly. 

La signature du oontrat et la e^r^monie du manage s'ac- 
eompKrent au milieu d'un oo»cours qui mil m taxm loos 



Z2 LA FIN DU FROCES. 

les alentours de Notre-Dame-de-Lorette, et que formaient 
d*une part I'aristocratie financi^re invitee par M. Durous- 
seau, de Vautre, quelques families du faubourg Saint- 
Germain qui s'^taient d^couvert des liens de parents avec 
le marquis de Prasly. M. Durousseau avait trop d'esprit, 
trop d'orgueil peut-^tre, pour faire italage et pour cher- 
cherk^craserpersonne de son luxe. Les^voitures ^cusson- 
n6es de la rue de Varennes ou de la rue de Lille firent 
done ii^re mine aupri&s des autres, et, dans cette rencontre 
od les deux mondes se trouvaient face & face, le pass6 ne 
fut ni 6clips6 ni humili^ par le present. 

Le contrat offrit cette particularity remarquable qu'au- 
cun avantage n'y fut fait en faveur du mariS. George avait 
exig6 cette clause negative, sous peine de rupture. S^ule- 
ment, aprfes une longue resistance de la part de la mar- 
quise et de son fils, il avait 6t6 stipule que cent mille francs 
seraient imm6diatement pr^lev^s sur la dot de mademoi- 
selle Durousseau pour faire au ch&teau de Prasly les repa- 
rations urgentes et les embellissements n^cessaires. Un 
autre sujet de discussion avait failli troubler cette lecture. 
M. Durousseau sp^cifiait, dans un article du contrat, que 
sa Me et son gendre logeraient chez lui, h Paris et k la 
campagne, et ne seraient jamais qu'en visite au chateau, 
dont la marquise douairi^re de Prasly restait propri^taire 
et maitresse. £n entendant lire cet article, George s*^tait 
lev6 brusquement comme pour protester ; mais il avait re- 
garde sa m^re, et, h travers une expression de tristesse qui 
touchait presque au d^sespoir, il avait lu sur son visage 
cette r&olution supreme qui accepte une douloureuse ne- 
cessity. II s*etait rassis sans mot dire, et il avait signe. 

Au sortir de reglise, les marife, pour se conformer k Fu- 
sage de ce que les bulletins de modes appellent le monde 



L'eNVERS DE la COMEDia. 83 

£16gant, partirent pour la campagne, accompagn6s dc la 
marquise, qui avait h&te de se retrouver h Prasly. H. Du- 
rousseau, retenu par ses affaires, devaltles rejoindre quel- 
ques jours plus tard. Les pens^es qui agitaient chaque 
personnage, auraient pu se traduire en quelques mots : 

— C*est dommage I Sylvie est bien belle I disait Edgard 
en caressant sa moustache. 

— Seront-ils heureux? miirmurait tristement M. M6vil. 

— Ahl George I George I qui salt si je ne t'ai pas sa- 
crifi6? pensait la marquise de Prasly, en s*efforQant de 
retenir ses larmes. 

— Suis-je sAre qu'il ne m'a pas £pous£e pour fttre riche? 
se disait Sylvie. 

— Suis-je certain qu'elle ne m'a pas 6pous6 pour 6tre 
marquise? se disait (jeorge. 

Quant k M. Durousseau, la suite de cette bistoire ap- 
prendra peut-dtre le monologue que lui dictait son orgueil. 



IV 
Clitandre et Aag^llqne. 

EDGARD m£vIL A LA MARQUISE GEORGE DE PRASLY. 

Parte, Janvier 1844. 

€ Ma chfere Sylvie, je m*empare, pour vous f crire, du 
privilege immemorial des cousins, et j*ajoute, avec M. de 
Voltaire, que s*il n*existait pas, je Faurais invents ; car je 



34 A! Fllf »V YKOC&S. 

Ae connais pas de plus honn^te fa^n de me consoler de 
voire ahseoee. La beUe Hie que yous avez eue Ik, de pas* 
ser votre luue de miel en rase campague, ea Ba&- VWarais, 
entre deux raines aussi r^uissantes Tuae que I'autre : uu 
ch&teau et uue Mle-mire I Passe encore si nous 6tions en 
juiUet on at septembrel mais an metis de Janvier t Yous 
voulez done faire connaissance avee tons tes arri^re-neveux 
de la b^te dn G6raudan, el frieass^ dans de la neige les 
cbastes flammes de voire hymen^? En v^ril^, mon noble 
cousin n'esi pas raisoniiable. II est bon de remonter aux 
Carlovingiens , d'6carteler d'azur ou d*or sur champ de 
gueules, el de compter des vidaines parmi ses anc^res : 
mais il ne feut pas en abuser, et, d^cid^menl, il en abuse. 
Yous felenir h deux cents lieues de Paris, vous qui seriez 
ici la reine de nos bals et de nos f^les I Me priver, pour ma 
pari, d'une centaine de valses el de polkas que j'aurais 
dans^ av«e vous t IlesI vrai que vous avez sans doule des 
compensations. Yous qui 6prouviez de si jolis petits fris- 
sons en lisant les romans d'Anne Radclifife, je suis siir que 
vous avez dficouvert a Prasly assez de cbausses-trappes, de 
souterrains et de caveaux perdus pour faire bonte aux 
Burgraves et defrayer dix volumes d*histoires de reve- 
nants. Yous pouvez aussi organiser une grande chasse k 
courre centre les hibous, chouettes, araign^es et cbauves- 
souris qui peuplent les sombres galeries du manoir. Appre- 
nez-vous par coeur la Wgende de la tour du Nord? Avez- 
vous au moirn un page, ua varlet, un nain, qui monte sur 
la plate-forme, sonne du cor et l^ve la herse, cbaque fois 
qu*un cavalier v6tu de noir ou une damoiselle chevauchani 
anir son palefroi, vienlfrapper h b. poteme? Prfeidez-vous 
un tOf'/QOi dans le genre de oelui d'Eklinglon, oti, h la 
suite de merreilleux coups de lanca^ vous aerea procfaim^e 



l'envers »b la cdhedib. S5 

reine de !»aul6 par tous les paladins de rarrondisfiwiealt 
H^las ! ce mot d*aUure toute laodeme me rappeUe que 
nous sommesdam un sibde inen prosaique. le craingqu'ea 
fait de conleur locale et de plaisirs mo^fen Age» vous 0e 
soyez r^dulte k une partie de boston avec le notaire, te 
maitre d'^oole et le curS. Diles-moi, iMes-¥0us d^k d'une 
oeitaine force sur rind^ndanoe aasis Soart H la grande 
mis^ en coeur? Prgfirez-^ovs le peversi, et votre digae 
belle-m^re vons »-t-€Ue initiiie anx finesses du ipainola ? Le 
loio et le piquet peu?ent aussi *dtre d'une bonne ressouroe 
pour ies tongues soirtes d'hiyer. Vous ne n^gligez, n'es^ce 
pas, aucune de ces recreations ing^nieuses uivent6es tout 
expr^s pour les imaginations ardeotes et les oenreaux exal- 
tes? Je crois vous voird'ici, cfa^re cousine, sous le vaste 
manteau de votfe cheminee gothique oCi brftlent h Taise 
sept ou huit troncs d'arbres, entre votrs man qui parle pen 
et votre beUeH[nere qui ne parle pas. Le ventdu nord, ce 
ceiebre mistral cher aux troubadours et aux fluxions de 
poitrine, mugit ou siffle dans vos corridors. Le bruit r^gi^ 
iier de ia pendule aUi^ne avec cette agr^able musique. Une 
lampe k huile, discr^ment revdtue d'un abal-jouf en taf*- 
fetas vert, i^pand sur les objets une darte douteuse et m6- 
lancolique. Sur le tapis de la table fifetalent, dans un pitto- 
resque d6$ordre, (rois num^ros de ia Quotidiennie, des 
aiguilles ii tricoter, on corbiilon de ficbes et les lunettes de 
la douairifare. Toutes les cinq minutes, oe silence solennel 
est interrompu par un cri d'^motion ou d'aogoisse en pre- 
sence d'une misere manquee ou d'un quinola gorge ; api^s 
quoi, tout le anonde vft se comcher k meuf beures, en paix 
avecsaconscieQce, etsans autre soud que deieoommencer 
le iendemain }es amusemaits de la veille. 
Y Pent-^trei chere cousine, me demanderez-i»ous ce que 



36 LA FIN DU PROCftS. 

Paris aurait en ce moment h vous offrir en ^change de ces 
joies aristocratiques? H61as I bien peu de chose. Le Th^&tre- 
Italien marche passablement ; nous n'avons plus Rubini, 
mais Mario et Ronconi font merveilles, et, avec Lablache et 
Julia Grisi, le quatuor reste fort supportable. A rOp6ra, 
Don Sebastien a paru un peu trop fun^bre; pourtant Du- 
prez 7 chante une romance tout k fait digne de ses beaux 
jours. Le Jockey-Club m'avait charg6 d*une n6gociation 
difficile : il s'agissalt de conserver notre loge qui nous 6tait 
vivement dispute par le comte Brescoff et par lord Edwin. 
J'ai r^ussi, et Ton pent m'y contempler, de deux soirs Tun, 
entre Jacques de M6reuil et Maxime de Narin ; deux fils de 
families ducales, ne vous en d^plaise! Nos courses d'au- 
tomne ont iX6 superbes : il n'a plu que trois fois sur quatre, 
et Glenarvon s'est convert de gloire. Nous avions arrange 
une poule h cent louis d'entrie, le marquis d'Astrom, le 
comte d'Ozun et moi. n y avait des pans ^normes. C'est 
Reveil'dU'Lion qui Stait favori : c*est moi qui ai gagnS. 
Quant aux bals et aux concerts, c'est une rage, une furie ; 
on d trait que la polka a mis du vif-argent dans toutes les 
jambes ; on dansait mercredi h TAmbassade d'Autriche ; on 
a dans£ bier h FAmbassade d'Angleterre : on danse ce soir 
chez la duchesse de Birague, demain chez lady Rowlay. 
Je suis invito partout, cela va sans dire. Nous avons ici 
une Polonaise d'une beauts fulgurante, la comtesse Sgrif- 
tuwska ; elle nous a apportS dans un pli de sa robe une ma- 
zurka qui menace toutes les polkas d'une s6rieuse d6- 
ch^ance ; elle pretend que je suis le seul Frangais qui sa- 
che la danser. Que n'6tes-vous h Paris, ch^re cousine 1 je 
vous faurais bien vite apprise, et vous ne tarderiez pas a 
Mipser la Pologne. En attendant, savez-vous qui dispute k 
ia belle itrang^re le sceptre de la mode? Cette petite Fanny 



l'emters de la gohedie. 37 

Du Br6ard, qui s'est marite quelques jours aprfe vous, et 
qui 6tait une de vos amies de pension : son oncle de Nor- 
mandie est parti pour un monde meilleur en lui laissanl 
un million ; au moyen de quoi elle en a 6pous6 un autre, 
et ces deux millions-Ik out aujourd'hui les plus jolis che- 
vaux et le plus bel hdtel de Paris. Nlmportel je soutiens 
que, si vous sortiez enfin de votre retraite, et si vous parais- 
siez, un de ces soirs, dans une avant-sc^ne des Bouffes ou 
dans un salon de votre faubourg, le monde subjugu6 re- 
connattrait sa souveraine, et que toutes les usurpatrices 
rentreraient dans le n6ant. Voyons, ch6re Sylvie, ne voulez- 
vous pas essayer ? S6rieusement, 6tait-ce la peine de deve- 
nir marquise pour vous ensevelir au fond d'une province, 
dans un lieu agreste od il n'y a pas m^me, j'en suis sAr, 
de berger d'op^ra-comique? II existe, tout prfes de la table 
ou je vous 6cris, un garQon de votre connaissance, qui n'esl 
pas marquis, que Ton accuse d'etre un pen ISger, un peu 
^tourdi, un peu d^pensier, mais qui, si vous 6tiez sa 
femme, voudrait vous faire une vie toute difif^rente : 11 
voudrait vous avoir Ik, h, ses c6t6s, dans ces salons dont 
vous seriez la parure et la joie. II partagerait vos plaisirs, 
il jouirait de vos succfts; vous retrouveriez dans chacun de 
ses regards un reflet de Tadmiration universelle, et ces 
hommages dont vous seriez entourto, il les traduirait en 
un seul mot : amour I — On ne Ta pas voulu ; votre pfere 
en a ordonn^ autrement, et Tob^issance ne vous a ^t6 que 
trop facile. Je me soumets, sinon sans tristesse, aa moins 
sans murmure ; mais faudra-t-il renoncer aussi h, vous voir? 
Ne reviendrez-vous pas auprte de nous? N*occuperez-vous 
jamais le d^licieux appartement que nous vous avons fail 
arranger? Votre pfere y a mis tons ses soins, et n'a pas d6- 
daign^ quelques-uns de mes conseils. Maintenant 11 pari 

2 



38 LA FIN »u ^Racis. 

peur aHfen^otis refoindre ctpeot-^re romTaffiener. Puisse-I- 
iJ, si telle est ^on intealk^, se moiritrer a;tissi despote et 
vons troirfer aiwsi oMis^nte que pour veire manage ! 
H6las ! je craii», cette fofe, que ce ne salt fotrt le contraire. 
Vous fKMis avez ewMifesf; tww *tes heereuse; vcrtre eoeui 
appaf ticiil I6«t ffilier a M. Ic marquis de Prasly, et il n*y 
reste plus fe flToindre place pour vcfs anciennes affccftoBs. 
PardoTmc2-moi done, chfere cousine, de sottes plaisanteries 
qui nepeuvent atteifid're niTorgneil de yotre bonheor ni te 
bonheur de votre orgueil. Votre insftmct de femme, et de 
femme d'esprit, aura reoonnu sans peine rinutilit^ de mes 
efforts pour etre gai, et j'ai r i dte trop mauvaise gr^ce pour 
que vous m'en vouHez beaucoup (Fatair essays. Dans tous 
tes cas, soycz cl^rraente. Autrefois, c'est votre amiti6<jui eUt 
sign6 mon pardon : que ce soft aujourdlrui votre indiffe- 
rence. EBeARD MIBVIL. > 

Cette leftre, oti la famMmrit^f sentimentale diu cousin s'en- 
trem^lait assez gauchem«nt avec le persiflage ei^gaitt du 
dandy, trotiva la jetrae mttrquise de Ptasly dans des dispo- 
sitions qu'il n'est pas inutile dindiquer. 

Sylvie 6tait encore une enfant quand die avail perdu sa 
mfere. M. Durousseau ne pouvant dirrger cP assez pr^s son 
education, absorb^ qu'il 6tait par ses grandes affawes com- 
mefciales, avait commence par lui donner une institutrice, 
et fini par fei mettre dans un des plus cfl&bres pensionnats 
de Paris. On a remarqu^ souvent que, dans les aflSnit^s 
m-yst^rieuses d^une gta'6ration a I'autre, les filles Hennent 
plus de teur p^re et que les fffs gardent davantage de VM- 
ritage maternel. CTcst ice qui 6tait arriv6 pour Sylvie; por- 
trait vivant de M. Durousseau, elle continuait, en le temp6- 
raut d'une grftce feminine et d'une douceur juvenile, ce 



earaici^e <pie Theureux miitmMKiire amit d^ploy^ daiis )es 
tattes de sa vie Meiir^et ^H semblail ctiBpQ6i§ h apportor 
da»& les dScisioRs de 8a riepriT^te. A pmm mAtSe digiBs 
Tadoleseence, 00 etttpa^gnaler on (tii moms pressesHir en 
elte oelUe v(»ton)l;(& liorte, eet amour di» oumKBiand^memt, eet 
oi^eil instinctif, cpA, ebies M. Btrrottssean, n'ayaieBl faii 
que s'accrotitre k chaiqiie nouvean sisec^ et qin^ ches 93 
fille, n'atteQdait peut-^ire, pour sed6tell(9|>fier, gue sod pre- 
mier contact avec te moside et les premiers iioifimaf es 
adress^s k sa beaaM ou k sa fortune. Le milieu ot elle 
grandit et oA s^^paiUMUt sen intelligence, ne fut que trap 
favorable a <^ peocliant. Les pensions, on le salt, les pen- 
Sims de jeiuies fiUes surtout^ sont, en raccottvei, la pr<&face 
et rapprentissage des diff^rentes destine. La mhesse et 
la pauvreD6 5 assignent d'avance leurs etessiieations in- 
Qexibtes, et te lot rAserTi& h chaque pensionnahre dans la 
grande loterie humaim t^f tvadait d^jk en humiliations on 
en iouissances pri^entives, avec cctte frandiise vm peu 
rude et m^me wn peu enieHe cfue mettent d'ordinaire les^ 
enfiants dans kmrs iniitiatioiis r^iproques aux fayears (m 
aux disgvteesde la forimeDii Ae la natvire. Sjlvie Durous- 
seau sut done biea v]i& qu'elbe serait riche et (pi*elle ^it 
telle. Des tnois ptei^ bnUaaits fleunsiKs que pent porter une 
jenne fiUe dans sa mmf^tme de fianc^— beauts, ricbesse, 
naissance» — elie sot^u'elle en poBsMadt deisx, el, si le 
troist^niedevait lui manNpier^dieen out fort peu de sonci ; 
car pi^soime ne lui en parlait, et )e colte passiQf&n^ <|U''elle 
avait pour son p^e te lui reprdsenMt ccmnme le type com- 
plet et 4Mfinitif de fovtes les dis^ndions sociates^ en m^me 
temps <pie Tabr^gi lie toiites le& pcaiectiocis naturelles. 
M. Dunmsseau, dTaiHrarS) n*olfraat ni Aans sa personne, ni 
daios ses idfes, ni dans ses godts, aucane te ces vulgarit6& 



40 LA FIN DU PR0GE8. 

mesquines qu*une tradition surann^e attribue aux physio- 
nomies bourgeoises, et qui, pour une jeune flUe intelli- 
gente et distingu^e, eussent donn6 mati^re k reflexions or 
k comparaisons. Jamais on ne ressembla moins h ce qui 
les artistes appellent indiflf6remment epicier ou Philistin 
Lorsqu'il descendait de voiture dans la cour du pensionnal 
et se dirigeait vers le parloir od Sylvie allait le rejoindre, 
on etii dit vraiment un grand seigneur d'autrefois, r6sign6 
h se v6tir en bourgeois par 6gard pour un si6cle d'6galit6. 
n portait haut la t^te, marchait en homme habitu6 h se 
faire ob6ir, et ses allures altiferes allaient bien a son large 
front, k sa taille 61ev6e, h son ceil d'aigle, h son profll 
sculptural. Bien diflf6rent de quelques-uns de ses con- 
freres, aussi inhabiles k d^penser leur fortune qu'ils ont 
ete habiles k I'amasser, M. Durousseau avait de la magnifi- 
cence sans faux etalage, de la bienfaisance sans fausse sen- 
siblerie, du luxe avec tact et discemement. S'il achetait un 
tableau, c*6tait k un peintre de g6nie et non pas k un en- 
trepreneur patents des commandos ofBcielles. S'il avait 
chez lui de la musique, c'6tait de la meilleure, et s'il la 
payait en financier, il Tapplaudissait en dilettante. Tout, 
dans son ameublement comme dans Fordonnance de sa 
maison, portait le cachet d'un golit sup6rieur, et les d61i- 
catesses f6minines de Sylvie n'avaient jamais rien k contrd- 
ler ni k souffrir en regardant ou en 6coutant son pSre. 

II en rSsulta naturellement que M. Durousseau devint 
pour elle une autorite souveraine et infaillible, que sa ten- 
dresse filiale se changea en une sorte d'adoration, et que, 
fi^re ou impSrieuse k regard de tout autre, elle voua k son 
p6re une ob6issance aveugle et sans homes. Lorsqu'ellc 
eut atteint ses dix-huit ans, il la retira de sa pension pour 
faire chez lui son noviciat de maitresse de maison, et prSlu- 



l'envers de la gomedie. 41 

der k la grande affaire du mariage. Sylvie se trouva, dds 
Tabord, en presence de son beau cousin Edgard, et ne fut 
pas tout k fait insensible k cette reunion d'agr^ments natu- 
rels et d'^tegances acquises, qui faisait de lui un cavalier 
accompli. Mais M. Durousseau, d^s qu'il s'aperQut de ce 
penchant encore vague, y opposa son veto^ etil n'en fallut 
pas davantage pour qu'elle renouQit k Tidte de devenir 
madame M^vil. D'ailleurs, FMucation modeme, dans les 
pensions k la mode ou dans le monde, a, sur certains cha- 
pitres, de singuli^res clairvoyances, et il est peu de jeunes 
fiUes assez naives pour ignorer compl6tement de quelle fa- 
Qon les brillants danseurs qui leur font Taumdne d'un qua- 
drille ou d*un tour de valse, passent le reste de leur temps. 
Sylvie apprit bientdt, k ne pouvoir en douter, qu'Edgard 
protegeait une des plus jolies danseuses de rOp6ra, qu*il 
6tait au premier rang des attentifs de la belle duchesse de 
Birague, et que le Jockey-Club, qui Tacceptait comme un 
de ses oracles, n'6tait peut-6tre pas la meilleure 6cole pr6- 
paratoire oii une jeune fiUe raisonnable ptlt recruter un bon 
mari. EUe en resta done, vis-k-vis de son cousin, k cette es- 
pfece d'attrait m^l6 d'appr^hension et de m^fiance, qu*on 
pourrait appeler neutralit6 arm6e sur le pied de guerre ; 
^tat assez commun, dans le monde, entre personnes qui con- 
naissent mutuellement leur force, et qui semblent parfois 
prates k se hair, de peur d'etre trop port^es k s'aimer. Cette 
situation changea de face, lorsque Sylvie eut vu George de 
Prasly, et que M. Durousseau lui eut fait pressentir ses pro- 
jets. EUe avait dans I'&me, comme son p^re,^ce sentiment 
dt> grandeur qui accompagne souvent Torgueil , et lui 
sert, vis-i-vis de lui-mSme, de passeport et d*excuse. Sans 
se rendre bien compte de la sup6riorit6 morale que George, 
aux yeux de quelques-uns, pouvait tirer de I'illustration et 



LA riN DD FIU>ClS0. 

4te raficiei!iiiel6 4to sa naissaflMe, die comprii cette 
rit6 au poiat 4e ?ue arlifttk|tte ijtet^t qu!Mraidftq[iift. George 
lui pliB cMMBUDie AM keHe jrutne oa £Mune one pa^e de 
Walt)^ SfiOftt Sob pte& tai Dftcoafta to audtems kAni^ritds 
de oettB foBuHe, la vie doulosieiifd de la mai^ise s'^ooa-^ 
lant enlre des looiJbeauK et dee d^hris, te sitaockux d^vooe- 
zneoitde aen fite, oette aoUe laisdnefiirsmeBt ausoepti^e, et 
cette jennease sana pittMr^ mas amuriie et sans aol^ Sji- 
viefut fimnedexet eBaemblede (jtignit^ei; d'in&rtiuie ; die 
ae passioma poxir Hdte^piB hii ps^seataii; son p^, et qui 
con^tajl kdeFenir Famve r^fiaialeuT, te prondBftoe TisaUe 
da cette naJsoo csoulaiile. Me 6tait asaez^ bdk^ jfisea riote; 
eUe pouvail ttre asses uaua^ p&ar n^amdre du boliliemr 
aur cette existence disMflriMe. Sa pcHS^ n'aNa pas plus 
loin ; ce taraditiDiiikei Acban^e d'noia grande fortune sans 
BoMesfie covtae ub giaad bbbi aaiia argeot, eette vieille 
taaosactkni de la iBture opolflDte aivec les parcheimos b&- 
soigneaXy cette batance fulgaire tobUe par f 4ipiiioii do 
nuHidfi entro oos deuxacirted*a¥aBlageB qai se complMent 
en s'nasssaikt, tout ce €M6 triste etufel dasaUnnoes de ^ 
genre a'vait h peine ua 8ecj& poar SylTie, gcioek soa 6du- 
eailitOB tX an taMir de aan esprit. Peat-dtce, si ette avait cm 
arroir qnekpie doaiBe itvecevobr en reflaiir %& oe q<i*elle aMt 
da&ner, sail orgueil se sesait^l vftnoM; ouns aon, elle se- 
rail bienfaitiice ; dleffdcanupenseiaii;, destr^sors de sa dot 
et de aontunoinv one ^xislencB d'iBunolatiiMi et desaeri- 
fifies ; eUe leUfyerait cedilieaUf cea^mre d'avt ^ se rstta* ' 
dkoflit k I'bistoiDe de son parps; die rel^mrait oe coeur doivt 
la premi&re jeie stnit eon oitvnrage. VoiUl le sentiai)^ ' 
qu'dle appoita dans sea entremea aim (Seorge, k>rs(fa1) 
Vint la tnmver a«x eoan d'Aix, rt que, de I'a'vea de son 
fkjBf eUe laiasa s'teUir one certidse faBiiliiartt6. La Ami- 



hi 



l'eNTCII^ BE %A GOHEDIE. 48 

H&tk de M. dePrasly, sa reserve, sob altorelaeimrne^t m^ 
laaGe]i(fQ», le Mrarent miem qm ks <emppes6emeiits les 
plus liaMies «( les pl«0 ^a^aates sMuctiOBg. Sylvie ^it 
ttap oatiffpeiifiinientfii^ pow ne pas oomprendre et aimer 
la ifei16 ches les ^bOl^e&, «t elP^ dMda que <^ofge avait 
bien la ^mfoomie de «a posMen et de «or rdle. Atissi, 
lorsfn'a la :te de la^saison, M. de Prasly fit isa demande, et 
que M . Duroufiseau Im demanda sen ffris, eHe consentit 
sane h^sifter. 

. Une Ibis le manage dScidS, \es choses ©tatent aHfees si 
vke q«e Sylvie n*avatt ew le temps ni ffapprofoodir le 
caract^pe de son ftancfe, iri de faire cofflwdssance avec la 
marqaise. Le premier sentiment que hii avait inspire ma- 
dame de Prasly 6tait une compassion prolonde, un atten- 
drissement respeetuewx. Cette pale et antique figure, 
couronn6e de cheveux blames et de rides, cette Niob^ chr6- 
tienne, recueitl^ie dans le silenoe de sa doulcur et de ses 
larmes, ne I'avait occup6e que camme le complement de ce 
tableau de morne et sombre grandeur ou die allait ajouter 
le rayon de vie. L*ardent amour que Oeorge t6moignait 
pour sa m6re, loin d'eflfrayer mademoiselle Durousseau ou 
de lui d^plaire, lui semblait de bon augure pour son 
propre bonheur, et elle y rencontrait comme un pendant 
naturel de rafifection exalt6e qu'elle ressentait pour son 
p6re. L'htte ne lui 6tait jamais venue que cette autoritS 
maternelle, si legitime et si sainte, cette soumission filiale, 
consacr6e par tant d'abn6gation et d'aust6res devoirs, pAt 
devenir un obstacle entre George et elle, et jeter quelque 
froideur ou quelque contrainte sur une tendresse qu*elle se 
promettait de lui rendre facile, riante et douce. I^^u^lant, 
an moment m^me du manage, elle 6prouva une frayeur 
fttstinctive en se voyant en presence de la marquise, en la 



44 LA FIN DU PROG^S. 

trouvant si r6sery^, si froide, et en reconnaissant que 
Greorge ne semblait pr6occup6 que de deux choses : ob^ir 
h sa m^re, et se tenir en garde contre la fortune qui lui arri- 
vait, contre la d^pendance ou elle pouvait le placer. EUe se 
demanda alors avec inquietude, si cette femme Tadoptait 
de coeur pour sa belle-fiUe, et surtout si c'^tait par amour 
et non par necessity que M. de Prasly F^pousait. Mais il 
etait trop tard pour reculer, et d'aiUeurs son orgueil r^ 
pondit pour elle. Elle se regarda dans son miroir, sous le 
feu de ces parures dont les jeunes maritos subissent tou- 
jours, plus ou moins, les 6blouissements et les prestiges : 
une voix int6rieure lui r6p6ta qu'elle 6tait belle, et qu'elle 
saurait bien forcer George k 6tre amoureux et heureux. 

Voilk dans quelles conditions Sylvie s*6tait trouv6e, 
quelques heures k peine apr^s son mariage, entre son mari 
et sa belle-mfere. VoilSi les sentiments d'orgueil, d'esp6- 
rance, d'amour naissant, de vague inquietude, qu'elle ap- 
portait h ce chateau de Prasly que sa dot devait faire sortir 
de ses mines, h ces deux coeurs assombris dont sa presence 
devait faire cesser le decouragement et le deuil. 



liaTAges d'archlleetes. 

II avait 6t6 convenu que George de Prasly et sa femme 
passeraient au chateau , aupr^s de la marquise, le pre- 
mier mois de leur mariage ; qu'ils y commenceraient les 



L'ENVERS DE la GOMl^DIE. 45 

r6pamtions et les travaux projet6s ; puis, qu'i Tarriv^e de 
M. Durousseau, ils iraient le rejoindre k la Villa, s'y 6ta- 
bliraient sous sa direction, et repartiraient avec lui pour 
Paris d^s qu'il en donnerait le signal ou que Sylvie en 
aurait envie. 

Ge programme semblait bien simple et d'une execution 
bien facile, n n'eAt entrain^ ni diflScult^, ni contrariety 
d'aucune sorte dans un manage ou la similitude des posi- 
tions, Taccord des caract^res et Tanalogie des id^es eussent 
aplani d'avance les petits details de la vie en commun. 
Gette fois, il n'en fut pas tout h fait ainsi. 

D'abord, M. Durousseau, retenu, par ses affaires plus 
longtemps qu'il ne Favait cru, se fit attendre deux mois; 
et, pendant cette esp^ce dlnterrigne, George et sa m^re 
s'accoutum^rent de nouveau k vivre ensemble, avec ce 
surcroit d'autorit6 matemelle, de soumission filiale et de 
tendresse r6ciproque que leur inspirait la perspective d*une 
prochaine separation. La vieille marquise avait cet esprit 
etroit et absolu que gardent souvent, apr^s leur decb^ance, 
les grandeurs d^chues ; cette fixit6 d'id^es que donne Tha- 
bitude d'un malheur monotone dans un cadre toujours le 
m^me ; cette humeur morose que contractent k la longue, 
m6me en se r^signant, les personnes lasses de se d^battre 
contre une infortune irreparable et immeritee. Enfin, elle 
apportait dans son amour pour George cette ardeur ombra- 
geuse et chagrine, babituelle aux coeurs qui n'ont plus 
qu'une seule affection et un seul bien. De ces traits prin- 
eipaux r^sultait un caractire fort logique, bien en^barmonie 
avec les noires murailles de Prasiy et les douloureuses con- 
ditions de cette destinto, mais peu agr^able et peu rassu* 
rant pour une jeune femme intelligente et belle, accoutu- 
mde k ne rencontrer sous ses pas que des images de luxe, 



^^^Sgtnoe fit de fi§te, et se •cooyuit ia iroil de dissifer 
tontes ces lristesaes<aii Han >dei se taiflBer eQMihir ^r ellm. 
Le coeor JmiuiaB^ on )e Atii^ est vemplk de oo&taradtctiawv 
elt ehes oeiis qui souffcefit, c€b ccmlmAiQliDm aiTiv«»t k das 
effets presque inexplicables. Dans ses ann^es d'daafidofi ei 
de pau>vf et6, tore^ue George 6taii anpste i'^elii^ QmL^ morne 
et Mul, la marquise s'6taii ^omesA &pm^ que si eMe par- 
venait jjftmais kM assnn, par un hon wariage, im avenir 
plus riai^t et pihis doiix, il y aiurait ^ poor eUe vnie conso- 
latioa et une joie iBimeiisies..Sou¥eDtau«6i, e& OMitQiBf^kiil 
d'un ceil d6sol6 oe noUe naodir pr^t h sucoomeber aax 
i&jurdfi dn teiB{)6, die s'/^tail dh que M jaonaas ua 6¥6ie- 
ment ioesfi^p^ liu pernettait de restaurer eette rtttste, de 
sendre sa spleudeur h oetie reUque d'ua autne &ge, elle 
Mnirait CQisiiiifiie ua aotge Yisibte edle qui dcmaerait ce 
bonbeur supreme h sa vkailesse. €e .manage aflrati; eai lieu, 
fietle leBBime ^lait k se& odt^s, et pouiriaftt la Btarquifie 
^rpiuvuit, an fcxad <de son ^nn^ (kiis oee my^ii^ieu& r^fM& 
qt^e k eoosddBce ne s'aiK@»ue pasi, un sentmient bizarre ^pi 
cessemblait presq^te k une rancuioe secrete, k une sou^ 
Icancre aou^dte.— Ge Si&^ ridie eft beureux par use aiulDre 
femme, ^i(t mdss k €&&; ce dmUeau^ nestauard par Vtsa^ 
gent >d*iin atttre^ lad af^partenait moinfiu y(Mi& ifous sonsra- 
Bez de ce^ injottitable type de Wallor.'Seott, dt^ ce Do]iii]»» 
SampsoE, <pii, obaqiae fois qm'oft kii iaoA indasser par sm^ 
prise uft babiit n^ regr^le toat loofi le» laehes et les d6^ 
cbifttreB <de Taficien. U y eat quelque dioee d'aoaloguedan^ 
rimpiiession que caufi^rant k B»id«ttfi -de Praaly Id^ftm- 
miers emteVlisfieiaejits du di&teau* Lorafu'elie yit wiioer 
les ma^fiiis, l&nsqu'eUe «iitendit torater sous le mactaBii 
les poulres T^rnnmitaieB et le& cleisons l^zartt^es^ il lui sentr 
Ua que ce marteau frafpaut sitr soa ooseht, etreffbrl qu'dito 



l'ENTERS DE la G«pMEDIE. 47 

fit ponnr ^bcher celte seaBation ne fe r^ndit cpie ^m pAiible. 
M. DuiKHissemaviit e8¥erjp^'(leFtiri&^ magn-ifiques ^tof- 
fes pcnsr les teaSaros, d'adimmMes bttbofts gothi<piea pour 
rameEoMeniMt, iis& laflbleam, dee m^saJiq^es, despmpiets, 
dee tapis^. Poiair fa^re place k oes i»en«ine« neui^es, il Mlut 
cKdovar ca laanpas 'et cette tfrocartelte fan^ sirr tesqtteis 
les mgaitk de Urmaiqaise se reposaient A^^pum quamnte 
a&s, emporter oes vrnm wtmbiBs titut^ante dbnt eSe arait 
£edt 8«s fa»ilti»i3i0l6eB aoiifi^ d6rai»ger tmi& •ees mesnis A^ 
tails de Tie materieHe^ dont; Tensembte, Men que cemposfi 
de pri'vations, finct ipar mmv rempifie el pFOsque la deuceinr 
d'uiie habitude. €e fitrent fiwar cMe dnoe algrie et rubella 
aai Imibeair autmit de^-sicrets d^chfrenentj^, d9fit atioui) ne 
fioit perdu poar€lei»rgev mcoyLtmn^ k lireilaits la peBs6e de 
sa mhre eomme dans la sieime. D6& lors, k pie qu'it eAt 
pu gcx^r ^ nKNfT se reiever ainsi T^lat de son nom et de 
sa Eaaasen, te ebarmed'ciii ai«o«r partag^, les esp^rances 
d'uB aveair d%ag<S da ees som%res nuages, ees premiers 
enehaantem^^ de la beaute e^ de la jenneese, que les na^ 
tares les plus stMie&^Bv^ftt am eeuil du mariage, tout 
tot f&t^ pour M. de Prai^y. Sans donner tort m raison k 
sa mtve, il sewlit qu'eile tf ayait fait que dia»ger de souf- 
franoe, qu'elle n!aimail pas^SyMe, etoe^ fut aesez pour gull 
se ttBt IfB-m^me ^n garde centre son bonheiN' et son amour. 
A ces sctuations trop fr^q^ienles qm cr^ Fantagonisme 
piesque prevetfeial cte ces deux femnaies 6gaiei»ent d^si- 
gD^s k nos itoKlpeeses par le devoir et par le co&ur -^ f^- 
pottSO'el lanv^re, -^il famt ea u>ne voloot^ forte, prdpar^e 
d'airaaoe iuix luttes de la Tie, on une Kg^et6 MtqIo «t fa- 
cile, dfi^ouant les cbagrins et les obstacles k force -de s'en 
distraite, on une organieaition expansive et bdllante, oa- 
paibted'en^tcniDerla loae de miel d'assez d^tniTrements et 



48 LA FIN DU PBOGES. 

de prestiges, pour que rien ne puisse rassombrir ou Tat- 
teindre dans cet ^den matrimonial. Or, George de Prasly 
n'avait rien de tout cela. Les &mes d^licates et fibres sont 
i'omparables h ces fleurs qui, pour donner tons iMirs par- 
fums ou Spanouir toutes leurs coroUes, ont besoin d'une 
douce temperature et s'^tiolent dans une atmosphere brfl* 
iante ou glac6e. L'adversite, la pauvrete, la solitude, le 
sentiment d'une inaction forcde, d'une vie inutile, d'une 
noblesse importune, avaient 6t6 pour George ces souffles 
dess^chants qui arr^tent dans leur essor la tige et la fleur. 
II s'dtait repli6 sur lui-m6me, n'avait laiss6 voir de ses ins- 
pirations personnelles que cette flertS noble et triste qui 
lui servait de sauvegarde centre le& d6dains du monde, et, 
pour tout le reste, il s'en 6tait remis h sa mire du soin de 
vouloir, d'ordonner et de penser. Aussi, lorsqull se trouva 
en presence d'une jeune femme dont la beauts, Tesprit, la 
gr^ce, eussent m6rit6 d'iveiller ses facult^s inactives, de le 
rendre passionni, expansif, brillant, Eloquent pour 6tre 
plus digne de plaire, il 6tait trop tard. George avait oubli6 
ou plut6t n'avait jamais su la langue qu'il ett fallu parler. 
Ce qull ressentait, ce qu'il devinait, ce qu'il aurait pu du 
moins deviner ou ressentir, il ne savait pas Texprimer* 
Entre sa femme k laquelle il craignait de parattre gauche, 
froid ou ennuyeux, et sa mire avec qui il 6tait, depuis son 
bas ^ge, en communauti itroite et complete d'idies et de 
sentiments, il devait, par timiditi, sinon par attrait, pen- 
cher pour sa mire. Sylvie s*aperQut de cette tendance : elle 
ne pouvait en dimdler les causes lointaines : elle s'imagina 
lout simplement qu'elle 6tait odieuse k sa belle-mire et in- 
diflfirente h son mari. Ce fut un coup terrible pour son 
orgueil et une vive angoisse pour son coeur. Venue dans 
cette maison pour y apporter le bonheur, elle s*y sentait 



l'envers de la gomedie. ' 49 

gagn^e, malgr6 elle, de cette contagion de tristesse et de 
malheur qui semblait attach^e h ces fronts momes, h ces 
YOtltes sombres, h ces toitures effondr6es. lit ou elle eC^t 
Youlu semer Fesp^rance et Faffection, la confiance et la 
joie, elle ne recueillait que froideur et silence. Ce rdle de 
bienfaitrice et de consolatrice qui Tavait sMuite et disposte 
h seconder les vues de son p6re, il se rMuisait pour elle k 
lutter obscur^ment, dans un int^rieur presque claustral, 
centre des hostilit£s sourdes^ des m^fiances invisibles, 
dinexplicables amertumes. Quelle chute pour ses r£ves de 
jeune fiUe 1 quelle deception pour son entree dans la vie t 
Par une pente naturelle, Sylvie en vint k se demander, en 
regardant autour d'elle, en se voyant transplant^e au coeur 
de rhiver dans ce chateau solitaire, si elle ne jouait pas un 
rdle de dupe, si elle n'avait pas &t6 cruellement et fatale- 
ment tromp^ par les g6n£reuses aspirations de son ^me. 
Son caract^re avait trop de traits de ressemblance avec 
celui de son pire pour faire une bien grande part aux fri- 
volit^s mondaines : mais enfin elle 6tait femme, elle n'a- 
vait pas vingt ans, ses cartons et ses tiroirs regorgeaient de 
robes et de parures dignes d'extasier tout Paris, et qui ris- 
quaient de perdre dans cet exil ce rapide ^-propos que la 
mode cr^e et d^truit de la veille au lendemain. La jeune 
marquise savait qu*elle n'aurait qa'h reparaltre dans ces 
salons qui la regrettaient, pour y r6gner par la beaut£ et 
par r^l^gance : elle songeait h son piano muet, h sa lege 
du Th^toe-Italien, h son appartement de la rue LaflTitte, 
aux jeunes femmes qui 6taient entries dans le monde en 
m£me temps qu'elle et qui commenQaient sans ddute leur 
vie de plaisirs et de triomphes, pendant qu'elle s'amusait 
h faire rSparer des solives et recr6pir des nids de hiboux, 
sans m6me 6tre r^compensSe par un sourire de sa belle* 



S9 LA FiT^ D'U raocis. 

mkve on m Tegaird de son mari. Ge Cut sur ces «ntref»le» 
gu'etle vegot la leMro de son (XMisifi, Edgard M^4l. Si eDe 
0(kt 6t6 heareuge, si elle edl tP(Mi¥6 (^z G«er^ asses de 
reconnaissaaoe et d'aioocnr pour ooeaper cette premie 
phase d'ioa(^mi et de solitude, la lettre d'Gdgard Y^t in- 
iDooemiBeiiit divertie. SSIe en e4t p^in^n^ de sq% coup d'o&il 
jnsie ret flik tes Jurndne-peiiB^ ide ifatuil6'4eayali^re, k demi 
vDjlfes sous (ce milange dB sentimeinlaliaiie faanffier et de 
caifaetage nwndffiu.. U»e caaresse eke Geoi^sy use proniie- 
B&de, ii SOB tva&, & tracers ces pittoresques passages, uu 
retour soar tes fi6iicot^ paisiUes qWeite s'itait promises de 
€e t^te^ii-tdte au sntliMi des Gkanops, enssraut siiffi k SylTie 
pour braver Vma§d des fttes pariaameB^ le sou^«iiir 
4'Edgard, et ses ^pgfaomies plus «cti iBoias spirituelles 
sttr le renem -et le beslKm. Mais dans laAspesiliMi. d'espiit 
Qiii eile se tromraitt ocite leftbietat cauminw. ifritation pnn 
f&s4e. U lui seiaMa i^ue son cousin Yaxait Ammke, et que 
ce proigirafluaae des plaifiins et dessncoie qs^iette await tae, 
c^te ironiqoibe p«intufe des^platttudes ou des eBonii& qui Ifii 
^ient efierte en t^diaafe^ ue s^peodait que trop biea k 
ses prepies ieopressioBS.. M^Gont^ile d'Edgwd et d'elle- 
si^ahe, die fit nejiUbiUdr ce m^ceoteBt^aant sm <€e 4|u& Tea*- 
tourait, et readit i sa beUe-m^ et k George f mdewr pour 
froideur. G^le situation f uneste et sans isfiue pouvay; dar&i 
ind^fimment et meoa^^t de s'aggra¥6r stuus cesse, lorsijpie 
M. Durousseau acdva h Prasly. 

II s^attendsuLt h trouver S^lvie souFenune de ce aoblfi 
clkdleau, at le raaimaatdo oette baguette d'or qui est, dam 
Botre siddle, la vraie baguette des ftes; George enivrd do 
])onheur et pr^ h fainede sa vie tout^enli&r^ ua hymne de 
reconnaissance et d'aoaour en rboaaeur de eeUe qui hid 
Eondait sodi rang dans la socidt^ nHMterne; ua mouvonkeaiX 



BfMHieau datftifi^ ei de tvamail mp»m6 k loule fiitte val* 
Me; tes {AgBons i^ te iMiteUcA d» oeite aotiqiiaideBeiue 
reprenant de ses mains bourgeoises leur physionemie sen 
gneuriale, et chaque detail des £61ifiitte de Gearge^ des res- 
tauratioQB>die Vimly prodMom^cMd tnttsfomation sociale 
danitil 6tait te ifCfir^seBitBiii^. te (difipenuleiHr «!. I'arbitre. 
H61as 1 quelques heures lui sufiSrent pour reconnattre iqu'M 
bllait eu (TidMillge. Leslravaux^ peu enoMra^iifi, entcav^s 
peutnitrB par qMlque nuMiyaift vMikir seerett ^faoisaiettt 
4 lioiaeL fiMf ge f mflttait fMo. d'onlboiifliaasie «l a'ayait ja* 
maid en d'aidewrs asBce dStrgeot & d^fieMer pour sanroir 
comflwnt cm didge oes graAdes eiriiveprisea. %li/ie, qui y 
ei^t mimmt enoeM, d60od(tfie par te pau d'iealra«L de la 
Skarqttifie«fl de son >fil&, amit oesn^'de !S<ea oconper. fin re*- 
gandflmtoesJbnitesrtpwtitHkDS qvi Muent^ Prasly lajpofaie 
de ses ruines sans lui donner encore Fair d'un chAtean 
kibijaUe, on soageait JBvotooiaireBie]^ au jamftoft^ oji^era 
twlarrt<fito de Virgileu 

Lb seidT, IL DmoHSfieui oksemra attmittneKait «e qui se 
pafigaiteiite ^ea tnm (ttvos dent l^ilude mdftte«et peiksiye 
Tavail fcapp^dte te pmaier iBslant. U vit que la source 
dC6 kmes>A*6lui f a& tarie dans k9» yevx de madame de 
Prady^ qae ^j^eoi^e, tm^wsB teide et tadteM, d^knir- 
aait tristemeai; eon regavd cbaque feie qa'A reaoanirail 
celui de sa feeftme^ et que S^hrie, 1b fsoat eourM sur on 
ovmtge de brodem, semUail. aiaaseer de layslgrieiifiefi 
mUbim el de mu^ jeaaen ti M onl BA la oeavarsatiim se tral«< 
aait ptoiiriemeulrjt tianersdfiB liens cGHDoaaaBSt -^ ^sobsmA 
par retomiaer •daae te aitefisa eaibBamsBMiSL La aaa^^ 
Irainie '6tait nisS^la, le ((ttsaeoord ioMEiinenl; Kafldeur Asr 
pant, le beobenr abseat 

Le lepdfflnain, M. Dofooeseaa ee promenaiit, de boa 



5^ LA FIN DU PROCftS. 

tin, avec sa fille, dans les allies de son jardin. II s*arr6ta 
tout k coup, et lui dit de cet air imp^rieux qu*elle lui con< 
naissait : 

— Tu n*es pas heureuse ! 

— Non, mon p6re, r^pondit-elle d*un ton bref. 

— De qui as-tu h te plaindre? De ta belle-mfere ou de ton 
man? 

— De tons les deux, ou plutdt de personne : je ne 
sals ce qui se passe dans leurs coeurs ; il me serait impos- 
sible d*expliquer ou de d^finir ce malaise bizarre, cette 
influence inconnue qui s'est r6pandue entre George et 
moi , qui nous d6tache Fun de Fautre, qui glace Tamour 
dans nos ^mes, le bonheur dans nos regards, la confiance 
sur nos 16vres : tout ce que je sais, c'est que j*6touflfe ici, 
c*est que je veux partir, c'est que je vous prie de m*em- 
mener I 

— Sois tranquille, ma ch^re enfant, tfest pour cela que 
je viens; mais comment les choses en sont-elles venues Ik? 
Comment ai-je pu me tromper h ce point? La conduite de 
M. dePrasly 6tait irr6prochable ; savie austfere et retiree nous 
assurait contre les ^quip6es et les souvenirs de jeunesse. Sa 
pauvret6 le faisait notre oblig6, et, pourvu qu*il eAtdu 
coeur, Tattachait h nous par les liens de la reconnaissance. 
Ta beaut6 devait faire de lui I'^poux le plus passionnS, Tes- 
clave le plus soumis. Ce bonheur, cette fortune que tu lui 
apportais, il devait te les rendre en tendresse et en devoue- 
ment ; tout 6tait pr6vu , combin6, et voilSi mes provisions 
digues, mes combinaisons renverstesi Moi dont tous les 
plans ont r£ussi, qui commandais aux 6v6nements, qui ne 
donnais que le moins possible au hasard, je me croyais sAr 
cette fois comme toujours ; et voilk que j*6chouerais au port, 
que je perdrais, par ma faute, cette demi^re partie dont ton 



i 



L*ENVERS DE LA GOHEDIE. 53 

bonheur6tait Fenjeu?... Non, non; cela n*est pas, cela ne 
peut pas 6tre; il y a ISi-dessous quelque chose qui nous 
Jchappe, et que je ne tarderai pas h savoir I... 

Hyeut un moment de silence ; M.Durousseaufitquelques 
pas d'un air rtveur ; puis frappant du pied violemment, il 
s'6cria avec un accent de colore et de surprise oil vibrait 
tout son orgueil : 

— Serait'il done, lui aussi, comme les autres? comme 
ceuxd'autrefois?Tant de legons et de malheurs ne les ont 
pas tons mat6s... II y en a encore qui croient nous faire 
trop d'honneur en alliant h nos families leurs titres d6gue- 
nill^s, en se laissant sauver de la mine et de la mis^re par 
notre richesse, par notre travail, par notre gfeie, et qui, une 
fois la dot encaiss6e, traitent leurs femmes avec un d^dain 
de grands seigneurs... S'il 6tait de ceux-I^! s'il m'avait 
tromp6! si je le croyais I . . . Oh ! je me vengerais. . . je ne vou- 
drais pas qu'il restit pierre sur pierre de ce chd^teau maudit, 
que cette vieille marquise gard&t de quoi reposer sa t6te 1 ... 
Mais encore une fois, non... ce n'est pas possible... M. de 
Prasly ne ressemblait pas aux autres, et c*est pour cela que 
je Favais choisi... II vivait ici trop pauvre, trop humili6, 
trop obscur, pour pouvoir se croire sup6rieur h nous... 

— Sup6rieur h nous ? Comment le serait-il? s*6cria Syl- 
vie en tressaillant. 

— Parce qu*il 6tait noble, et que nous ne rations pas, 
murmura le millionnaire d'un ton brusque, et comme s'il 
regrettait tfen avoir trop dit. 

— Cela fait done une bien grande diflKrence? demands 
la jeune femme dont les yeux langaient des Eclairs. 

— Pas la moindre. . . aujourtfhui du moins et dans nos 
moeurs actuelles... Cette supposition n*a pas le sens com-^ 
mun, et... 



Al liA FIFT DU FRINGES. 

— EUe a'est que itrop yraie, je le ctomi f^ suis alb«! 
interrompit Sjim pour qsd tes psopotes etles n&ticences de 
£on p^re fureot mn trait ds taoEnKiire... Oul, je comprends 
tout mainlenaaxL.. iDaiis im mammtisiit sa paurreli^ lui a 
paru trop aortis^Jf.iemaaMpisiGeiHrge de S^rtstya>eoiiB6Dti 
k m*^fomet^ h lacttn sa neble nMia dus ma mala pl6- 
b^ienne... Mais aujourd'hui cepacte accepts par sa mi^re 
rinuM^ sa ltert§... II ne m*aime pas... ii ne m-a jamais ai- 
iii^e.... Um'-en wok de }a yietenoe qo'il s'est faite poar snbif 
vine taiiiiiaiamitft o^ocasitt.^ fit oette marquiael ytvum boo 
puroteiteodre «iii afitoetuense oiest tomb^edeises teiores sur 
fBam icflenur ! Wkd sae Hani^ elte; me anigprise... Je faos tadie^ 
a ses yeux^ dans celle gte^ak^ siqpcite docEt dte est te 
d^mifir anaeasi^ Mibpr'mtnti lumaiTi&Qi mm^ Tdtee fiUe! 
Oh 1 Moa p^oe, qi» mm msm^jd fail pmiF m'attirer cette 



SytYie pro^)a^ cass paMdesaarectuie ateMytlanqm nedom- 
blait f i^dbt «te sa faBaiit& Ifne irouigeinr iaordiante laoEtait h 
son front et k ses jciiiies; dasx liormes de fen ^Anaoe^aieiit 
^cms'Stt pmpitoBs> Son lieaa bras, ^4»ndaTersie chiteau, 
semblait te menaeeor d'une desitnictnin procbaiiie. Oel^ex- 
pres^OQ^ oe geste^ icette aMliHie, (cett& bdle et orgiieilleufie 
<M)i^e, D*a¥aicBl; assBrdmeiEt imi de boorgeoi&y et un artiste 
n'etlt pas voulu d'autre module pour peiiMire te oourro^ix 
d'ome d6esse. 

M. Dfurouaseaut que la colore de ^a fflfe adievai4; d'exas- 
p6rer, ouvrait la bouche pour pw&lesler cowtne oes cxMajeo- 
tixres odieuses a son orguedl, tersque, au d^temr d'une 
all^e , lis apar(;urent George de Prasly qm s'adheimnail 



l'envsbb DB hk COHriDTE. 55 



Tf 



Gfifiytge appyBftcbaift ; %bi& eirt le lettfis de dii e^scm pi^re, 
en lui serraBtlatoLSravaG use vivaoil6 i^iMe : 

— Att fiom du eioly paisuniimel^ hiitl riiQn qtii pmsseM 
faire deviner que je soufiDre, et que m^m venoofiide 4:auser 
de mas paines! Repandfihosou piakiAfifi noiis» Jbuaaittera^ent 
jsafis peofit^ 6t acbi^eiaAeul cite toulaigiir L.. 

— Raa&ure^oi; je sais ce-gue j*ai h fsmU k iiie^ nprit 
eoii^ ses d&fits M. BmtmBamOi.. 

II salua cordialement M. de Prasly, h (fASfVae mdit la 
sma ea d^vusa^t sous un aotirire les oraiseitsfifi pei^es 
qui v€»ateiiit de jaiUir dans aoii ^jue^Itese promeniteent un 
mofifteffii G^te^^dte; ksaMe des aH6ea, dunci laria geliSe 
du BttatiA, eracpiaiil «chis tours pas; d0 vagoes jGrisaDBs cour* 
raiei^ dans Tair; un plulei trayoand'liifver glissait, amum 
un soimi« >de malaide, a (tara^vsers ks maasife d^ouilUa^ la 
somboe iwrdure des pias, lesi prte Haenqi^s de bruiDe^ el 
dessuuttt & ItdsieD^e, sur ub Ibad gnsttre, la >silii0»BtlB 
des maisfifis el dCB toH& Ge n^teucoHqae eBsemble duoa 
jemmde de j^immc ii k«ampi^gnB, teiidMiaBti^ el) compl^td 
par Ic chateau de Frasly, qni fwmut le fKoint cttAminaut de 
I'boiaiieQ^^el doiyt les mBraiiles Boims, laichdes de blaoc ga 
^ b fMT daa oimslmctiiint& sMMuiieiles^it les r^an^ioasoom- 
iBeneites, emsMMeat oe^tter lew anliqiie et vtmtmhlB 
iiByciraiit& 

M. DusBuaseaAs'anrtta^S'cid ft^«r le ehdleans et (Stk 



56 LA FIN DU PROCES. 

son gendre d'un air de bonhomie et de gaiet6 peu commu- 
nicatif : 

— Or (ja, monsieur de Prasly, je ne suis pas content de 
vous ; je Yous croyais plus savant en architecture, plus pas- 
sionn6 pour la splendeur de ce manoir qui porte votre 
noble nom... Yoilk plus de deux mois que vous £tes ici, 
n'ayant rien k faire qu'^ aimer votre femme et h diriger les 
reparations... J*esp6rais, en arrivant, trouver vos travaux 
en pleine vole d^ach^vement, et c'est h peine s'ils commen- 
cent I et il me semble que tout va de travers... vous verrez 
qu'il faudra que je m'en m61e!... 

— Je le crois, monsieur, dit simplement George de 
Prasly ; vous savez mieux que moi comment Ton com- 
mande h des gens que Ton paye... 04 Taurais-je appris ? Je 
n'avais jamais eu h r6gler la joum^ d'un ma^on, ^verifier 
le devis d*un architecte. 

— C*est vrai, reprit M. Durousseau avec une nuance de 
satisfaction orgueilleuse... Oui, l^s conditions de la vie so- 
ciale sont chang^es : c'est nous maintenant qui sommes les 
maitres du monde... Cette vie s'est retiree de ces hauteurs, 
poursuivit-il en montrant le ch&teau d'un geste superbe ; 
et elle est descendue dans nos fabriques... Et lorsqu*il nous 
prend fantaisie de relever un de ces debris, de ressusciter 
dans son cadre de pierre une page de ce pass6, il faut en*' 
core que nous soyona Vtme et le corps de ce travail d'ar- 
ch^ologue, et que ce soit notre cerveau pl^b^ien qui le di- 
rige, comme notre or roturier le paye!... 

Pendant qu'il parlait, sa fille le regardait avec une ex- 
pression enttiousiaste. £lle le remerciait mentalement de 
la revanche qu*il donnait h son orgueil. Pourtant, par une 
contradiction singuli^re, elle se souvint, en ce moment, 
que, si elle s*6tait appelte Sylvie Durousseau, elle s*appe- 



L'ENVERS DE la COMEDIE. 57 

lait k present la marquise George de Prasly. Sans se Fex- 
pliquer, sans se Favouer peut-6tre, elle ett voulu que 
George r^pondit h son pire, qu'un 6cho des temps cheval&- 
resques vibrd,t dans ses paroles, qu'il proteslAt centre la i^- 
chSance de ces grandes et illustres races qu'il personnifiait 
a ses yeux. II n'en fit rien ; un nuage de tristesse passa sur 
son front ; une dignity froide et timide parut sceller sur ses 
Ifevres toute vell6it6 de discussion et de r6plique, et il s'in- 
dina sans dire mot, en signe d'assentiment. 

— Vous consentez done h ce que je m'en m61e ? reprit 
en souriant M. Durousseau apris un instant de silence. 

— Qui, monsieur, si vous le voulez, vous ^tes le maitre, 
r6pondit M. de Prasly. 

— Eh bien ! h dater de ce soir, veuillez dire h Farchi- 
tecte etau maltre-magon de venir s*entendre avecmoi... ou 
plut6t non... je vais ^crire h mon architectede Paris, et il 
sera ici avant huit jours... avec celui-lk je vous assure que 
tout ira gjcand train et que nous ferons des merveilles 1 

Sylvie ne comprenait pas trfes-bien oil son p6re voulait 
en venir, ni comment son voyage qui, disait-il, avait pour 
but de la ramener h Paris, aboutissait h s'installer dans 
une entreprise arch6ologique, en compagnie d'un archi- 
tecte. Mais elle 6tait habitude h accepter aveugl^ment les 
volontSs de M. Durousseau, et h abdiquer en son honneur 
sa fiert6, ses fantaisies f^minines et ses pretentions person- 
nelles au commandement. £lle ne fit done aucune objec- 
tion ; tfailleurs, au moment m6me ot George avait mur- 
mur6 son consentement, M. Durousseau Favait regardte 
d>in air significatif, qui prouvait qu*il avait soh but. 

Huit jours aprfes, un personnage d'une irrSprochable 
*16gance, d6cor6 du ruban de la L6gion d'honneur et arriv6 
en chaise de poste, un de ces jeunes architectes parisiens 



51^ LA Ftt^ 'tm ^^c^ciss. 

de r66di!fi«r en> dixtiiois?]A|rjreuni<lR deCh6ops, ITAlkambm 
et Sanit-PieTre' cbe Efome, pronenait son biBOCle h tiavers 
tes €sca}i€irs et tes eomiors da ehMesof de'PrasIy, ims Aes 
dispo6itieii9 pareadles ik oiltes d^n (Mmpgaen qui se pr6^ 
pafe 4laire m €m«'mdfM%'tiiie»6Xp^iefice Fadkale. H. 9Kh 
Hgny, c'<Mai¥t son fiom, m |ia^ft d« rii^ moins que de 
bratetepser Frasly de fend e& c^trmbte et <le la caye au gre- 
nier. Ne connaissaait que M. Dtiro^isseaffi, appe}^ par lui, 
ayant eu d^ lonee reiatioss mecm cainse, fbreefi^casTons 
de s'assiiirer de des fe^cm^ iifaigiMfi(|aes' et de sa haatfe in- 
telligenaB, i\ le traitaillewt ^ Mt en mal^ dti cbliftean, et 
paraissait regarder M. de Prasly et sa m^roccfmine des lo- 
cataires que Fon prie de ^m^ager pour fair© place nette 
aux d^moMovis^. P^dsnut ^s op^ratioas pr61iminaires, la 
tieille mctpqiiise, et George par miOaenxm^ ^prmv^fmi 
plus #remetit escoi^ \s«^ ^raffranoe bijiarpe que, dans 
notre demverteliapitpe, nous ainms rftttftch^ mt%. incons^ 
quenees Ja comr humahi. II teur semblaH que Prasly 
aehevait <le passim en deB smfis 6tF»ngl;res> qu'eni teur ar- 
rachait ce ^ttmr lami^eM 4e lecn^ ceeur et (te teur race, et 
qu'ils n*#ateBfl fhSB que deux fniftniits aecredi^s: amame 
tes autres k ees cloisoiis diainoekMiles, elvoyant passer sous 
leuFs ym% mm^ te giltile d'uai sntel^ nouveau. Quand tes 
trayaux farenc eommeno^ oe fut bien pis : si George se 
plaignalt qu'on eflt d^nqspti un pan de mm qa*i} aurait 
Toulu conserver r -*- c CesH Fordre de M. Ddigwy, > lui di- 
ttit le magon sans se dferanger. — « C'efst Topdre dte M. Dii- 
rousseau, » dfealt FarcWteete saAs s'6itto«Toir. Si M. de 
Pirasly prwiaft sur lui dloftjuer u» cteingement, d'expri- 
merrni gofttou nne r^ogiwmce, tfappeterou de Fenroyep 
un ourrier, on lui r*pondait d*un air goguenard : « Est-ce 



L'ENrSRS DE LA COMEBIE. 99f 

TaTis de M. Dtiromsseau ? !s» et, ^oafnd te mifliioiniiiiifpe se 
trouvait Ki, on afleclait de s -eo papporlef h tai. Si k mar- 
juise ressentaitun redouWeaaent detristesBeeH toywrtdes 
hommes en bloxrse'et en griDs soaliers entrer avec leofr p4A- 
Ire et leur tnteflte jtrsque dans son appaKrtemeifl, ct salir ce 
sanctaairc consacrt par ses souveniTS at «e& dc^jteurs, on 
lui r^pliquait brusqiaement : « Cest M. DfiFewsseat! qui 
a fait le pten, c"cst M. Dtirousseau qm noirs ew?^ ; » et il 
6tait facile die deviner, sous ees paroles, PiroMe grossi^re 
qui voulait dire : « Ccst M. Burousseau qui nous paye I » 
Bientdt ces perp&tuels coups a*6prngle prirefnt pour ce ooeiir 
ulc6r6 les proportions et le caract^re d*u!ie v^ritaWe per- 
secution. Madame de Prasly ne pouvait feiire vm pas hors 
de sa chambre sans voir quelquedrOtejuch'e surson ^cheHe 
et martelant sans respect les i»urs eu tes boiseries. Age- 
noiiill6e h son prie-Dieu, elle enten^ttde grasses Te*c se 
quereller sous ses fences, on le refrain d« qoe^e chani- 
son se m6ter a ses priferes. Assise dans son grafwd fafuteuil et 
essayant, les panpipes dfemi-closes, d'y reeuefllrr ses es- 
prits troubles, elteToyaittont h coupu'ne'^Bre'rougeaude 
et insolente paraltre derri^e ses vitres, pr^te k pkMager hh 
audacieux regard dans* ce dernier reftige dte sa solitade et de 
ses pens^es. 

Cette 6preuTe singuli^re dwait depuis trofe semaiBes. 
M. Durousseau avait pu, pendfewGit ce tefimps, do-mier pteine 
carri^re h. son goAt de domhiation et rassurer son ©rgueil 
un moment froiss6 par les prem^Sres impres^ons d© sou 
arriv6e. Un jonr, se trotrvant senl arecSylvie, il lui dit m^ 
un sourire de triomphe : 

— D6cid6ment nous 6tions foiis de siapposer h ton mari 
ou Ji ta belle-mfere la moindre prfttention a une sup^iorit* 
blessante... Je savais bien que c*6tait absurde, ct j^avais 



60 LA FIN DU PROCES 

trop bien choisi mon gendre pour me tromper h ce point : 
depuis prts d'un mois, je leur fais sentir mop empire, jour 
par jour, heure par heure, et leur resignation ne s'est pas 
d^mentie... La pens^e qu'ils me doivent tout les enchaine 
k ma volonte, et ils ne se r^volteront jamais... 

— Oui, mais avec cela, M. de Prasly s'61oigne de moi de 
plus en plus ; sa froideur augmente, et il est si triste, que 
cette froideur me d6sesp6re au lieu de mlrriter, r6pondit 
Sylvie en retenant h peine deux grosses larmes. 

— Patience I n'es-tu pas habitude h me permettre de cal- 
culer et de pr6voir pour toi? Tea es-tu jamais repentie ? 

— Non, mon pfere. 

— Eh bien I voici mon plan. Si, en arrivant ici, j*avais 
annonc6 llntention de femmener tout de suite, ton mari 
etit 6prouv6 une nouvelle secousseii I'id^e de se s^parer de 
sa m6re. La marquise .etlt jet6 les hauts cris, et tons les 
deux f eussent rendue responsable de cette brusque separa- 
tion. S*il y a entre eux et toi quelque germe de malentendu 
et de disaccord, il n*aurait fait que s'accrottre. L'amourde 
George, ton bonheur h venir, eussent m plus compromis 
que jamais. Au lieu de cela, je n*ai pas paru songer au de- 
part ; j'ai pris des airs de maitre s'installant chez soi ; je 
suis devenu bien odieux, bien insupportable a ta belle- 
mfere et k son fils. Pour faire cesser ou ajoumer ces tra- 
vaux qui les offusquent, qui les froissent, qui en font des 
strangers dans le chateau de leurs p^res, qui sopt comme 
la preuve vivante de mon autoritS et de ma puissance, je 
suis sOr que la douairi^re consentirait volontiers h se s6pa- 
rer de son fils pour un an ; je suis stir que M. de Prasly 
serait heureux de partir pour Paris, de f y ramener au mi- 
lieu des bals et des f^tes, et de sourire h tes succ^s au lieu 
de s*en alarmer. 



l'envers de la comedie. 61 

— Ah ! je commence a comprendre ! s'6cria Sylvie, dont 
les larmes se s6ch6rent comme par enchantement. 

— Apr6s, ma ch^re enfant^ le reste te regarde. Une foLs 
a Paris, tu te trouves Ik sur ton th^ktre, dans ton 616ment : 
la vieille marquise reste ici, h deux cents lieues de vous, el 
tu ne vois plus cette sombre figure s*interposer en trouble- 
f(5te dans vos jeunes amours... Ta beaute, ton 616gance, tes 
triomphes, tesparures, recommencentlaconqu6tedeGreorge. 
D6gag6 de toute f^cheuse influence, il te voit enfin telle que 
tu es, c*est-k-dire comme la plus ravissante des femmes, la 
plus digne de flatter Torgueil d'un mari... II t*aime d^jk, j'en 
suis certain; comment ne t*aimerait-il pas?... Pendant ces 
tristes jours d'observation et de lutte secrete, j*ai vu bien 
souvent ses yeux se fixer sur toi h la d^robte, avec une ex- 
pression qui ne saurait m'abuser... Puis sa timidity natu- 
relle, un sentiment de fiert6 intime et contenue, un peu de 
souffrance int^rieure, Fascendant invincible de sa m6re, 
tout cela Tarr^tait, le d^tournait de toi, suspendait sur ses 
Ifevres ou dans son coeur Taveu pr6t h s*6pancher. Mais k 
Paris, il n*y aura plus rien de tout cela; il n*y aura plus 
qu*une femme charmante, un mari jeune et amoureux, et 
le monde, pour lui r6v61er le prix du tr6sor que j'ai plac6 
entre ses mains I 

— Dieu le veuille! murmura Sylvie. 

Les provisions de M. Durousseau parurent se r6aliser. Le 
lendemain, son gendre lui demanda un moment d'entre- 
tien, et lui dit de ce ton triste et doux qui dOconcertait par- 
fois rimpOrieux millionnaire : 

— Monsieur, vous allez peut-Atre nous trouver bien in- 
consOquents : nous devons, ma mfere et moi, vous savoir 
beaucoup de gr6 de ce que vous faites pour la restauration 
de Prasly ; mais ma m6re est kg6e et soufFrante; elle avail 



62 LA FIN DU FR0GB8. 

pris, depuis longues ann^, des habitudes de repos : h 
son kge et dans sa situation^ tout changement, m^me poor 
le mieux, contrarie ou inqui^te. Ce mouvement, ce bniit, 
ce tracas inseparable des travaux de ce genre, m'atrristent 
et m'alarment pour die ; ne pourrions-nous pas les inter- 
rompre pour quelque temps? 

— Bien volontiers, r^pondit M. Durousseau d'un air 
detach^ ; j'allais m^me peut-^tre vous le proposer un de 
ces jours ; mais alors ma pr^senoe ici n'a plus de but ; la 
ydtre y devient moins n^cessaire, ainsi que celle de Sylvie. . . 
Ma fille m'avouait bier qu'elle afait un peu trop comply 
sur son courage, que passer toute c^te fin d'hiyer k la 
campagne, tandis qu'on chante et qu'on danse encore h 
Paris, commengait k lui parattre un trop dur sacrifice... 
Veuillez lui pardonner... Elle est jeune, le camayal ne finit 
que dans quinze jours, et il est nature qu'elle desire pro* 
liter de ces demiires Mtes pour montrer toutes les 616gantes 
merveilles que nous... que vous lui avez donnSes... II est 
done bien facile de nous mettre tons d'accord ; je vais faire 
immMiatement interrompre les travaux, et nous partirons 
demain matin pour Paris. 

George p41it l^g^rement ; mais il r^ussit k maitriser son 
trouble, et il reprit d*une voix assez ferme : 

— Monsieur, j'avais esp6r6 rester avec ma mire pendant 
ce premier hiver ; nous ne nous sommes jamais quittfe, et 
rid^ de la laisser ici seule, pendant cette triste saison, me 
serre le cceur; mais je n'ai oubli^ aucune des clauses de 
men contrat de mariage, aucun des engagements que j'ai 
pris vis-ii-vis de vous, et, si vous voulez que nous partions 
demain, je suis k vos ordres. 

— Oh I je ne pretends ni m'armer d'un droit 6crit, ni 
vous demander rien qui puisse 6tre trop p6nible k madame 



L*EnyERS DE LA GOMEDIE. 6S 

YOtrem^re; consultez-la; parlez-lui de ce depart et de ses 
motifs Gomme je vieos de tous en parler ; je m'en rapporte 
k sa d^ision. 

— Merci, monsieur, je la consulterai par d^f^rence ; 
mais je suis sAr d'avance de sa r^ponse. 

M. Durousseau n'en ^tait pas moins sftr que George, et 
la court oisie dont il venait de faire preuve lui coilktait peu ; 
en effet, quelques instants apr^s, M. de Prasly revint au- 
prds de lui, et lui dit froidement : 

— Ma mire consent, monsieur, et je suis pr6t k partir 
demain. 

En rendant comple k sa fille du succis si prompt et si 
facile de sa nigociation, M. Durousseau n'avait pas Fair 
aussi content qu'elle Taurait cru ; die lui en demanda la 
cause : 

— Je n'en sais rien, r6pondit-il a?ec impatience ; mais, 
en y^rit^, ces gens-la ont des maniferes de se soumettre et 
d'oMr qui sont plus dignes et plus imposantes que cer- 
taines fa^onsde commander. Xaurais voulu plusde rivolte, 
plus de lutte, quelque chose que je pusse dompter et qui 
me donn&t Foccasion de leur rappeler mes droits et ma 
force... mais non, il semble que chaque mot, cbaque syllabe 
de ce que je voulais leur dire, soit placS d'avance sous la 
sauvegarde de leur honneur, et que cet honneur me do- 
mine encore en m'ob^issant... Y aurait-il done Ik une puis- 
sance, une grandeur que je ne soup^nnais pas, et qui me 
fait leur infirieur au moment m6me oA je me croyais leur 
maltre?... Mais non I mais non I continua M. Durousseau 
comme pour secouer une pens^ impoitune ; je suis riche, 
et tu es belle... Ce sont lit les deux pouvoirs v^ritaUes; le 
reste n*est qu*un fant6me et une ombre I 

Les preparatifs du depart occup6rent la joumte. Lamar- 



64 LA FIN DU PROGES. 

quise de Prasly ne dit pas un mot pour retenir son flls, 
Wt-cevingt-quatre heures de plus. Le soir on se r^unitau 
salon pendant quelques instants : les choses se pass^rent 
comme d'habitude. On parla pen, et les paroles banales 
quis'6chang6rent couvraient des preoccupations trop graves 
pour que personne ptit s'y m^prendre. De temps k autre, 
une rafale de vent engouffr6e dans la chemin^e, Taboie- 
ment lointain d'un chien de ferme, le cri plaintif d*un oi- 
seau de nuit, s'61evaient au milieu de ces alternatives de 
silence, et semblaient Taccompagnement naturel de ces 
muettes pens6es. Le regard de M. Durousseau allait de 
George ^ sa mfere, cherchant a d^couvrir ce qui s'agitait 
dans ces ^mes h demi-ferm6es. Pour un ceil indifferent, rien 
n'annongait que la marquise Mt plus triste que de cou- 
tume. Mais George, qui lisait k travers ce visage ride et 
ces paupieres rougies, frissonnait parfois 5t rid6e de ce 
qu'elle devait souffrir, et sa physionomie trahissait une an- 
goisse si profonde, que sa femme en etait jalouse et ef- 
frayee tout ensemble. Lorsqu'on se retira, Sylvie, suivant un 
usage qui ne priSjuge rien en faveur de Taffection r^cipro- 
que, presenta son front h sa belle-mSre qui y deposa un 
baiser ; mais on eftt dit que ce baiser glagait h la fois les 
levres de Tune et le front de Tautre. — « Adieu, madame ! » 
dit gravement la marquise. — « Ma mSre I adieu, ma m^re I » 
fut sur le point de s' eerier Sylvie dans une de ces explo- 
sions genereuses qui souvent emportent les situations dif- 
ficiles : un regard de son pSre arreta ce mouvement, et les 
deux femmes, s'inclinant Tune devant I'autre, se s6pare- 
rent sans rien ajouter h cette glaciale caresse. 

Le lendemain matin, les chevaux de poste piaffaient de- 
vant le perron, et les domestiques entassaient les paquets 
sur la comfortable berline qu*avait amenee M. Durousseau. 



L*ENVERS DE LA GOHEDIE. 65 

George sortit de la chambre de sa m^re en cosiume de 
voyage. On devinait qu*il avait pleur6 ; mais sa contenance 
6tait ferme, et un violent effort avait refoul6 dans son coDur 
ses Amotions douloureuses. II pria son beau-p6re et sa 
femme d'excuser la marquise de Prasiy : elle 6tait soiif- 
frante, disait-il ; il Tavait forc6e de rester dans son lit ; il 
venait de lui dire adieu, et il d6sirait lui 6pargner les der- 
niers details de cette sc^ne dc depart. M. Durousseau et sa 
fiUe ne furent probablement pas f^ch6s, eux aussi, d'es- 
quiver ce moment critique, et se bom^rent \ balbutier k la 
Mte quelques mots de regret poll. Un quart d*heure aprfes, 
Fattelage s'6branla, et Ton partit. 

M. Durousseau avait trop d'esprit pour se trahir. Pour- 
tant, quiconque eAt p6n6tr6 sa penste intime, FeAt invo- 
lontairement compart k un triomphateur emmenant son 
captif . Pendant que George se penchait hors de la portifere 
pour contempler encore une fois la fenfitre derri^re la- 
quelle madame de Prasiy s'6tait peut-6tre cachte, Sylvie se 
serra centre son pfere, et lui dit h voix basse : 

— Maintenant, il est k moi ! 

— II est k nous 1 murmura M. Durousseau An m^me 
ton, tandis que les postilions pay6s doubles guides, sil^ 
lonnaient Tair de leurs joyeux coups de fouet, et faisaient 
voler r616gante voiture sur la route de Paris. 



2* 



«• 



66 LA FIN DU PR0GE8, 



^ 



vu 



Tn Fas fouIs, CleMf^ DandHBt 



Sylvie n*6tait pas coquette : il y a dans la coquettme, 
telle que le moude Timpose ^ ses souveraines ou h. ses es- 
claves, un implicite aveu d'inf6riorit6 qui e(kt froiss6 son 
orgueil. Chercher 5t plaire, en effet, et ^ 6veiller ou perp6- 
tuer Famour par ces mille petits artifices qui composent 
reosemble de cette jolie science feminine, n'est^^e pas, 
sous des d^guisements plus ou moins aimables, user des 
privileges de la faiblesse centre les abus de la force, et re- 
connaltre pour son sup^rieur ou son maitre celui qu'on 
essaye de sMuire, d'apprivoiser ou de dominer? Uid^e 
seule de ce rdle, un peu humiliant jusque dans ses triom- 
phes, eAt 6t6 antipathique k Sylvie. £lle avait la conscience 
de sa valeur, le sentiment de sa beauti. Seulement, avec 
cette persistance particuli^re aux femmes, qui les fait 
vivre longtemps avec une p^sfe, jusqu'ik ce qu*elles en 
aient tir^ tout ce qu'dle pent contenir pour leur instruc- 
tion ou pour leur tourment, madame George de Prasly 
n'avait cess6 de songer ^ ce que son p^re, dans un moment 
de mauvaise humeur, lui avait dit des d6dains aristocra- 
tiques que les fils de families illustres et ruin^es apportent 
parfois k la bourgeoisie opulente dont ils 6pousent*les 
fiUes. Mtoe, elle tfavait pas tard^ k d^couvrir que cela 
s'appelait jadis une mesalliance. Ce souvenir, ce mot, ces 
premiferes allusions Ji des in^galites sociales qui, jusque-lk, 
n*avaient pas eu de sens pour elle, Tamenaient k se de- 
mander si ce n*etait pas \h, Texplication la plus naturelle 



l'envers de la gomeoie. 07 

de la froideur de George et de sa m^re, de ce melange de 
reserve, de dignity et de tristesse contre lequel ^taient ve* 
Dus se briser ses esp^rances et ses rfires de jeune marine. 
M. de Praaly 6tait-il sMeux et froid, parcequ*il se laissait, 
— volontairement ou h son insu, — ^maltriser par rinfluena 
maternelle, et que cette influence ^tait secrfetemeni hostile 
h Sylvie, malheur frequent qui rentre dans les conditions 
de kt vie ordinaire^ et n'a rien de commun avec les riva- 
lit6s de la noblesse ? Ou bien conservait-il encore vis-k-vis 
de sa femme quelques-uns de ces incorrigibles dMains de 
caste que le temps et le malheur, ces deux grands maitres, 
n'(Hit pas abolis ? ]^tait-ce chez lui le fils qui dominait le 
mari, ou 6tait-ce legentilhomme? That i$ the question^ se 
disait Sylvie, qui avait eu une gouvemante anglaise et con- 
naissait son Shakespeare. C'^tait 1^ ce que son voyage et 
son s^jour h Paris devaient 6claircir. A Prasly, pensait-elle, 
tout Tavantage 6tait du c6t^ de la vieille marquise : George 
respirait, pour ainsi dire, son souffle et son d.me dans cet 
antique manoir oA elle s^siblait ench&ss^e par ses souve- 
nirs et ses douleurs, comme dans son cadre naturel. II 6tait 
sans cesse ramen6 k son autorit^ et k sa tendresse par ces 
ailinit^s puissantes que le cceur de Thomme ^tablit entre 
tels sentiments et tels sites, telles habitudes de la vie mat6- 
rielle et telles affections de la vie morale. A Paris, ce serait 
tout le contraire : Sylvie savait d*avance quelle y reparai-* 
trait sous le jour le plus favorable, dans le milieu le plus 
propre h la faire valoir ; qu'il y aurait, entre sa jeune beauts 
et cette atmosphere embaumfe de fleurs, d'^l^gances et 
de f^tes, les mdmes analogies qu*entre la p^le figure de la 
marquise et les sombres perspectives de Prasly. Pourvu 
que George ne Mt pas compl6tement insensible k tout ce 
qui caresse, exalte ou pique au jeu Timagination et la va- 



68 LA FIN DU PROCi:S. 

nit6, il ne pouvait manquer de rel^guer parmi les nuages 
et les oeiges du Vivarais les inexplicables froideurs des 
premiers mois, et de rentrer dans son r61e in6vitable de 
mari heureux, ob6issant et amoureux. Tout en se bergant 
de ces pens6cs pendant les longs silences du voyage, Sylvie 
observait M. de Prasly. II 6tait toujours triste et pen ex- 
pansif ; et pourtant ^ et \k, en face d'un point de vue . 
pittoresque, a la suite de quelque incident de la route ou 
au traveri^ d*une conversation banale, un mot, un trait, un 
Eclair, prouvaient sufiSsamment que la source des Amo- 
tions tendres et des id^es fines 6tait plut6t refoul^ que tarie 
chez George, et qu'un 16ger effort lui suffirait pour tirer 
parti de sa distinction d'esprit et de coeur. Sa femme ne se 
lassait pas d'Atudier ces contrastes et ces r6ticences, de se 
rendre compte de ces demi-teintes h peine saisissables sous 
leur enveloppe un pen monotone, de s*assurer, par de d6- 
licates 6prcuves, que son mari pouvait aimer et 6tre aim6, 
et, dans cet examen attentif, compliquA, rempli de dispa- 
rates et d'altematives, elle s'apergut, avec une sorte d*ef- 
froi, — qu'elle Taimait. 

On ne voyageait pas encore , en 4844, aussi rapidement 
qu'aujourd*hui : M. Durousseau, la veille du depart , avait 
Acrit quelques lignes k Paris pour annoncer son arrivte et 
donner ses ordres, et cette lettre Tayant pr6c6d6 de deux 
jours, ce temps avait suflS k ses gens, inspires et dirigfes 
par Edgard M6vil, pour preparer une reception digne de 
leur maltre et de leur jeune maltresse. Les voyageurs, en 
descendant de voiture, irouvereni le bel hdtel de la rue 
Laffitte aussi minutieusement pourvu de toutes les re- 
cherches de la vie 616gante et commode que s*ils ne 
Vavaient pas quitt6. C6tait le soir; la cour d'honneur 
6tait splendidement illumin6e. Deux valets de pied , aussi 



L*ENVERS DE LA GOMJ^DIE. G9 

graves que des suisses de cath6drale, attendaient deboul 
sur le perron, avec des torches. Un feu clair p6tillait dans 
toutes les chemin6es; des fleurs grimpantes couraient k 
Iravers la rampe du grand escalier, dont la cage se d6ro- 
bait h demi sous un vert rideau de cam61ias et d*orangers. 
Les jardiniferes, les vases de vieux S6vres, les potiches de 
Chine et du Japon, 6taient garnis de fleurs toutes fralches, 
choisies et cueillies par Edgard. Sylvie, en entrant dans le 
salon, ne put retenir un petit cri de surprise et de joie en 
reconnaissant, rassembl6s sous ses yeux et sous sa main, 
les objets les plus sympathiques k ses gotits : son piano 
ouvert, et, sur le pupitre, le morceau de musique le plus 
k la mode, sign6 Chopin et public le matin m^me par 
Schlesinger ou Troupenas ; sur sa table, le roman du jour, 
le livre dont on allait parler , le journal du lendemain , et 
son bel album, que les noms de Decamps, d'Eugfene Dela- 
croix, de Jules Dupr6, de Roqueplan , de Marilhat, prot6- 
geaient contre tout soupgon d'6pid6mie bourgeoise ou d'af- 
feterie mondaine : en face de la chemin^e , son portrait , 
chef-d'oeuvre de M. Ingres, qui, enthousiasm6 de la beauts 
du Module, y avait travaill6 deux ans et avait refus6, pen- 
dant ce travail, deux duchesses, un mar6chal de France 
et trois princes allemands. En se retrouvant en possession 
de tous ces amis souvent regrettfis pendant son absence , 
en respirant cet air tifede , satur6 de vagues et douces sen- 
teurs, il semblait k Sylvie qu*elle sortait d'un mauvais r^ve, 
qu'elle se reprenait k la seule vie qui lui convlnt, celle 
des privil6gi6s et des heureux, et que, petite fiUe k Prasly, 
elle redevenait Ik grande dame et reine. Au bout d'une 
demi-heure, Edgard, dans ce d^licieux jargon parisien, 
desespoir des provinciaux 6pris de r6gularit6 logique et 
grammaticale, eut mis sa cousine au courant de ces mille 



70 LA FIIS DU PROGES. 

petits riens qui sont, toutes les YingtH|iiati*e heures, la 
grande affaire de tout Paris, et qu'il faut savoir sous peine 
d'avoir Fair d'un indigene de Barcelonette ou du Conpo. 
Un instant apr^s , arriv^rent, pr^venus h la hd^te par Ed- 
gard, quelques amis de M. Durousseau , quelques jeunes 
femmes, compagnes d'enfance ou de pension de madame 
George de Prasly : on improvisa un petit bal sans fagon , 
qui fut charmant comme tons les plaisirs inattendus. Ron- 
coni et Mario, que M. Durousseau recevait sur le pied de 
r^galit^ la plus parfaite et la plus charmante , ^talent au 
nombre des invites. Us chant&rent, sans se faire prier, leurs 
morceaux les plus rayissants, et Sylvie les accompagna. 
La soiree n'6tait pas finie, qu'elle avait entre les mains 
un coupon de loge pour la prochaine representation des 
Italiens, et dix invitations pour la demi6re semaine du 
camaval. Tout ce monde aimable et souriant semblait s'en- 
tendre pour ttter sa bienvenue et la dMommager de son 
exil Yolontaire. Heureuse de cet accueil et de ces hom- 
mages, s'abandonnant sans effort au charme de ces instants, 
eprouvant cette esp^ce d'exaltation bizarre od nous jette 
le brusque passage de la solitude des champs ou de la 

. grande route dans un salon ^tincelant de lumi^res, anim6 
de toutes les joies du monde, madame George de Prasly 

i chercha des yeux son mari pour le mettre en part dans ses 
sensations, lui dMier ses succ^s, Tenvelopper dans ce pre- 
mier jet de flammes et d'6tincelles. George avait disparu ; 
tt s'^tait enferm^ dans sa chambre pour ^crire a sa m^re 
une lettre de dix pages : triste destinte de Thomme, que, 
malheureux souvent par ses fautes, il le soit quelquefois 
par rexag^ration de ses vertus I 

Cette soiree inaugura pour Sylvie et pour George une 
existence qu'il 6tait facile de pr6voir, dont elle n' avait com- 



L*ENVERS DB LA GOMEDIE. 71 

pris, h distane 6, que les avantages, et dont les incom^niente 
devaient plus tard se r^v^ler. Paris, on le salt, a de cei 
engouements subits dont M. de Bakac a parl6 a propos 
des succ^s d'artistes^ et qui ne sont, pour les succ^s mon- 
dains, ni moins rapides, ni moins ^lectriques. En quelques 
heures, Sylvie devint la femme h la mode pour tout le 
reste de la saison. La duchesse de Birague et la belle Po- 
lonaise dont Edgard avait orthographic tant bien que mal 
le nom impossible, durent cCder la place, et en p^lirent de 
d6pit. Or, si le r61e de mari d'une femme h la mode esl 
toujours f^cheux et hCrissC d'6pines, ce fut bien pis encore 
pour M. de Prasly, que nul dans ce monde ne connaissait, 
et que son titre de marquis , loin de le rendre plus impo> 
sant, frappait presque de discredit. Chose singuli^re et 
cependant logique aux yeux de quiconque connatt Fesprtt 
parisienl Cette couronne de marquise, rehaussant chez 
Sylvie les distinctions de la richesse et de la beauts, hii 
tombant du ciel dans une corbeille de manage comme le 
dernier don qui lui manqu&t , compl6tait son bagage de 
femme ClCgante, ajoutait une valeur 6norme h ses avan- 
tages primitifs ; — et son mari, de qui elle lenait ce com- 
plement de sa grandeur, 6tait h peine compt6 pour quel- 
que chose I II restait dans Tombre et n*avait pas mCme 
un reflet du rayon qu'il prCtait k cel2te brillante Ctoile; ou, 
pour changer de mCtaphore, il en Ctait de FavCnement no< 
biliaire de madame G^rge de Prasly comme de ces grands 
fleuves dont tout le monde admire les bords riants et le 
cours majestueux, et dont la source est inconnue ou invi- 
sible. On savaitMv^iii^'xe Ctait bien dteidi^ment marquise, 
que le nom qu'eiB pUsiait datait au moins des Croisades ^ 
que rCcusson de su vunure n'avait pas 6t6 invents parson 
carrossier, qu*elle Ctait legitime propriCtaire d*un romai>- 



72 LA FIN DU PROCES. 

tique ch&teau h cr6neaux et a tourelles ; et, fld^le h ces 
traditions de com6die qui durent encore cent ans apr^s que 
les moeurs qu'elles reflfetent ont disparu, le public concluait 
que le marquis de Prasly devait 6tre quelque viveur de 
province, ayant mang6 tout son bien avec des danseuses 
de Marseille ou des lorettes de Toulouse , ou bien quelque 
affreux petit monstre , a moiti6 idiot de corps et d'esprit , 
d6pist6 par le g6nie de Durousseau dans quelque nid de 
chouette aristocratique, afin de donner a sa fille le plaisir 
de se faire annoncer sous un nom sonore, au seuil des sa- 
lons oil elle entrait. Edgard M6vil, dont la fatuity avait 
ses vues sur sa belle cousine, et que huit ou dix ans de 
succ6s incontest^s avaient implants au coeur de la bonne 
compagnie, s*6tait promis de ne rien nSgliger pour d^molir 
son nouveau cousin , et il se tint parole. II poss6dait au 
plus haut degr6 cet esprit qui se compose d'une 16g6re 
mise de fonds personnelle, de larges emprunts faits au 
repertoire des acteurs et des theatres en vogue, et de I'heu- 
reuse certitude de ne retarder jamais d'une minute ni dans 
le noeud de sa cravate , ni dans le tour de ses id6es, ni 
dans le choix de ses mots. Au Jockey-Club, dans ces cau- 
series au cigare qui suivent le diner et ou les saillies se 
croisent comme des lames d'escrime, dans le monde, h 
I'oreille de ces femmes qui semblent avoir pris pour spe- 
ciality de gdter les liommes 616gants et d'encourager leurs 
hardiesses, Edgard imagina, aux d^pens de M. de Prasly, 
quelques charges qui eurent beaucoup de succfes. II pr6- 
tendit qu'un m6canicien anglais, employe par M. Durous- 
seau dans ses usines, avait trouv6 le secret de rencherir 
sur Vaucanson, en fabriquant un marquis complet de cinq 
pieds six pouces, capable de saluer, de se mettre k table , 
de se tenir droit dans Tangle d'un salon, de donner le bras 



L ENVERS on LA COilEDlE:. iO 



k una femme et meme de dire oui et non danslescircon- 
stances importantes ; que M. Durousseau, ravi de son in- 
vention, la lui avait pay6e un prix fou, et avait fait de son 
automate, au b6n6flce de sa fille, un mari peu gfinant, af- 
fubl6 d*un beau nom 6teint depuis deux cents ans. L'attitude^ 
silencieuse de George se prfitait a ces folies. D*autres fois, 
Edgard affirmait que, si son noble cousin parlait si peu , 
c'est qu*il conservait, dans toute sa puret6, Taccent du Midi, 
et, pour Tamusement de ses auditeurs, il inventait la sc6ne 
de presentation de George, sa premiere entrevue avec sa 
future, se^essais de compliments madrigalesques , et les 
dialogues qui en r6sultaient, le tout avec ce luxe de pro- 
nonciation provengale dont les Parisiens ont la bonhomie 
de se divertir 6norm6ment. Toute deduction faite des his- 
toires et des plaisanteries d'Edgard, il 6tait avir6 pour le 
public que George ne s'appelait pas le marquis de Prasly, 
mais le mari de la marquise de Prasly. 

Sylvie n'avait voulu d'abord faire de ses succfes qu'un 
moyen de grandir aux yeux de George, de I'amener k mieux 
comprendre le prix de ce qu'il poss6dait, d*6veiller en lui 
cet amour qu'avaient d6concert6 ou assombri les premieres 
6preuves, et, si un reste de d6dain nobiliaire persistait en- 
core en quelque repli de son ftme, de lui prouver que ce 
sentiment surann6 6tait cette fois un anachronisme et un 
contre-sens. Dans les premiers jours, ses yeux se repor- 
taient constamment sur lui chaque fois qu'un nouvel indicc 
venait ajouter k TSclat de ses triomphes : si , en un de ces 
moments , elle avait eu avec George une de ces conversa- 
tions d^cisives oil deux cceurs s6par6s par quelque secrcf 
malentendu, retrouvent, en s'6panchant Tun dans Tautre. 
la confiance et le repos, nul doute qu'elle n'eftt aisSmefit 
vaincu la froide reserve de M. de Prasly, et que , rfeipno 

9 



74 LA FIN DU PR0GE8. 

enfin a ^tre heureux, il ne se fut revels tout entier a eUe en 
hoinme digne de la comprendre et de Faimer. Cette expli- 
cation , George ne la chercha pas y et Sylvie avait trop 
d'orgueil pour faire toutes les avanoes. Ds rest^rent done, 
de jour en jour , un pen plus Strangers Fun h Fautre. Qrf 
ne connait d'ailleurs les entratnements du monde , k qu^ 
joug il soumet celles-la mSmes auxquelles il prodigue se$ 
fragiles couronnes ? Madame de Prasly, si eile eut toutes 
les splendeurs, tons les enivrements d'une femme k la modej 
en eut aussi toutes les servitudes. On a dit, non sans raison, 
qull Stait aussi difficile k une femme k la mode d'aimer son 
mari qu*k un homme politique d'aimer sa femme. Chaque 
jour, c'Slait un plaisir nouveau, c'est-k-dire un nouvel es- 
clavage : un bal, un cono^, une promenade k dieval, une 
infortune k secourir en dansant, et, plus tard, quand 
vint le car6me, une loterie de bienfaisance ou un sermon 
de charity. Tous ces ^gants Episodes qui oonsacraient 
la souverainetd mondaine de madame de Prasly , Fen- 
gageaient foro6ment, et sans penser k mal, k compare 
Edgard k George, et ces oomparaisons 6taient, helas ! tout 
a Favantage de son beau cousin. Edgard , de Faveu de ses 
rivaux eux-m6mes, dtait le premier valseur de Paris. II ex- 
c^lait dans les variStSs de polkas, de redowas et de mazur- 
kas, qui eurent, cet hivw-la,. toute la verdeur de leur vogue 
a son dSbut. Lorsqu*il valsait ou polkait avec Sylvie, on 
montait sur les chaises pour les regarder, etM.de Prasly, 
aplati dans Fembrasure d'une porte, entendait muraiurer 
pr&s de lui : — « Le joli couple ! — lis semblent faits Fun 
pour Fautre t — Qu*en dira la duchesse de Birague? — Son 
Stoile a singuliirement p&li depuis FarrivSe de la marquise 
de Prasly. — Et Coralie ? — II Fa quitt6e. — Mais aussi 
I'on n'est pas plus cbarmsntc que eette jeune marquise I — 



L^ENVERS DE LA COHEDIE. 75 

Ni [)lus 616gant que le bel Edgard ! — Mais oil diable est 
le mari? — Inconnu ; une chim^re, une larve, un my the 1 » 

George savait a peine danscr: ou Taurait-il appris? U 
B'^tait pas plus habile k monter a cheval , n'ayaat jamais 
eu dans les ^curies de Prasly d'autre quadrupfcde qu'uD 
pauvre kne qui paissait humblement Therbe des ruines> et 
supportait a lui seul le poids de tous les tr^vaux de cul^ 
ture. II 6tait done forc6 de rester dans les contre-all6es du 
bois de Boulogne ou dans la voiture de M. Durousseau, 
pendant que Sylvie, gracieuse et intr^pide amazone, cara- 
colait sur une fine jument anglaise, ayant pour partner ine- 
vitable Edgard M<§Yil, mont6 sur un de ces cbev^ux dont 
tout Paris vantait le haut lignage et la beauts accomplie. 
Qu^uefois M. Durousseau, en les voyant passer au galop, 
brillants d'^l^gance et de jeunesse, jetait sur son gendre un 
regard profond , et un imperceptible sourire effleurait ses 
l^vres. Quelle pens6e s'agitait en lui ? Savourait-il en si- 
lence le dangereux plaisir d'assister a cette revandie qu'a^ 
vait r6v6e son orgueil, de personnifier dans son gendre, so^i 
neveu et sa fiUe, ce renversement des r61es de rimm^moriale 
com6die? €omptait-il avec la froide satisfaction d'un aaa- 
tomiste les douloureux tressaillements de cette ftme sur qiii 
retombaient peut-6tre, goutte a goutte, h travers les &ges, 
les larmes de George Dandin ? De temps k autre , les yeux 
de M. de Prasly rencontraient ce regard : alors, une ron- 
geur soudaine montait a son front ; une plainte auasitOt 
^touSiQ fr^missait dans sa poitrine. II avait envie de s'6crier : 
Un gentilhomme n*a-t-il pas un coBur pour aimer et pour 
^ouffrir? — Mais, fiert^ ou timidity, il s^ contenait et sc 
kiisait. 

C^ependant sa soullrance interieure s'aggravait sans cesse ; 
un sentiment plus serieux etplus redoutableque Taxaour- 



76 LA FIN DU PROGES. 

propre commenQait h le tourmenter : M. de Prasly 6lait 
jeune et n'avait pas v6cu ; les premieres ann6es de sa jeu- 
nesse s'6taient 6coul6es loin du monde, en pr6sence 
d*images graves et tristes, faites pour tarir Vimagination e 
serrer le ccBur. Pour la premifere fois, il se trouvait dam 
un monde plein de seductions magiques ; il y voyait, dans 
une sorte de cadre d'or qu'on eiit dit dispos6 tout expr^a 
pour la faire valoir , une fcmme jeune , belle , entourfe 
d'hommages et de flatteries ; elle lui apparaissait, le soir, 
dans ces toilettes de bal contre lesquelles tonnent avec rai- 
son les pr6dicateurs, et qui font dire parfois aux maris 
naifs : « Vraiment, je ne connaissais pas ma femme I » 
Cette femme 6tait la sienno ; elle portait son nom, et cha- 
que jour il lui semblait qu'elle lui 6chappait davantage 1 — 
Sylvie 6tait excellente musicienne ; George de Prasly eAt 
aim6 passionn6ment la musique, mais il ne la savait pas; 
il n'en avait jamais entendu ; il 6tait incapable de causer 
pertinemment des m6rites respectifs de I'AUemagne et de 
ritalie, des perfections de la prima donna, du ballet ou de 
TopSra de la veille, de toutes ces graves questions sur les- 
quelles les dilettantes de salon d^bitent avec aplomb tant 
de jugements tout faits et de bons mots de foyer. Edgard 
avait une jolie veix de t6nor qu'il conduisait avec gout, et 
qui lui permettait de chanter avec sa cousine les duos 
amoureuxde Guillaume Tell, du Comte Ory, de la Gazza 
et des Furitains. Que dirai-je des arcanes et de la science 
du Sport ? C'^taient lettres closes pour George de Prasly, 
qui se voyait r^duit au plus humiliant silence, tandi& 
qu*Edgard discutait en docteur infaillible les plus minu* 
tieux raffinements du turf^i du stud-book^ et que Sylvie, 
qu\, au fond, estimait a sa juste valeur ce sujet de conver- 
sation, se croyait obligee de T^couter et de lui ^6pondre 



fENYBAS DB LA GOHEDIE. 77 

comme s'il se fat agi des plus grands int6r£ts de Tl^tat. 
Ainsi tout, dans cette vie et dans ce monde, 6tait pour 
M. de Prasly condition d'inf6riorit6 et instrument de tor- 
ture. 

A ces intimes souffrances vint bientdt se joindre una 
cruelle inquietude. George recevait trfes-souvent des 
lettres de sa m^re ; il [lui semblait qu*& chacune de ces 
lettres se trahissaient des signes plus irr^cusables de tris- 
tesse, d*abattement et de fatigue. La marquise ne lui par- 
lait jamais de sa sant6, ou bien elle lui disait laconique- 
ment de ne pas slnqui6ter d'elle. Mais I'^criture de plus en 
plus tremblfe, les brusques reticences, Tinvolontaire amer- 
tume se cachant sous une phrase ou sous un mot, tout 
prouvait h son fils qu*elle souffrait, qu*elle etait malade, 
qu*elle d6p6rissait peut-6tre ; il se la repr^sentait seule dans 
ce vieux chateau, privte du seul objet de ses affections, du 
seul bonheur qui eiit console sa vie douloureuse. Cette 
id6e dominait pour lui toutes les autres, et les lui rendait 
plus poignantes. Eiit-il eu, dans un moment d*expansion et 
d*entrainement juvenile, la bonne pens^e de se jeter aux 
pieds de Sylvie, de la pressor sur son coeur, tf antentir dans 
cette etreinte tout ce qui les sSparait, il eiit iti retenu par 
la certitude que, dans ce moment m£me, sa m^re songeait 
il lui et pleurait. 

Les choses all^rent ainsi jusqu*k la fin d'avril. A cette 
^poque, aucun des habitues de rh6tel Durousseau n'igno* 
rait qtfEdgard M6vil avait rompu avec Coralie, une des 
c616brit6s de la danse, et qu*il 6tait en froid avec la du- 
chesse de Birague : ai-je besoin de dire Si quel motif cette 
double rupture itait g6n6ralement attribute? Sylvie en 
avait tons les honneurs : honneurs compromettants , et 
qui, pareils k ceux des triomphateurs romains, entratnent 



78 LA FIN DU PROCfcs. 

aprCs eux, en guise tf insulteurs publics, bien des malices 
et de* 6pigrammes. 

Les deux femmes sacrifices se conduisirent, Tune en 
danseuse, Fautre en duchesse. Coralie Ccrivit une lettre 
anonyme k George de t^i*asly, et, par un raffinement de ven- 
geance, en adressa une copie h la vieille marquise, qu'elle 
avait apergue le jour du mariage de George, h Notre-Dame- 
de-Lorette, et sur laquelle elte avait su se procurer les ren- 
seignements les plus precis ;— car ces femmes-18i, ne nous 
lassons pas de le r6p6ter pour I'Cdiflcation de ceux qui les 
frCquentent, sont au courant de tout ce qui se passe dans 
le monde dont on les croit le plus 61oign6es, et dont une 
porte secrete leur est sans cesse ouverte par les frferes, flls, 
cousins, maris ou amants. La duchesse de Biraguc, profi- 
tant du regain de carnaval qui survient parfois aprfes les 
fStes de Piques, rSsolut de donner un grand bal, et Ton sut 
bientdt qu'il devait ressemblef pour elle h ce$ victoires h 
Faide desquelles les conquCrants ressaisissent leur prestige 
menac^. 

Ce fut pendant les^ joumCes qui prficMferent ce bal que 
jeorge regut coup sur coup une lettre de sa m6re, plus 
sombre et plus laconique encore que les autres, et la lettre 
anonyme de Coralie, oil la pr6tendue liaison d'Edgard avec 
Sylvie 6tait d6nonc6e fort crtiment, sinon comme arriv6e 
tout k fait h ses derniferes consequences, au moins comme 
toute prfite h y tomber. Trop noble et trop pur pour igno- 
rer le cas que Ton dolt faire de pareilles lettres, M. de 
Prasly en ressentit pourtant une vlolente secousse : car les 
vraisemblances mondaines venaient malheureusement h 
Tappui de cette venimeuse delation. Ainsi, tandis que les 
autres acteurs du bal de madame de Birague, de cette f6te 
dont on vantait d*avance les futures flierveilles, s*annaient 



l'entehs de la gomedie. Vd 

pour ce dernier tournoi d*616gance> de plaisir el de vanit^J, 
Beorge ne s*y pr^parait que par un surcroit de d^chire- 
ments et de douleurs. 



vin 



llandlili-Rli^rr^iliiWMiA. 



GEORGE' D£ PRASLY A M. RAMI6NARD» NOTAIR£| 

A PRASLY-LE-NEUF. 

Paris, le 23 avril 1844. 

« Monsieur, 

» Vous pardonnerez cette d-marche h un hotnme qui a 
peu d'appuis en ce raonde, et qui n'eti a ressenti que plus 
vivement les preuves d'attachement que tous lui av«E don* 
n^3. Ne sachant, — car Je ne suis pas mon mattre^ ~ si 
mon s^jour h Paris ne se prolongera pas jusque dans rM> 
je viens vous demander deux choses de nature bien diiN^ 
rente, mais qui itnportent toutes deux k mon repos c il est 
1)ien entendu que ma lettre est confidentielle. 

» Les cent mille francs destines par M. Durousseau , 
mon beau-p6re, h kt restaUration et h rembelliSBement du 
chateau de Prasly, ont 6t6 versus chez vous. Pourriea^vous 
me dire ce qui a itk d^pens^ de cette somme pdtir les pre- 
miers travaux commence en automne, et ce qu*il en reste 
entrevos mains ? Vous serait-il possiMe^ dausune circon-^ 



5^0 LA FIN DU PBOCis. 

Stance urgente et sur un simple avis de moi, de trouver, en 
vingt-quatre heures, une somme 6quivalente h celle qui a 
4t6 d6pens6e, en hypoth6quant cet emprunt sur le chateau 
et sur lepeu de terres qui me restent? 

» Voil^, monsieur, ma premiere question. Si elle me 
tient au coeur, la seconde est, pour ainsi dire, mon coeur 
tout entier : je suis inquiet de la sant6 de ma m^re ; le ton 
de ses demi^res lettres, la connaissance que j'ai de son ca- 
ractfere, ces pressentiments magnetiques qui font rarement 
d6faut aux affections profondes, tout me dit qu*elle est 
souffrante, que son isolement la consume, que mon ab- 
sence la tue peut-6tre, et qu*elle me cache, en partie du 
moins, la gravity de son 6tat. Soyez assez bon pour vous 
rendre h Prasly, aussit6t que vous le pourrez ; insistez pour 
voir ma mfere, et inventez, s*il le faut, quelque pr6texte 
d'affaires. Vous la connaissez depuis quarante ans; une 
demi-heure doit vous suflSre pour en savoir plus qu*elle ne 
vous en dira. Regardez-la bien... Oh I oui, cher monsieur, 
regardez-la comme je le ferais moi-m£me si j'avais le bon- 
heur d'etre a ses cdt6s... Vous savez^que ces longs cha- 
grins ont flni par laisser sous ses paupi^res comme une 
myst6rieuse source de larmes toujours pr6te k jaillir au 
moindre choc, Observez-la avec attention au moment oil 
vous parlerez de moi, et mesurez Feffort qu'elle aura fait 
pour refouler ces larmes intarissables... Examinez sa con- 
tenance, son amaigrissement, sa p^eur... Interrogez, s'il 
le faut, sa vieille Madeleine, et sachez d'elle si rien n'est 
chang6 dans ses habitudes, si elle mange un peu h ses re- 
pas, si elle n'a pas, le soir, un mouvement de flfevre. — 
Surtoul, dites-vous bien ceci : c*est que, si par lo^ faute, 
c'est-^-dire par mon absence, il arrivait malheur h ma 
m^re, si son 6tat devenait trop grave pour que, plus tard. 



t'ENVERS DE LA GOMEDIE. 81 

ma prSsence pAt la gu6rir, jamais je ne pardonnerais ni k 
moi-m6me ni h ceux qui ont 6t6 cause de notre separation ! 
» Adieu mon ami... mon seul ami... Je ne m'excuse 
pas, je ne vous remercie pas... Fhonneur d'un mari et le 
rcBur d'un fils, voilk ce que je remets entre vos mains. 

» GEORGE DE PRASLT. » 



RiPONSE. 



Prasly-le-Neuf, 96 avril 1844. 



« Monsieur le marquis, 



» Je m*empresse de r^pondre aux deux articles de votre 
honor6e lettre du 23 courant, et je commence par lemoins 
important. 

» II a 6t6 d6pens6, soit avant Farrivte de M. Durous- 
seau, soit pendant son s^jour ici, une premiere somme de 
vingt-un mille trois cent septante-deux francs quarante 
centimes, dont trois mille deux cents sur vos ordres, et le 
reste hs mains de M. Doligny, architecte, demeurant a 
Paris, rue de Tr6vise, n^ 40. Vous possMez encore, en 
Men patrimonial, outre le chateau et les d6pendances, 
)ept hectares de terres labourables ou vignobles, 6valu6s, 
au plus has, vingt mille francs. En consequence, et sur 
votre premiere requisition, je me ferais fort de trouver, 
dans les vingt-quatre heures, et en rhypoth6quant sur votre 

8* 



82 tik FIN OU PROGi:S« 

proprifite, une somme 6quivalente h celle qui a 6t& i6- 
pens6e. Je me borne h ce renseignement, monsieur le mar- 
quis, sans vouloir ni connaltre, ni comprendre le motif qui 
vous Ta fait demander. 

» Que ne puis-je vous r^potidre d'une fa(jon aussi satis- 
faisante sur le second article I Mais vous me demandez 
d*6tre sincere, et je manquerais a mes devoirs si je vous 
d6guisais la v6rit6. J'avais eu d6ja I'honneur de voir a la 
messe madame la marquise de Prasly, votre respectable 
m^re; j*avais bien remarqu6 un peu d'abattement dans son 
attitude, un peu de fatigue dans sa d-marche; deux ou 
trois fois m6me j'avais surpris ses larmes tombant jusque 
silr son livre d'heures, et il m*avait paru qu'en sortant elle 
6tait obligee de s'appuyer sur Madeleine. Je n*osais me 
presenter chez elle, n'ayant pas 6t6 appel6, et pourtant 
j'6tais inquiet; car depuis les f^tes de Pa,ques, — \oi\h deux 
dimanches, — ellen'6tait plus venue a I'^glise!--- Je lui ai 
done fait dire que je croyais avoir laiss6 au chateau des 
papiers nScessaires a mon rfegleraent de compte avec 
M. Doligny^ et que je lui demandais la permission d'aller 
les y chercher. Aujourd'hui m^me, a deux heures de 
I'apr^B-midi, je sUis entrS dans son salon, oti elle a eu la 
bontd de me recevoir* Je ne vous dissimulerai pas, mon- 
sieur le marquis, que le premier effet a 6t6 tr6s-p6nible. 
Madame votre m6re m'a paru tr^s-pMe, trfes-amaigrie, tr6s* 
abattue; elle a voulu, en me voyant, se soulever sur son 
fauteuil, et ce 16ger effort a amen6 sur ses joues creuses 
cette plaque rouge, trop connue, h61as I de quiconque est, 
par 6tat, habitu6 h approcher des malades. Elle a voulu 
sourire, et, k I'instant, ses yeux se sent remplis de larmes 
qu'elle essayait en vain de cacher. J'ai prononc6 votre nom 
et demand* de vos nouvelles, aussi naturellement que j'ai 



L^ENTBAB DE LA GOMEDIE. 83 

pu. Rien, monsieur le marquis, ne saurait rendre Fexpres- 
sion navrante qui s'est peinte sur son p&le visage pendant 
qu'elle me parlait de vous : le coeur le plus endurci aurait 
eu piti6 de ce Wmissement de l^vres> de cette voix entre^ 
couple et tremblante^ de cette suffocation nerveuse sous 
laquelle on devinait tons les frissons^ tons les sanglots d'un 
d^sespoir immense et sans fond; Je lui ai demand^, comme 
par hasardy s'il y avait'longtemps qu*elle n'avait vu le doc- 
teur Bergier, notre mSdecin ; elle m'a r^pondu brusque- 
ment qu'elle ne le voyait que lorsqu'il y avait des malades 
a Prasly , et qu'il n'y en avait pas I ... Au bout d'une demi- 
heure, craignant que ma visite ne la fatiguM, je me guis 
lev6 ; sans doute la vue d'un homme qu'elle salt lui 6tre 
profond^ment attache, avait dispose h I'attendrissement 
cette tme d6chir6e ; car madame la marquise m'a tendu sa 
main, et j'ai os6 la porter a mes 16vres; cette mail) ^tait 
brAlante I 

» En sortant, j'ai pu interroger le vieille Madeleine, qui 
m'a donn6 les details les plus poignantSi Quand madame 
votre m6re se croit seule, ses pleurs ne tarissent plus ; elle 
s'enferme avec vos lettres pendant de longues heures ; puis, 
craignant sans doute de trop accorder ^ une affection ter^ 
restre, elle se jette avec angoisse sur son prie-Dieu, et de- 
mande a Dieu pardon de sa douleur. Madeleine croit qu'elle 
a la fi^vre toute la nuit, et elle m*a dit qu'il lui arrivait 
tr^s-souvent de se lever de table sans avoir toucW h rien. 
J'ai voulu, avant de vous 6crire, voir M. le cur6 et le doo- 
teur Bergier. Le docteur, je vous le dis sans dAtour, la 
croit gravement malade, et le cur6, qui a ses libres entries 
au chateau, m'a dit tristement : « C'e&t une &me bris6e I » 

»Vous le voyez, monsieur le marquis, j'ai cm devoir 
vous dire tout, au risque de vous alarmer. Cest pour moi 



84 LA FIN DU PROCis. 

le vrai moyen de r^pondre h votre confiance : maintenant, 
Ton peut esp6rer encore que votre retour, s*il 6tait pos- 
sible, ferait k madame votre mfere assez de bien pour r6ta- 
blir sa sant6 et dissiper bientdt toute inquietude : ce sont 
des renseignements que vous m'avez demand^s, et non des 
conseils. Je connais toute la profondeur de votre amour 
pour notre ch^re et sainte dame : je sais que vous 6tes le 
meilleur des fils ; ma tdx^he est done finie, et je termine \h 
cette lettre, en vous priant, monsieur le marquis, d'agr^er, 
etc., etc. » AuGusTiN Ramignard. 

George de Prasly refut cette lettre le soir mftme du bal 
de la duchesse de Birague, et quelques minutes avant de 
center en voiture avec Sylvie pour se rendre k cette f6te. 
II 6tait habill6 d6jk, et Sylvie venait de mettre la demiSre 
main h la plus ravissante des toilettes, n lut deux fois la 
lettre de M. Ramignard et la mit dans sa poche, sans s*ar~ 
r^ter encore h une determination bien pr6cise. Mille pen- 
sees confuses s*agilaient dans sa tete ; une horrible an- 
goisse dechirait son coeur; un eclat immediat repugnait h 
son caractere timide : tout ce qu*il savait, c'est qu'il par- 
tirait le lendemain matin. Un instant aprfes, on vint avertir 
que la voiture etait avancee : George offrit le bras k sa 
femme , sans lui dire un mot des nouvelles qu'il venait de 
recevoir,^ et ils partirent pour le bal. 

La duchesse de Birague etait placee dans une de ces 
situations exceptionnelles que prennent pour exemple et 
pour regie nos romanciers k la mode quand ils choisis* 
sent parmi les patriciennes leurs sentimentales heroines 
Riche et de petite noblesse, mariee k seize ans k un vieux 
due spirituel et goutteux, veuve au bout de quatre annee?^ 
de manage, madame de Birague s*etait trouvee k vingt ans 



l'envers db la gomedie. 85 

en possession d'un grand nom, d'une splendide fortune et 
d'une liberty sans bornes. EUe n'en avait abusd que tout 
juste ce qu'if fallait pour que les m^disants , en parlant 
d'elle, ne fussent pas tout k fait trait6s de calomniateurs. Ce 
qui 6tait positif du moins, et ce que nos lecteurs saven( 
A^}ky c*est qu'elle avait distingue Edgard M6vil parmi se& 
nombreux adorateurs, et que , dussent les demiers tenants 
de Forthodoxie hferaldique en fr6mir de courroux, elle pa- 
raissait fort dispos^e & fondre For de sa couronne ducale 
pour en faire un anneau d'alliance digne du brillant Ed- 
gard. G'^tait pour lui un mariage magnifique, et M. M6vil 
le p6re, lorsqu'il comprit qu*il devait renoncer pour son fils 
a la main de Sylvie, tourna de ce cdt6 toutes ses esp^rances. 
Pourtant Edgard ne se d^cidait pas, et <^tte indecision, 
diversement comment^e par le monde, faisait & la duchesse 
une position delicate, peu 6pargnee des mauvaises langues. 
Au commencement de Thiver, aprfes un redoublement de 
valses , de polkas et de visites du matin, on avait cru que 
le beau dandy allait enfin amener pavilion, et les nouvellistes 
presses disaient d6Jk : A quand la noce? — Mais Tarrivee 
de Sylvie parut tout remettre en question. Egard se montra 
si empress6 auprte de sa cousine, si heureux des petites 
privaut^s qu'autorisait sa parents, que la duchesse se sentit 
k la fois d^tr6n6e dans le monde, et menac6e dans le coeur 
de son attentif . Pendant deux mois, elle soutint la lutte avec 
r6nergie d'une femme aimante ou d*une souveraine atta- 
qu^e , et ce bal par lequel elle allait clore la saison 6tait 
r^preuve supreme oil elle devait rassembler ses forces, re- 
Irouver son empire , remonter k son rang d'idole , frapper 
le coup d6cisif, ou peut-^tre le recevoir. 

6ans cette soci6t6 oil George de Prasly n'avait rencontrA 
que des indiff^rents, une seule personne paraissait Tao- 



I 



80 I>A FIN BU PROCES* 

cueillir avec une attention sympathique, et c'^taitjuBtement 
la duohesse de Birague. EUe avait d^couvert, disait-elle, 
dans un manuscrit de la Biblioth^que^ la preuve qu'un 
Conrad de Prasly avait ^pous^ » en 1 509 » une Alexandrine 
de Birague : le fait est que sa position yis^k-vis d'Edgard 
6t leg aMiduit6s de celui-ci aupr^s de Sylvle ]:^ndaient fort 
importante pour la duchesse T^tude du caractdre du man 
de la marquise de Prasly t comme on s'obBtinait it Tap^ 
peler. Elle Tobserva done d'abord avec un certain 6gofeme : 
puis elle s'int^rcBsa, comme h un probUme, k cette figure 
noble et taciturne qui pasBait au milieu du mouvement de 
la vie mondaine Bans en 6tre ni 6gay^e ni ^blouie. Lors- 
qu'elle le vit subir en silence Tindiff^rence des salons et les 
familiarit^B toujours croissantes qui s*^tablissaient entre 
Sylvie et Edgard^ elle se demanda si c'^tait timidity ou 
sto'icisme, insouciance ou flert^, sentiment de dignity bless^e 
ou manque abiolu d'initiative et de ressort. Elle avait sou*- 
vent d68ir6 captiver la cotifiance de George, arracher de 
lui raveu de ses ennuis et de ses peineS) s'assurer de ce 
qui B6 cachait sous cette tranquillity apparente, et lui 
proposer enfln une sorte d'alliance dont Tenjeu serait 6gal 
pour tons deux : pour elleVamour d'Edgard^ pour lui Tamour 
de Sylvie. Mais, jusque^lk, George avait paru peu s*aperce- 
voir ou peu se soucier des dispositions charitables de la du- 
chesse de Birague* n la confondait dans Tuniverselle froi- 
deur que m^ritait it ses yeux ce monde od on le traitait en 
6tranger» et la duchesse, asservie d'ailleurs it son rdle de 
femme 6Ugante, avait eu peu d'occasions de se rapprocher 
de cet homme dont elle eftt voulu se faire un ami. 

II 6tait facile de reconnaltre qu'elle avait cherch^ it don-* 
ner it son bal toutes les seductions, tous les prestiges ca^ 
pables d'exalter Fimagination et la vanity d'Edgard. Lorsaue 



l'enverb de la gombdie. 87 

M. et madame de Prasly y arriv^rent, le salon regorgeait 
tl6}h d'un flot dlllustrations parisiennes ou ^trangeres. Les 
loms les plus imposants retentissaient it la porte : les plus 
)harmants visages faisaient assaut d'^clairs et de rayons, 
/e ne dis rien de la magnificence de I'hdtel, des mer< 
veilles de Fameublement, de la recherche inouie des details ; 
ce sersut m'exposer aux redites ou retomber trop ais^ment 
dans ces inventaires de tapissier et de modiste qui tiennent 
une si large place dans plusieurs de nos romans* Figurez- 
vous une vraie duchesse, une duohesse du faubourg Saint- 
Germain, servie par trois cent mille livres de rente, et 
combinant toutes ses faeries pour plaire h Tamant pr6- 
{6t6 ; Yous aurez une id^e du bal de madame de Birague. 
Vers minuit, h cette heure rapide ou T^clat d'une f6te 
est k son apogee, od les femmes ont toute leur animation 
sans avoir encore trace de fatigue , ou les cerveaux des 
adolescents ^clatent devant ces enivrantes images i od le 
feu des bougies, le parfum des bouquets^ le souffle des val- 
seuses formeiit une atmosphere torride, ^touffante, exci- 
tante, vertigineuse, il 6tait clair pour toutes les personnes 
qui se trouvaient Ih qu'il n'y avait de rivalitd s^rieuse 
qu'entre Sylvie et la duchesse de Birague. Sylvie ne se 
rendait pas tr^s-bien compte du r4Ie qu'elle jouait dans 
cette lutte. Mais il y a des moments ou la femme la moins 
dgprav^e cMe au dSmon qui lui fait monter h la tdte des 
vapours subtiles, chargies de mysterieux poisons ; madame 
George de Prasly ^tait dans un de ces moments: elle s'illu- 
minait, elle s'^blouissait elle-m^me de sa beaut6 et de son 
triomphe. Suspendue au bras d'Edgard, la valse Fentrai- 
nait dans ses cercles magiques^ dans ses tourbillons de 
flamme, dignes de faire sourire M^phistophdl^s en habit 
de bal. Elle voyait , h chaque tournoiement ^ mille ardents 



88 LA FIN DU PROCfeS. 

regards se plonger dans les siens, mille 6tincelles de dia- 
mants et de perles chatoyer k travers les chaudes effluves 
qui brAlaient son front et sa poitrine. Prasly, le vieux cha- 
teau, I'image de George, pMe d'angoisse k quelques pas 
d*elle, tout 6tait oubli6 : il n'y avait plus qu*une arfene, un 
orgueil, une ivresse. 

•• George 6tait Ik , pourtant , perdu dans la foule et r^su- 
mant dans ce seul instant, avec cent fois plus d'amertume 
et de violence, tout ce qu'il avait soufiFert depuis deux mois. 
Jamais Sylvie ne lui avait paru si belle , jamais Edgard si 
fat et si compromettant I II le voyait s*6panouir dans son 
triomphe, se parer de la beaut6 de Sylvie, prendre des airs 
conqu^rants ou diplomatiques chaque fois qu*on le com- 
plimentait de son succ^s. n entendait chuchoter autour de 
lui quelques-unes de ces paroles qui Tavaient d^jk froiss6, 
ces plaisanteries sur le mari invisible et le cousin sMuc- 
teur, ces 6pigrammes h pointe d*6pingle qui vont de T^pi- 
derme au coeur, et dont les auteurs se g^naient d*autant 
moins que la plupart ne le connaissaient pas. Edgard s*6tait 
empar6 de T^ventail de Sylvie, et, pendant les entr'actes 
de la valse , il jouait avec ce fr^le talisman comme s*il 
etlt voulu en faire Finterpr^te des hardiesses de son amour. 
Lorsque George, k cet irritant spectacle , portait la main k 
sa poitrine pour en arrfiter les battements furieux , il sen- 
tait sous son habit la lettre de M. Ramignard , cette lettre 
presque funSbre, et il croyait voir apparaltre, enfeie ces 
joyeux groupes et son mome regard, la figure de sa 
mfere mourante. L'^preuve 6tait trop cruelle , et peut-fttre 
George dUait-il Mater, lorsqu*une main delicate se posa 
16g6rement sur son ^paule; il se retourna et vit la duchesse 
de Birague : ils 6chang^rent un regard, et ils se comprirent : 
EUe alUit parler ; George la pr6vint, lui si timide, si r6« 



L*ENVERS DE LA GOMEDIE. 89 

servS d'ordinaire ! — Madame la duchesse, lui dit-il h voix 
basse, mais sans h^siter, vos devoirs de mattresse de mak 
son vous permettent-ils de m*accorder cinq minutes ? 

— Pour vous et pour vous seul, oui ! r6pondit-«lle di 
mSmeton. 

A la faveur d*une contredanse qui s*organisait, elle pui, 
sans 6tre remarqu6e, lui faire signe de la suivre ; elle le 
conduisit dans un boudoir h peine 6clair6 ou ses invites 
n'entraient pas. 

— Madame, lui dit George, vos moments sont trop pr6- 
cieux pour que j'en abuse. Avez-vous un domestique h qui 
je puisse me confier ? 

— Je vous offre Leonard, le valet de chambre de feu mon 
mari ; il est aussi sAr que s'il 6tait b^te, et aussi intelligent 
que s*il 6tait fripon. 

Un instant apr6s, Leonard arriva : — Leonard, lui dit 
George d'un ton ferme , avec la permission de madame la 
duchesse, vous fttes h. mon service pour deux heures. 

La duchesse s*inclina en signe d'assentiment. George 
reprit : 

— Vous allez courir chez moi, rue LaflStte, n<> 45. Vous 
demanderez Frangois , mon valet de chambre, et Annette, 
la femme de chambre de madame de Prasly. Vous leur or- 
donnerez de ma part de faire nos paquets, d'appr^ter la 
voiture de voyage , d'aller commander des chevaux h la 
poste, de les faire atteler, et de m*amener le tout ici m6me, 
i la porte de madame la duchesse. n est une heure du 
matin. Us seront ici h trois heures, ou, k quatre, ils seront 
chassis tons les deux. Allez I 

Pendant qu'il parlait, la duchesse de Birague le regar-» 
dait avec une profonde surprise. Ce n'^tait plus le mfime 
homme; toute trace d1nd6cision avait disparu. On eflt df 



90 LA FIN DU PR0GB8. 

que le tletix sang des Prasly venait tout k coup de jaillir 
lans ses reines avec toute I'ardeur intr^pide des champs de 
bataille. II se retourna Vers la duchesse avec un geste d'une 
dignity iDOomparable^ comme pour lui demander si elle 
6tait contente de lui. 

^^ Oh I monsieur t 8*6cria-t--elle dans un entrainement 
irresistible, je me disais bien que vous 6tiez le plus imb6* 
cile ou le plus noble des hommes ! 

— Et vous trouvez en ce moment que je ne suis pas le 
plus imbecile, murmura*t-il avec un sourire amer. 

OS rentr^rent dans le salon ; leur absence n'avait pas 06 
remarqu^e. George marchait la t^te haute comme dilivr^ 
d'un horrible fardeau par une resolution irrevocable : il 
s'assura des situations respectives : Sylvie dansait ; Edgard 
papillonnait ; M. Durousseau venait de se mettre h une table 
de whist, et faisait la partie ceiebre de deux ambassadeurs 
et d'uB banqiiier ^urop^ra. 

A trois heures » Leonard parut k la porte : George s'ap- 
procha de lui, et le ralet de chambre lui dit a voix basse : 

— Les ordres de monsieur le marquis sont ex6cut6s. La 
voiture et les chevaux sont Ik. 

Un instimt apris , M. de Prasly emmenait Sylvie , qui , 
justement, commengait k se sentir fatiguee, et il s'occupait) 
avec une galanterie insolite » du soin de recouvrir sa tete 
et ses epaules du capuchon et du manteau de cygne qui 
devaient la proteger centre le brusque passage de Tatmos- 
phere du bal h la fralcheur d'une nuit d'avril. 

Lorsqu*elle fut sur le perron, elle poussa un cri d'eton- 
Dement et d'effroi en reconnaissant une berline de voyage 
avec malles, caissons et chevaux de poste, au lieu du coupe 
qu*elle s'attendait h voir : FrauQois et Annette etaient sur le 
siege, muets tous les deux. 



L'ENTEnS DE LA COMEDIE. 91 

— Montez, madame f dit George h Sylvie qui h^sitait. 
Elle monta machinalement : son mari, d'ailleurs^ lui 

lyait dit ces mots d'un air qu'elle ne lui connaissait pas, et 
jui la subjuguait malgr6 elle. 

— Route du Midi ! cria George aux postilions (Jui par- 
tirent au galop. 

— Mais, monsieur, oil allons-tious ? murmuifa Syltie 
^perdue. 

— A Prasly, madame, r6potidit-il froidenlent. 

— Et pourquoi ce depart si brusqUe ? Pourquoi m'enle^ 
ver ainsi sans me pr6venir, sans mfime pr6venir mon pftre T 

— Parce qu*il y a deux choses pour lesquelles je vous 
briserais comme je brise votre ^ventail qui est rest6 trop 
longtemps entre les mains de ce fat I dit George en jetant 
par la portiere T^ventail bris6 en mille pifeces. 

— Et lesquelles, monsieur ? lesquelles ? demanda Sylfic 
avec une Amotion croissante. 

— Uhonneur de mon nom et la vie d(* ma mftr e. 

— Ah ! je faime mieux ainsi que quand je te (5foyai3 
impassible I s*6cria-t-elle. 



If M 1r if 



IX 



Eiii Cris«. 



— Vous, Madame I... vous I... vous m'aim^z 1..* Et tfest 
ici, c'est en ce moment, c'est apr^s cette horrible nuit» que 
vous voulez mo le faire croire? dit M. de Prasly avec un 
6tonnement m£16 d'amertume. 



92 LA FIN DU PROCfiS. 

— Et pourquoi pas ? reprit la jeune femme qui se remet- 
tait peu k peu de son trouble et rentrait, avec une clair- 
royance toute feminine, dans le sentiment de la situation ; 
pourquoi past... 

•^ Parce qu'on n'aime pas un niais , un provincial, un 
paysan comme moi ! interrompit George en 6clatant ; un 
homme gauche et timide qui ne sait ni danser, ni valser, 
ni chanter, ni monter h cheval, ni rien de ce que devrait 
savoir le mari d*une femme k la mode I S*informe-t-on 
seulement s*il a une intelligence et un cceur, cet 6tre d^s- 
h6rit^, bon k laisser dans Tantichambre, avec les ch&Ies 
et les manteaux? De quoi se plaindrait-il? Que peut-il 
6tre? Quelle est sa place dans ce monde nouveau qui le 
dMaigne et ne le connalt pas ? Un debris , un atome , un 
titre, un nom I Ce nom, ce titre, ce vestige des temps pas* 
s^s, on les lui prend par une fantaisie d'616gante ou d*ar- 
tiste : on les lui prend comme on prendrait chez le graveur 
r^cusson qui va bien aux panneaux de la voiture, comme 
on prendrait chez le joaillier la couronne de diamants qui 
ajoute k FSclat de la beaut6... Mais Taimer, luil aliens 
done f vous voulez rirel Celui qtfon aime, c*est le roi des 
salons dont on est la reine , c^est le merveilleux dandy de- 
vant qui tout s*incline , et que les femmes se disputent en 
champ clos comme les paladins se disputaient autrefois 
r6charpe de la dame de leurs pens6es I... Voilk celui qu'on 
aime I Uautre, on Fabandonne dans un coin ; et si, dans son 
isolement et son silence, 11 se d6bat centre d'invisibles tor- 
tures, si des larmes de douleur ou de colore montent k ses 
paupiires, s*il entend murmurer autour de lui des parolep 
blessantes pour son repos, fl^trissantes pour son honneur 
des paroles qui font bondir son coeur dans sa poitrine^ 
bouillir son sang dans ses veines , eh I qu'importe ? Com<' 



f 

( 



L'ENVEDS DE LA COMEDIE. 93 

ment saurait-on qu'il souffre? On ne salt plus s'il exisiel... 

Au lieu de rSpondre, Sylvie se rapprocha de lui par un 
mouvement plein de grace ; puis, ^cartant le capuchon qui 
Fenveloppait h derai, elle appuya sa tete sur TSpaule de 
George, et se plagant ainsi sous le feu de son regard dont 
Texpression se r6v61ait h elle pour la premiere fois, les 16- 
vres si pr6s de son visage qu'il sentait la tiMeur embaum^e 
de son souffle, elle lui dit avec une ineffable douceur : 

— Oh I parle, parte encore ! Dis-moi bien tout ce que tu as 
sur le coeur I dMommage-moi, Mt-ce en me d6chirant, de 
cette froideur qui me d6solait 1 Tout, plut6t que ton silence, 
plutdt que de se sentir strangers Fun h I'autre, de se heurter 
h cette barriSre de glace qui, tout h. Fheure encore, nous s6- 
parait ! Accable-moi, George 1 6crase-moi ! humilie, brise, 
an^antis cet orgueil plus heureux, en ce moment, de ses 
blessures, qu'il ne TStait, cette nuit, de ses triomphes... 
Mais ne doute pas de ma parole, car je n'ai jamais menti... 
George, mon George, je t'aime 1 

Pendant qu'elle parlait, le capuchon s'^tait abaiss6 tout 
k fait. Sa belle et noble figure, tour k tour anim^e par les 
sensations ardentes du bal et par T^motion rapide de cette 
seine si imprivue, s*6clairait des pd,les lueurs deFaube qui 
commengait k glisser k travers les stores de la voiture. Ses 
cheveux d6roul6s caressaient de leurs boucles soyeuses la 
joue de M. de Prasly. Sous ce manteau qui avait si vite et 
si incomplitement transform^ sa toilette de bal en toilette 
de voyage, il pouvait sentir ses bras et ses ipaulcs nues, 
frissonnant sous les baisers du matin. II y a d'ailleurs dans 
la soumission et Tabaissement volontaires d'une femme 
Snergique et flfere, quelque chose de plus enivrant, de plus 
irresistible que dans les gr^cieuses c^lineries de la fai- 
blesse. George n'avaitpas trente ans : 11 n'itait ni blas^^ ni 



ft4 LA PIN DU PROCES. 

insensible. L'irritation at Tangoisse qu'il amassait dcpuis 
plusieure mois, les secretes m^liances qui Tavaient, d^s le 
premier mom^t, rendu rebelle k Tamour possible de Syl- 
vie, rhumiliation et la colore qui, pendant ce bal, etaieni 
arriv6es h leur paroxysme et avaient amen6 I'explosioii 
finale, taut s'efiPaQa« ea quelques minutes, dans un senti- 
m^t qui n'^itait encore ni Famour, ni la certitude, ni la 
confiance, mais auquel, pour y ressembler, il ne fallait 
plus peqt^idtre qu'un peu de bonheur et un peu de temps. 
La glace n*6ts^t pas rompue, mais elle craquait. Uironie 
&pre et aride qui avait tout h coup d6bord6 du fond de son 
^me, s'attendrissait i6}h dans un reproche, uoe plainte, un 
doute: 

^^ Mads, si vous m'aiiUiiez , madame, pourquoi vous 
pr^oeeuper si peu de ce que je pouvais souffrir ? 

<<— Et si vous m'aimi^, vous, oaoBsieur, pourquoi done 
ne pas me le dire, ou du moins me le faire deviner? 

Ni Fun ni Tautre ne pouvaient se m^prendre a ce chan- 
gement de ton ; les femmes ont, dans ces circonstances, des 
intuitions inerveiUeuses, pjromptes k se saisir d'un mot, 
d'un gesle, d'un signe, d'u^ pli du front ou des l^vres, 
d'une nuance impero^tible qui nous 6chapperait cent fois. 
Sylvie comprit qu'dle n*avait plus devant elle un mari i 
d^sarmer, un juge k fl^chir , mais un coeur trouble et ma- 
lade k rass^r6ner : George sentit que la discussion allait 
changer de terrain et que, dans cette question ou cette 
plaifite de sa f^nme, il y avait pour elle une excuse, pour 
liu'uBe esp^rance; ilreprit avec une tristesse ou adievaif 
de s'6mousser le reste de sa colore. : 

— Ah I je ne pouvais, je ne savais ni vous le faire devt^ 
ner, ni vous le dire I II laut, pour oser ps^rler d'amour k 
une femme telle que vous, avoir etx m \ine cc^ifi^ce qui 



L^ENVERS DE LA COMEDIE. 05 

me manquait, 6tre familiarise avec un langage que per- 
sonne ne m'avait appris I II faut des sMuctions, des gr&oes, 
des moyens de plaire, dont je me voyais d6pourvu, et dont 
un autre, plac6 tout prte de vous par sa naissance, vous 
offrait le brillant module ! II faut n'avoirpas trouvS au §euil 
de sa vie ces deux pales f ant6mes daut la f roide main scelle 
le coeur et les l^vres : la solitude et la pauvret^ I Aujour- 
d'hui m6me, si une orise terrible ne m'avait d61i6 la lan- 
gue, si mon ame en se d^chirant n'avait laiss6 6cliapper ce 
cri, forme de toutes mes souffrances et de toutes mes an- 
goisses, vous ignoreriez encore, vousignoreriez toujours ce 
qu*il y avait la... et 1^ ! ajouta-t-il en portant tour Si tour la 
main a son front et h son coeur avec un geste melanco- 
lique. 

— Quoi I George, le secret de votre froideur et de votre 
silence, ce n*est que cela? ce n*est que cela? demanda Syl- 
vie dont les yeux etincel^rent. 

— Eh! que serait-ce done? dit M. de Prasly. 

— Pardonnez-moi... Mais on pretend, — ce n'est pas 
moi qui le dis, — que, nous autres pieb^iennes... quand 
nous mettons notre main dans celle d'un gentilhomme, ce 
n'est pas nous qu'il 6pouse, ce n'est pas notre coeur, ce 
n'est pas notre ^me, ce n'est pas notre beaute, ce n'est pas 
le mysterieux tr6sor de d6vouement et de tendresse qui se 
cache peut-6tre sous nos timides regards ; c'est notre dot, 
c'est notre argent!... 

— Mais, h ce compte, reprit George m tressaillant, on 
pretend aussi, — ce n'est pas moi qui le pense, — que 
nous autres, puuvres patriciens ruin6s, quand nous nous 
allionb a une de ces splendides filles de la bourgeoisie opu- 
lente, ce n'est pas nous qu'elle 6pouse, ce n'est pas notre 
coeur, notre &me, notre pens6e, notre intelligence, la r^ve- 



9G LA FIN DU PROCES. 

rie tendre et triste de nos jeunes anntes ; c'est notre titre, 
cbst notre nom . 

— Et voilk ce que vous supposiez ? Et voila ce que vous 
aviez cru? s*6cri6rent-ils tous deux k la fois. 

- Ahl vous vous trompiez, Sylviel dit George- avec 
une dignitfi douce, plus persuasive que toutes les preu- 
ves. 

— Etvous aussi, George, vous vous trompiez! r6pli- 
qua-t^lle avec une irresistible expression de franchise et 
de noblesse. 

La partie n*6tait pas assez 6gale pour que cette double 
r^ponse produisit le m6me effet sur tous les deux. Uor- 
gueil de Sylvie, la certitude d*6tre belle, le souvenir de ses 
r6cents triomphes, tout lui disait qu*elle n*6tait pas de celles 
qu*on dMaigne, et qu*un gentilhomme, si fier qu'il f6t, 
avait pu, sans d6roger, 6pouser et aimer une plebeienne 
comme elle. La blessure de George 6tait plus profonde, ses 
inquietudes plus motiv^es. Uimportune image d*Edgard 
M^vil, la lettre anonyme, le bal, ^talent encore 1^, trop 
prfes de sa pensee, pour qu'il pftt retrouver toute sa con- 
fiance. II reprit done, en homme qui ne refuse pas de se 
laisser convaincre, mais qui n*est pas convaincu : 

— Mais cet Edgard, ce beau cousin qui semblait, cette 
nuit, si sftr de votre amour, ce s6ducteur insolent qui jetait 
votre reputation en p&ture aux m^disances de ce salon, 
me direz-vous que vous ne I'aimez pas ? 

— Sur mon honneur et sur le vdtre, non, je ne Taime 
pas, rfipondit Sylvie. 

— Ah ! je voudrais vous croire I murmura son man en 
•ecouant la tSte comme pour achever d'^carter un mauvais 
rtve. 



L^ENVfiRS DE LA GOMEDIE. 97 

— !l&coutez, George ! poursuivit gravement la jeune fern- 
me : si le courant de la vie de Paris, une fatality bizarre 
et un peu de m^fiance r6ciproque ne nous avaient pas faits 
presque Strangers Fun h Tautre, si nous avions eu, vous el 
moi, la bonne pens6e de regarder, vous dans mon coeur, 
moi dans le vdtre, nous nous connaltrions mieux aujour- 
d'hui: vous sauriez que je suis fiSre, imp6rieuse, volon- 
taire, enfant g3,tte, mais que jamais le mensonge n*a tou- 
ch6 mes 16vres, et que, s'il en approchait jamais , je 
mourrais de honte a vos pieds. D'ailleurs, mon ami, r6fl6- 
chissez un moment : je suis fille unique, tr^s-riche, tr6s- 
soumise h mon pfere, mais adorte de lui ; j'ai 6t6 presque 
61ev6e avec mon cousin, et j*ai su ou plut6t j'ai devin6 que 
mon oncle M6vil avait vivement d6sir6, dans le temps , me 
voir devenir la femme d'Edgard. Toutes les convenances 
de fortune, d'^ge et de famille s'y rencontraient. Si je I'ai- 
mais et que j*eusse attendu, pour le lui laisser voir, de 
porter votre nom, je serais la plus m6prisable, la plus in- 
ftmedes creatures 1... Oh I je sais ce que vous allez me 
dire : il est seduisant, il est irresistible, et sa supreme 616- 
gance devait plaire k la mienne ; comment se fait-il done 
que je ne Taie ni 6pous6, ni aim6? Cest que j*avais com- 
pris tout ce qu*il y a sous ce brillant vernis, de 16g6ret6, 
d'inconstance, d'6goisme, de s6cheresse de coeur; c'estque 
je ne me souciais pas d'etre un Episode plus ou moins s6- 
rieux, une victime plus ou moins prochaine de cette vie de 
succ6s et de d6sordre ; je voulais un mari qui n'eAt pas 
trop appris aupr6s d*autres femmes k s'ennuyer de la 
sienne... un mari qui fOt k moi, bien k moil... II y a cent 
ans, j'aurais 6t6 trfes-malheureuse avec un mari de Tancien 
regime, tel que la com6die nous le peint ; de nos jours, 
je souffrirais horriblement avec un marquis du regime 



9d lA FIN DtJ PROGIsS. 

nouveau, tel que la com6die devrait nous le peindrel 

— Mais je suis aussi ua marquis, moi 1 dit George en 
j-ouriant tristement. 

— Oui, un marquis d^shfiriW, reprit-elle avec une ex- 
pressioi\ affectueuse qui dtait h ce mot toute id6e d*of- 
fense... et c*est la ce que j'aimais en vous... je me disais, 
— pourquoi ce r*ve des premiers jours s*6taiWl done si 
vite envois? — je me disais : Avec cet or, cette richesse que 
je m^prise, mais que le monde salue comme une puis- 
sance, je puis r6parer les torts de la fortune et de notre 
si^cle envers un homme qui , de tous les privileges de la 
noblesse, n'aura gard6 que la distinction native des senti- 
ments et lam61ancolique majesty des souvenirs!... Uadver- 
site, risolement, la rMexion, une existence de sil^cieux 
sacrifice, auront enseigne h cet homme le vide et le ndant 
de ces grandeurs nobiliaires, si orgu«illeuses autrefois, 
tandis que moi, mes instincts de jeune fiUe me font pren- 
dre en piti6 ou en d^dain cet argent qui me recommande 
d'avance aux empressements et aux hommages... Ce n*es1 
pas tout encore... Cette vie solitaire et pauvre, cette jeu- 
nesse sevrte de nos joies et de nos tetes, Tauront prepare k 
m*aimer avec une ardeur, une vaillance que gaspiile la vie 
mondaine, tandis que moi, ma fiert6 m'aura pr6serv6e de 
tout ce qui n*est pas cet amour sans partage, seule ambi- 
tion et seul orgueil d*un coeur comme le mien... Nous nous 
rencontrons, ainsi prMestin6s Fun h Tautre... On nous per- 
met de nous aimer : on place sa main dans la mienne... 
\rrifere cette id6e d6cr6pite de bourgeoisie riche s*alliant h 
"i noblesse pauvre pour satisfaire sa vanit*, de noblesse 

)auvre s*alliant h la bourgeoisie riche pour restaurer sa 
nisfere!... Nous ne voulons, nous ne savons, nous com- 
prenons rien de tout cela!... Ces mots, qui n'ont plus de 



l'envers de la gomedie. 99 

sens, se traduisent et s'absorbent pour nous dans un autre 
xnot qui est immortel... 

— Uamourl le bonheurl s*6cria M. de Prasly, inca- 
pable de r^sister plus longtemps h cette jeune et chaleu-' 
reuse Eloquence. 

— Out, c'^tait Ik mon r6ve, ec peut-6tre 6tions-nous di- 
gnes tous deux d'en faire une r6alit6, poursuivit la belle en- 
thousiaste en fixant sur George cet ceil limpide et pur k qui 
il eiit ^t& impossible de mentir. En m6me temps, comme 
pour servir de commentaire a ses paroles, le premier rayon 
du soleil levant p^n^tra dans la voiture qui, depuis un ins- 
tant, roulait bors Paris. Le ciel, Ihorizon, les coUines, les 
arbres slUumin^rent de cette clart6 joyeuse qui r^veillait 
et rajeunissait la nature endormie. M. de Prasly abaissa une 
des glaces ; une bouffto d*air f rais et vif , impr^n^e des 
senteurs et des ros6es du matin, vint courir sur son front, 
et dissiper, comme des visions funestes, les poignantes ar- 
deurs de la nuit. Puis il se retouma, et, pour la premiere 
fois, regarda Sylvie dans toute la plenitude de son coeur al- 
ter6 d'amour. La lumi^re inondait cette figure ravissante, 
jouait dans les opulentes torsades de ses cheveux bruns, 
teignait d'un reflet d'opale et d*or ses joues p&lies par 16- 
motion et la fatigue, et ajoutait k son sourire et a son re- 
gard un ^clat incomparable. Par une inspiration soudaine, 
elle se laissa glisser k demi sur ses genoux, et ramenant 
George k elle dans un geste k la fois chaste et passionn^, 
elle lui pr^senta son front a baiser. 

— Eh bien ! moi aussi, moi aussi, je f aime I murmu- 
rait-il i&jk en Tattirant k lui ; mais, dans ce mouvement, 
la lettre du notaire de Prasly sortit de la poche de son ha- 
bit, et tomba sur ses genoux... 

— Ah I malheureux que je suis 1 s'^cria-t-il en recon- 



lUO LA FIN DU PROG&S. 

naissant TScriture de M. Ramignard. Ma mere! ma mfere 
qui se meurt peut-6tre 1... Depuis une heure je I'avais ou- 
bli6e!... 

Sylvie tressaillit encore, mais cette fois ce ne fut plus 
d'amour ni d'esp^rance ; elleaussi, pendant ces instants ra- 
pides, avait oubli6 la vieille marquise de Prasly. En enten- 
dant George prononcer son nom, en apprenant de lui le 
detail de ses souffrances et de son d6p6rissement retrac6 
par le notaire, la jeune femme qui s'6tait vue sur le point 
de reconqu6rir son mari et son bonheur, sentit qull y avait 
Ih pour elle un obstacle, une ennemie plus dangereuse 
peut-^tre que les rivalit^s de caste, et les souvenirs du bal de 
la duchesse de Birague. Uexaltation oil Tavaient jet6e les 
phases diverses de son entretien avec M. de Prasly, tomba 
tout d*un coup, et sa pens6e mesura tristement ce nouvel 
abime qui se rouvrait entre George et elle. Sans t6moigner 
ni ressentiment ni froideur, elle se fit relire toute la page 
oti M. Ramignard racontait sa visite^u chateau et T^tat 
alarmant oil il avait trouv6 la marquise. Elle affecta de 
prendre h ce r6cit un douloureux int6r6t : puis elle dit sim- 
plement : 

— Mon ami, c*est bier avant le bal que vous aviez regu 
cette lettre? 

— Qui, ma chfere. 

— Eh bien I il me semble alors que vous n*aviez pas be- 
soin de faire un coup d'etat. Vous n'auriez eu qu'i me dire 
que vous veniez de recevoir de mauvaises nouvelles de 
madame de Prasly, a en informer moft p^re : je ne serais 
pas all6e a ce bal, mon p^re aurait su et approuv6 notre 
depart, et nous n*en serious pas moins partis ce matin; le 
tout etX peut-6tre 6t6 plus convenable. 

Ces paroles furent dites sans mauvaise humeur et sans 






l'envers de la go&iedie. 101 

amertume ; mais entre la femme qui les prononcait, et celle 
qui, un quart d'heure auparavant, acceptait avec ivressfe 
le brusque enlevement ou s*6tait r6v616 le courroux de son 
mari et murmurait a I'oreille de George le brtilant aveu de 
ses esp6rances et de ses r6ves, il y avait un monde, une 
immensity. Les femmes, qui Vignore? ont le secret deces 
transitions soudaines qui font passer, en cinq minutes, de 
la flamme des tropiques aux glaces du p61e. 

Sans doute, une vive douleur s'empara deM.de Prasly, 
quand il remarqua cette difference. Mais il n*essayarien pour 
ramener Sylvie vers le myst^rieux Eden qu'elle lui avait 
fait un moment entrevoir. II se reprochait, comme une 
faute dont I'expiation probable le frappait de terreur, ces 
instants rapides d'enivrement et d*oubli pendant lesquels 
il avait laiss6 sa pens6e et sa tendresse se d6tourner de celle 
qu'il appelait dans son &me la sainte martyre de Prasly. 
Ainsi, dans cette destinee d'immolation et de tristesse, les 
affections les plus legitimes, les f61icit6s les plus pures 
portaient avec elles je ne sais quelles conditions de trouble 
et de regret qui en alt^raient la douceur et ressemblaient 
presque a un remords. Une fois dans sa vie, George avait 
eu a port^e de son regard et de son coeur une de ces heures 
enchanteresses qui rach^tent des ann^es de solitude et d'a- 
bandon, une de ces explosions de bonheur qui transfor- 
ment les rochers arides en tapis de gazon et de fleurs ; et, 
par une fatality singulifere, cette heure lui 6chappait sans 
qu*il se crut le droit de la retenir, sans qu'il en gard^t 
d'autre trace que la crainte d'avoir 6t6 coupable en s'y li- 
vraat, d'avoir m6rit6, par cet entrainement passager, le 
plus redouts des malheurs. 

Le reste du voyage fut done triste, tacitume et rempli de 
ces anxiStSs vagues qui naissent des situations compli- 



102 LA FIN DV PROGEg. 

qu6es ; rien ne s*y ressentait des chaudes Amotions du point 
de depart ; Sylvie, blottie dans le food de la voiture, se lais- 
saitaller au oourant de ses reveries. EUe ne baissait j^as la 
marquise ; pourtant il lui Stait impossible de se dissimuler 
que George, liyr6 k lui-mdme, lui appartiendrait -, elle son* 
geait a cette influence bizarre et lointaine qui, au moment 
oil elle avait cru tout regagner, menacait de nouveau de lui 
faire tout perdre. Tant6t elle se sentait saisie d'une sourde 
colore centre cette femme qui, sans le vouloir ni le savoir, 
par le seul effet de sa position et des circonstances, lui dis- 
putait son bien, Tamour et la conflance de George ; centre 
George qui, pensait-elle, aurait id la trouver assez belle, 
assess sMuisante pour faire passer son amour avant tout le 
reste. Tant6t, sa gto^reuse nature reprenant le dessus, elle 
enveloppait dans une 6gale et sympattiique piti6 cette mere 
et ce fils qui trouvaient dans leur mutuelle tendresse un 
element de souffrance; cette m6re issue d'un sang illustre, 
qui n'avait connu aucun des sourires de la vie ; ce fils, 
qu'elle ne pouvait plus d^ormais regarder comme indiffe- 
rent ou insensible, et qui se croyait forc6 de lui reformer 
son coQur pendant ces joum^es de tdte-it-t6te qui auraient 
pu le lui rouvrir pour toujours. Puis, par une pente natu- 
relle, eUe songeait h ce que George avait dA souffrir pen- 
dant ces deux mois, et surtout pendant cette derni^re nuit. 
Alors elle mettait h s'accuser autant de noble ardour qu'& 
le plaindre; elle se sentait pr6s de pleurer ; elle edt voulu 
reprendre sa main, faire passer dans son &me, non plus cet 
amour dont il se fut effrayS peut-£tre, mais cet attendris- 
sement sans bomes, qui eut pu leur servir encore d'iu- 
terpr^te ^t de lien. Mais a mesure qu*on approchait d<! 
Prasly, George semblait se concentrer de plus en plus dans 
son anxiety flliale. Chaque heure, chaaue Hcue amenaient 



l'envers de la gomedie. 103 

sur son visage une pstleur plus morne, dans sa voix un 
fr6missement plus convulsif. Lorsqu'on ne fut qu'a une 
petite distance de Prasly, et que Ton apergut de la route la 
massive silhouette du ch^eau se d^tachant en noir sur Fho- 
rizon, George y fixa un regard dont rien ne saurait rendre 
I'expression navrante, itendit de ce cdt6, comme un sup- 
pliant, ses bras et ses mains jointes, puis se reyeta dans la 
voiture avec un cri d'eflfroi , d*amour et de pri6re qui tra- 
hissait le d^sordre de son £tme, et p^n^tra comme un frisson 
de fi^vre jusqu'au fond du coeur de Sylvie : Mon Dieu ! 
mon Dieu ! prends ma vie I prends mon bonheur I et qu'elle 
vive 1 murmura-t-il trop bas pour que sa femme pdt Ten- 
tendre. — Et cependant elle Fentendit. 

Peut-fitre si, en cet instant, par un de ces mouvements 
ou de ces mots auxquels rien ne risiste, Sylvie se fAt em- 
par^e deson angoisseet Tetlt faite sienna en la partageant; 
si elle eOt su persuader k cette d,me flliale qu'elle fr^mis- 
salt de la m^me crainte, qu*elle r6p6tait la m6me pri^re, 
que tout, dans cette anxi6t6 d6vorante, les r6unissait au 
lieu de les s6parer, peut-dtre etit-elle assure son empire 
d'une fagon plus sollde et plus durable que par toutes les 
seductions de sa beaut6 et de son amour. Elle ne Tosa pas, 
ou ne le voulut pas. Soit que son orgueil craignlt d*6tre 
repoussd, soit que sa franchise se refus&t a Tid^e de feindre 
ou d*exag6rer un sentiment qu'elle n'6prouvait point, elle 
se contenta de respecter le trouble douloureux de George, 
ct de I'engager, d'un air triste et doux, i s'armer de cou- 
rage. 



104 LA. FIN DU PROC&S* 



X 



M« de Soltenwille* 

Aprts le bal de la duchesse de Birague, M. Durousseau 
6tait rentr^ chez lui, vers quatre heures du matin, sans se 
douter le moins du monde de Tenl^vement de sa fiUe par 
son gendre. Leur appartement 6tant h un autre 6tage que 
le sien, Annette et FranQois, avertis par le valet de chambre 
de madame de Birague, avaient pu faire tous les pr6pa- 
ratifs du depart k Tinsu du reste de la maison, et d'ailleurs 
les domestiques du millionnaire, respectueux et muets 
comme slls sertaient un due, se seraient bien gardes de 
lui souffler un mot de ce qu'il 6tait cens6 savoirmieux que 
personne. 

II se leva fort paisiblement dans la matinee, et se rem6- 
mora les 6v6nements de la nuit avec une satisfaction or- 
gueilleuse qui n'6tait cependant pas sans quelque m61ange. 
II avait gagn6 au whist cinq ou six cents louis, entendu 
dire autour de lui que sa filte 6tait la plus belle personne 
du bal, et assists de loin aux succ^s de son beau neveu ; 
mais un 16ger nuage troublait ces f61icit6s. M. Durousseau 
n*6tait ni sourd, ni aveugle, et les empressements compro- 
mettants d'Edgard auprfes de Sylvie n'avaient pu lui 6chap- 
per. Aurait-il eu d'ailleurs envie de former les yeux ou les 
oreilles, bon nombre de chuchotements et de sourires qu'il 
avait surpris au passage lui prouvaient que ce brillant 
salon, en distribuant a son neveu et h sa fille ses deux plus 
616gantes couronnes, y mSlait d^ja les epines de la medi- 



l'bnvebs de la gohedie. 105 

sance. Or M. Durousseau voulait bien dominer et m6me 
opprimer un peu son gendre ; il voulait bien que Sylvie 
ttii une femme h la mode, que George restdt le plus humble 
satellite de cette ^blouissante plan6te, qu'Edgard, cavalier 
BLCCompli, plac6 en presence de M. de Prasly, pauvre cam- 
pagnard, I'toas&t de sa superiority ; il voulait, en un mot, 
que son argent, son luxe, son esprit, ses fagons princidres, 
tinssent constamment en 6chec cet ^cusson desh^ritS qu*il 
avait eu le caprice de relever de ses mines. Mais il ne vou- 
lait pas que les choses allassent trop loin, que sa fille tdt 
compromise, que sa reputation payAt les frais de ses triom- 
phes, et que les mauvaises langues pussent s'6gayer aux 
depens d'un nom qui 6tait devenu le sien. Peut-^tre me 
direz-vous qu*il y avait dans tout cela quelque peu de 
contradiction et d'incons6quence; je vous r6pondrai que, 
si Ton ne trouvait plus de contradiction dans le coeur de 
I'homme, c*est que la nature humaine aurait change, ce 
qui ne serait pas un bien grand malheur, et qu'on ne pour- 
rait plus faire de roman, ce qui serait encore un malheur 
bien moindre. 

M. Durousseau, aprte quelques instants de reflexion, 
venait done de decider que repreuve etait sufflsante pour 
cette fois, que M. de Prasly avait paye un assez large tribut 
a son esclavage parisien, que Sylvie avait epuise tout ce 
que le regain du carnaval lui offrait de plaisirs et de suc- 
ces, que le beau mois de mai allait commencer, que les ro- 
siers de la Villa-Durousseau devaient etre en fleurs, que 
i;isolement de la marquise avait dure assez longtemps, et 
que, sans se departir de son autorite souveraine, il pouvait 
donner au jeune couple la clef des champs. En ce moment, 
comme pour Taffermir dans cette sage resolution, il enten- 
dit frapper h sa porte, et vit paraitre Edgard Mevil dans 



100 %A FIN 0U PROG&S* 

una 616gante ienm du mdiin* Edgard ^vait judicieusemeni 
pem^ qull ae faisalt pa3 (i&core jour cbez sa cousiae. Sen- 
lement, suivant Tusage des amoureux ou des sMucteurs, 
—deux classes d'individiisdoDt l^ iatentioas v^rieat, mah^ 
dont les allures sont sQuvePt lea m£mes, •— il rOdait autoui 
de sa proie, Uo qu^en9 quern devoretf et profitant des 
privil^es de parents, il veaait atteodre cbez son Qncle 
rheure oti il pourrait d^mment oe pr^septer chez 
Sylvie. 

A la Yue de son neveu arm6 en guerre d^s midi, et exha- 
knt un parifum de patchouly digne du seigneur tout d 
Vambre qu'il avait pris pour son lointain module, %. Du- 
rousseau fron(^ le sourcil. Ubabitude du commandement 
lui rendait la dissimulation fort diiScile, et il dit & Edgard 
avec una brusquerie un peu ironique : 

— Eb bien I mon beau neveu 1 A quand ton mariage 
avec la duchesse de Birague? 

-r^ MaiSy mon oncle, je ne sais pas ce qui pent vous faire 
supposer... je ne crois pas qu*il en soit question, balbutia 
le jeune homme tr6s-embarrass6. 

— Jenesais pasl... je ne crois pas!. • VoilJi un style 
bien timide pour un conqu6rant I reprit Toncle d*un ton 
goguenard. Je te dis, moi, qu'il faut qu'il en soit question^ 
et que je f engage h. te decider le plus t6t possible. 

Edgard ne r^pondit pas, et regarda la pendule. II yeut 
un moment de silence ; apr^s quoi, M. Durousseau pour- 
suivit plus gravement : 

— ]fecoute, mon gargon, ta pauvre mfere 6tait ma soeur ; 
je t'ai vu nattre, et j'ai avec toi mon franc parler. Je suis 
enchants de ta bonne mine et de tes succ^s : je suis fier 
de toi, non-seulement comme d'un neveu spirituel, bien 
tournft, 616gant, mais comme d'une protestation vivante 



l'eNVERS DE Li OOMEDlG. 10? 

centre ce qu'on appclait autrefois les manidres bourgeoises : 
j'ai applaudi de toutes mes forces h tes triomphes ; mpn 
orgueir paternel a eo, c6t hiver, de bons moments, quand 
j'ai vii ma fille partager avec son cousin le sceptre de la 
mode, et vos deux gloires quasi fratemelles rivaliser d*6- 
clat : mais les choses doivent en resler Vk; un pas de plus, 
ce serait trop pour la reputation et le repos de Sylvie, et 
mon devoir, mon devoir sacr6, est de trancher la sitaatton 
avant qu'elle n'omkne ce qull est trop facile de pr*voir, ce 
qu'un p^re doit pr^venir, ce qu'un mari ne saurait sup- 
porter... 

— Hum I un mari ! grommda Edgard en^e ses d^ts, 
comme fort peu effray6 de cette Evocation tardive. 

— Oui, oui, je sais I reprit M. Duroosseau gvec son sou- 
rire superbe ; M. de Prasly est un mari fort d^bonaaire. Je 
Tai mat6, ce cher marquis I il ne fera ni plus baut, ni plus 
bas que ma volont6, et je crois e^ v^it6 que, si je lui d^ 
fendais d'etre jaloux, il m'ob6irait par habitude ; mais Je 
n'en dois 6tre que plus attentif et plus vigilant ; puisqoe 
c*est moi qui gouveme iei seul et sans partage, c*est moi 
qui dois avoir Cte la pr^voyance pour tout le monde, et con- 
jurer le p6ril d6s que je le vois poindre k I'horizon. Ainsi, 
mon gargon, par file k gauche, et reprends honnfttement 
le chemin de la rue de Varennes ou fattend la vraie dame 
de tes penstes, la main et le coeur remplis de pardons. 
Quant k Sylvie et k son mari, je vais aujourd*hui m£me 
signer leurs passeports, et les fake partir pour Prasly dlci 
k deux ou trois jours. 

— Vous en Ates bien le mattre. men oncle I murmura 
Edgard en cachant sous un air tf indifiKreaee son d^sap^ 
pointeiAent visible. 

— Parbleu I a qui le dis-tu? Cost parce que je suis le 



108 LA FIN DU PROCfes. 

mailre que Ja venais, au moment ou tu es entr6, de deci- 
der ce depart... Sic voloj sicjubeo^ aurait dit en latin Ju- 
piter, lequel, par parenthfese, 6tait beaucoup plus* entrav6 
que moi dans son gouvernement. 

— Mais enfin, reprit le dandy d'un air c41in, je suis votre 
neveu ; tout le monde va quitter Paris ; la Villa-Durous- 
seau est charmante, et justement mon m6decin me conseil- 
lait hier Fair de la campagne... 

— Oh ^ je te vols venir, mais pas de ca^ Lisetfe ! inter- 
rompit brusquement M. Durousseau. Je t'interdis Prasly, 
la Villa et lieux circonvoisins, pour un an au moins. Cette 
folie serait pire que tout le reste... Avant huit jours, tout 
Paris, laduchesse en t^te, saurait ou tu es all6 : ce depart,* 
rapprochS de tes assiduit6s de cet hiver, deviendrait le 
texte des plus fftcheux commentaires... L^-bas on est trfes- 
mauvaise langue... Sans compter que, Sylvie ettoi, vous 
auriez en la vieille marquise un Argus qui aurait vite de- 
vin6de quel c6t& le vent soufiQe, et donn6 F^veil k son flls... 
Non, noh, Edgard I point de visite I ma volenti ISi-dessus 
CSJ formelle, in^branlable ; ma fille et mon gendre vont 
aller h Prasly, parce que je Tordonne, et toi, tu n*iras pas, 
parce que je le defends... 

— Mon oncle, j'ob6irai, b^gaya tristement Edgard, qui 
comprit que le moment serait mal choisi pour discuter 
cette volenti despotique, et peut-6tre se r^serva d'obtenir 
de sa cousine un amendement plus parlementaire. 

— A la bonne heure I continua I'oncle d'un air radouci ; 
maintenant, comme il n'y a rien de pis, en pareille situa- 
tion, que les pruderies exag6r6es, je te permits d'alle/ 
prendre cong6 de ta cousine. 

Cmq minutes aprfes, Edgard M6vil rentrait comme ane 
trombe cbez M. Durousseau. 



l'ehVers be la comedie. 109 

— Mon oncle 1 mon oncle 1 s*6cria-t-il, ils sont partis 
cette nuit, aprfes le bal ! 

— Qui, partis? 

— M. de Prasly et sa femme ! . . . Votre fiUe et votre gendre I 

— Allons done ! mon cher 1 Tu veux rire et te dMom- 
mager de mes rigueurs... Mon gendre et ma fiUe partis 
sans ma permission ! ... La bonne folie I 

— Je vous dis qu'ils sont partis h trois heures du matin, 
au sortir du bal... J*6tais entr6 chez vous, comme d'habi- 
tude, sans parler k auciin domestique... Mais je viens de 
demander ma cousine, et Ton m'a donn6 tons les details, 
en paraissant fort 6tonn6 que j*eusse Tair de ne pas les sa- 
voir, et fort convaincu que vous n'en ignoriez aucun... Je 
vous r6p6te qu'^ trois heures, une voiture de poste tout 
attel6e est all6e les attendre, avec Frangois et Annette, h la 
porte de I'hdtel de la duchesse de Birague, et qu*ils sont 
partis sans m6me passer par ici ! C*est Annette qui a eu le 
temps d'en dire un mot k votre cocher, lequel Fa racont6 k 
votre valet de chambre; si bien qu'en ce moment tout le 
monde le sait dans votre maison, excepts vous ! 

— Ce n'est pas vrai I Ce n*est pas possible ! n n*aurait 
pas os6 1 dit M. Durousseau, qui s'obstinait k douter en- 
core. 

— lis n'oseraient! c*est le mot de C6sar, et, une heure 
aprfes, on Tassassinait ! s*6cria Edgard qui esp6rait flatter 
son oncle par ce rapprochement historique. Us sont partis, 
vous dis-je 1 tout ce qu'il y a de plus partis ! Je suis stir 
que c*est cette endiabl6e duchesse qui en a donn6 Tidte k 
votre gendre... n faut lui rendre cette justice ; il 6tait inca- 
pable de Tavoir k lui tout seul... mais il n'en est pas moins 
vrai qu*ils roulent, k Fheure qu*il est, sur la route de 
Prasly 1... 



110 LA f IN DC PROCfiS* 

11 eCtt pu pafler lonfteiBps eocone : M. IKiiousseau ae 
r^coutait plus ; il sonnait de toutes ses foroes ; les domes- 
tiques affluferent comme s'ils n*avaient attendu que d'etre 
interfog^s, et, au bout d'ua instafit, Ibb rmseignements 
f urent complets et le doute impoBsibte. 

J*68sayerais yaiaeBient <ie peindre le ooarroox du mil 
lionnaire. On serait veau lui apprendre qm sea ^endre 
avait batta sa femme, vol6 sur les grands chemms, ou cri^ : 
Vive la r^pii]3liquei il n'e&t ^ ni plus stupifait, ni ^us 
irrit^. — < Le miserable ! le trattre ! muroiuraitHii d'une 
Yoix ^touff(6e, ea arpentant sa chambre k grands pas : le 
yU imposteur 1 pas m^me un peu de loyaut^ et de bomie 
foi pour rapi^c^ les gueniUes de sa panvreti I ITenieyer 
ma fiUe, me kiss^ seul ici, au m^pris des engagements 
les plus sacrfe... Parlir ain^, comme un Mdie, comme un 
malfadteur, sans me conscdter, sans nofaYiertirl... £1 Toil 
viendra encoie nous parler de rhoBoeiir des gentilsbom- 
mes I... II est beau, leiir honneur I jo ieur oonseiUe de s'en 
vanter !«.. Un oontrat £i. dair, si net, si inattaquablei... 
c*est moi qui Tavais rMig6... >c Article 9. Les conjoints 
habiteront cbfiEM. Duronsseau, kParis et k la campagne, 
et ne pourrostle quitter m»s sa permissicmi^., » II y a 
cela:. San* sa permission!... Vois-tu, Edgard? ces mar- 
quis ! le meiUeur n'en vaut rien ; c*est une race d^chue, 
itdnte, morte, enterrfte, et bien fou j*ai 6t6 de ixouloir ra- 
aimer ces cendreset reouier oes debris 1. 

Edgard n'essayait rien pour calmer ia colore 4e son 
Dnde; na secret instinct lui disait tout bas qn*il aurait 
peut-^tre qiielque chose k y gagner. 

— Ahl ilestpartil ah 1 il m'a d6sQb6i I ahlil s*est mo- 
qu6 de moi I... As-tu vu, Edgard, oes impertinents domes- 
tiques ? leurs airs narquois en me donnant les details de ce 



l'env8»s db la caviDiE. ill 

depart ? leurs airs d'^tooaement de me rmr ignorer ce qui 
se passe chei moi? Je suis ki iabte de ma maiBKiiii..* Je 
vais ^tre la fable de Paris !.«.. 

— Mais, mon onde, dit enfln fidgird d'ua airdebon- 
hoeue, il me eemble qve le mal, aprds tool, n'esC pas si 
grand, du moins pour n>us ;... tout i rttenra cbmsdub vous 
m'anDonciee ristenlioB de faine partir pour i¥aslf ve(fe 
g^endre et yotre fiUei.«. 

•^ Tout h rheure, oui ! reprit M. DunooBseau avec mi 
crescendo de teeur; c'est moi iqui le Toutakis ; c'est moi 
qui rordonnais ; ce soit ines ordh^ que M. de Prasly eCtt 
aocompiis, ou loa penoisaon du moins dont il eAi pro* 
fit^... Mais cette permission ou oetordre, 11 neles a pas 
attendus ; il ignorait si ma yolont6 n'^tait pas toute con- 
traire; il a m^oonnu mon aolmiti, il m'a bravi, il me 
brave I... Mais aous verrons, nous vfHnonsl... La comMe 
n'est paslnie, et rirab^ qui rira lederaier i... line sera 
pasdit qu'o&se joue 4& moi inipuni6fflaiti.«. Je me iseage- 
rai... il fautque je mieyengel... Moiaussi, je vaisdeman- 
der des chevaux de poste... je payerai triples guides, carje 
suis ridie, moi, et c'est encove a?ec mon .or que ce marquis 
de malheur paye ses postiUofis 1... Je le rattraperai, jeTar- 
r^terai, je raccaM^ai, je rimmilierai devant sesigen, de- 
vant sa femflie... Je ne lui fsrai gr&ce que lorsquii m'aura 
demand^ pardon k genoux... oui , k geooux, oeoime 
Fauitre, le George de Molii&re, celul qui pleiire et s'humi&e 
aux pieda de SottenviUe et de Ctttaadre^ 

Tout en parla&t >et en s'exaltant tai-mteie m ifeu de sa 
colore et de ses pan^tes, M. Durousseaa, noos fayoos dit, 
mardiait i grands pas dans sa diambre. Dans one 4e oes 
alldes et venues, il se trouva en face d'Edgard, q«i, maigri 
son dfepit personnel, ayait quelque peine k retenir un sou- 



i 



11% LA FIN DU PR0QE8. 

rire. Le regard irrite de Toncle parcounit r6l4gant jeune 
liomme depuis les boucles savantes de sa chevelure et les 
crocs pommad6s de sa moustache jusqu'aux pointes efiS- 
16es de ses bottes vemies ; il tressaillit comme s'il edit 6t6 
frapp6 d'un trait de lumi^re, et s'6cria avec un ricanement 
nerveux qui ne prfeageait rien de bon : 

— Ah! che bestia! je ne suis qu*un sot avec mes souve- 
nirs de com6die ou mes vell6it6s de milodrame ! ma ven- 
geance, je la tiens 1 ''^ 

Et, d*un geste imp6ratif, il posa sa main sur I'^paule 
d'Edgard M6viL Puis, il ajouta d'un ton brusque et bref, 
en homme d6cid6 k n*6couter ni les remontrances d'autrui, 
ni ses propres reflexions : 

— Je femmfene h, Prasly I 

— Mais, mon oncle, dit Edgard retenant de son mieux un 
mouvement de joie peu diplomatique, et sAr qu*un grain 
de contradiction ne g&terait rien h. ses affaires, je craindrais 
que ma presence i Prasly pAt 6lre mal interpr6t6e. . . Vous 
me le disiez tout h. Theure : on est mauvaise langue en 
province, et... 

— Oui, tout h. rtieure 1 interrompit en frappant du pied 
rirascible Durousseau. Tout h. I'heure, c'6tait moi qui ju- 
geais convenable de te s^parer de ta cousine ; maintenant, 
c*est moi qui ai change d'avis : je suis sdr de Sylvie comme 
de moi-m6me, entends-tu bien ? et les sots propos de quel- 
ques m^chants imbeciles ne sont pas pour m'effrayer... Ce 
que je veux, c*est que tu arrives avec moi h. Prasly, que 
M. le marquis mon gendre te voie t'installer h. la YiUa-Du^ 
rousseaul Tu es mon neveu ; je te regois chez moi; per- 
Sonne n'a rien h. dire .. Je veux que tu recommences a 
monter h. cheval avec Sylvie, h. chanter, k danser, h. valser 
avec elle, comme k Paris... J'inviterai tons les hobereaux 



l'envers de la comedie. 113 

du voisinage, trop heureux de faire connaissance avec les 
talents de mon cuisinier... Je donnerai des dtners, de« bals, 
des f6tes ; Sylvie en sera Th^rome, et toi le h6ros... jus- 
qu'au jour ou cet homme qui m*a d6sob^i, qui m'a trom- 
p6, qui me brave, viendra k moi, le regard humide et les 
mains jointes, en me suppliant de le d^livrer de cette tor- 
ture... II sera temps alors de faire ce que je voulais faire 
aujourd'hui, trop Wt, beaucoup trop t6t pour ce qu*il m6- 
rite... Qu'ai-je h craindre? Sylvie est une honnfite femme, 
et toi, tu comprends, n*est-ce pas, que, ton rdle fini, tu ne 
dois rien esp^rer de plus?. . . 

— Oh! mon oncle! avez-vous jamais pu douter de la 
puret6 de mes intentions? dit Edgard avec un petit air can- 
dide qui etlt fait honneur h une pensionnaire. 

M. Durousseau se h&ta de faire ses pr^paratifs, et Edgard, 
de son cdt6, d^ploya une activity insolite pour ne pas le 
faire attendre. Tous deux avaient leurs raisons en se pres- 
sant : le neveu craignait que Foncle ne se r6tractd,t, et 
Toncle sentait confus^ment que, s*il laissait refroidir sa co- 
lore, il se ferait h lui-m^me des objections sages, mais im- 
portunes : ce fut done avec une vivacity fi^vreuse qu*ils 
proc6d6rent h leurs appr^ts de voyage; et, le soir m6me, 
par une de ces belles soirees de printemps qui devraient 
dissiper les mauvaises pens^es, quatre chevaux de poste, 
attel^s k la berline de M. Durousseau, les emportaient vers 
Prasly. 

II arriva, dans le trajet, ce qu*on edt pu ais^ment prd- 
voir. Le rWe d*Edgard 6tait tr6s-simple, trfe-sympathique 
k ses pretentions d'homme k bonnes fortunes, et ses reveries 
teignaient de rose chaque bouff^e de son cigare, k mesure 
qu'il avauQait sur cette route oil venait de passer, quelques 
heures auparavant, la belle Sylvie, Pour M. Durousseau, il 



114 LA VIN BU FROCIES, 

iBi*m fet pas de m^me. ¥ori orgaeilleux eifDrt irrilaMe, 
M. DoFOiassmii, qaamA son orgueit lusait sitenoeou quand 
sa coIAfe fr'apaimt, redevenait vb hamme d'esprit et un 
liooB^hMftme, el ses ?eilf6itfs votananeiiieii, le& maoimes 
de comiptifon dt^ante qu'il ad^^tait parfois coume Kvf6e 
de grand se^eizr, n'dtaient rien k hi drature de son )ii- 
gement. le moorement de la yoiture, fair pur et ti£ide du 
d^ors, fimposant aspect dfun ciet Aa mai misselmit 
tf^toileSy dMendirent pen h pen ses aerfs crispite par la 
sctoe du maftiii, et finreni rentier dans sm ftoie la r^Oexiim 
et le calme. Le lendemain, au foaoA du jour, kxrsqu'ik se 
r6f0illa entre Sens et Joigny, les images de la TeSie ^talent 
presque eflac6es, et si sa eoltee oonteeson gendre suhais- 
tait encore, eile ae Yemptdteitiu nains ni de raisonner, 
ni de pr6vw. Or, il ne poavah pas ae dissimnkr lea con- 
sequences poflsibtes de I'afrii^ tf Bdgaid h. Vndrf. Les 
eomm^rages deParis^ les iniidtsaiice& de petite ville, Syhie 
coaqpromisc, et, sinoo entralnto^ au moins trouble par an 
amour coupable ; la marquise justoaoent conrroucte; son 
gendreayant le droit dehii deaaander a^il 6tait juste de pu- 
nir parte plus cruel des outrages la jtos Ug^re des offenses ; 
tontes ces pensees qn'il araiit primitivement oppose h 
Edgard comme ime digue infrandussable, T^aient en foule 
FassaiUir, tandis qve son jeune compagnon a'^ireiUait h ses 
edt^s en sifflant un air de Rossini, et entxmait gaieraent 
les provisions de voyage. Edgard, qui, malgr6 sa iatuil!6, 
n'^tatt point un sot, s'apergut vile de ce diangemeni, et 
^vita soigneusement de parler de oe qui les pr6oecupait tous 
denx. II cosiptait sur Torgueil de M. Durousseau qui Tem- 
p^eherait de se ddyuger en aussi peu de temps, daroi^r 
que sa coMre lui avait Mt faire une folie, et de le prier de 
rebrouflser chemin. U ne se trompait pas. Quel que ff^t le 



LESVERS DB LA GOIIEDIB. 115 

micontenlement iiiterieur de soo o&ele^ 3 se r^olta k Yid^e 
de mettie lldgard dans la. confidence de sesTarktioasv et 
se borna a apaiser taist bimqiie mal sa eoosdence en se 
promettant de trouver un pr6texte pour le cong^dier, tFois 
ou goalre jours aprts kur arriviSe k l^rasly. Malgr6 cet 
accommodemeHl arec hif-indiiiey M. Duroosseau devenait, 
h chaque relais, plus soucieux et plus sombre. On eAt dit 
qu'il 6prouvait, lui aussi, en approchant du but de son 
voyage, un pressentiment sinistre, 

Le troisifeme jour, un pen aprfes le coucher du soleil, ils 
arrivfereni au relais le plus voisin de Prasly. M. Durousseau 
paya les postilions pour le conduire jusqu*au chateau, car 
11 pensait que George avait d\l se dinger tout droit chez sa 
m6re, et il voulait arorr wnc expRcatio^n avec lui avant de 
mettre le pied k la Villa. La mont6e 6tait raide, les chevaux 
allaient au pa^^ ^ le millionnaire ressentait cette esp^ce 
d*anxi^ impatiente et fi^vreuse oil nous jettent les leiH 
tems d'une arriyfe, lorsqu'il &^y m^te qmelque inoertitude. 
A une port6e de fiisil du cbftteau, ils renccmtr^r^t le curd 
qui en sortail, et qui le& salua ffun air grave et triste. La 
unit tombail, te ciel se couvrait de nuages, et les vieilles 
murailles de Prasly semblaient naircir exicore h mesure 
qtf ils avan^aient. II y ayait loin de 1^ an salon de la dudiesse 
i» Biragne et k T^I^gant bdtel de la rue LaflBtte od M. I>ih 
ronsseau s'^lait \iniih woe si belle colore f Sa colore, il s'en 
sonvenait k pdiie : malgr6 hii, son eoevir se serrait. 

II sonn^rent ; une Tieille femme vint lemr ouvrir et s'eii- 
fuit tout effarto. ibmn^s de eette r^ption, inquiets de 
cette solitude, il& ntardi^rent vers la porte. Au moment oA 
ils y toucbaient, George pamt sur le seni). 

II n'avait pas quitt6 ses habits de voyage, et ces habits 
gar daient eineore de» traces de la poussi^re de la route. Ses 



116 LA Fllf DU PROCfeS. 

yeux, rougis par des larmes rdcentes, semblaient s'6tre s&- 
ch6s tout d*un coup par un violent effort. II toisa d*un re- 
gard M. Durousseau et son compagnon, et leur dit froide- 
ment : 

— Entrez, Messieurs ! vous n*6tes pas de trop. Venez voir 
mourir la demiire des marquises de Prasly I 



XI 



Esl-ee Pirr^parablef 

Tout contour p6n6tr6 et 6mu de son sujet doit arriver h 
un moment oil, comme Timante, il ne lui reste plus qu'a 
voiler la face de ses personnages, faute de trouver des cou- 
leurs assez vivos pour exprimer leur douleur. Comment 
peindrais-je FarrivSe de George au chateau de Prasly et les 
instants qui suivirent? La lettre du vieux notaire en avait 
dit assez pour le decider h partir , mais elle n'avait pas tout 
dit; depuis plus d'un mois, la marquise d6p6rissait, etson 
6tat 6tait d'autant plus grave, qu'on ne pouvait lui assi- 
gnor ni causes visibles, ni sympt6mes r^guliers. Elle avait 
longtemps refus6 de faire venir le docteur ; mais TabbS 
Sorel, cur6 de Prasly, et un peu m6decin comme tons les 
cur^s de village, trouvait des prStextes pour aller la voir 
quatre ou cinq fois par semaine, et tenait au courant son 
ami, le docteur Bergier. Le jour m^me oil M. Ramignard 
avait 6crit k George, I'abb^ Sorel avait pris sur lui de se 
faire accompagner par M. Bergier dans sa visite au ch^^ 



l'enters de la gomedie. 117 

teau. La fifevre, continue depuis la veille, prenait d'heure 
en heure un caract^re plus alarmant, et la marquise, aprfes 
une vive resistance, avait enfin conscnti Si se laisser traiter 
en malade. En sortant, le docteur avait dit tristement au 
cur6 : « n y a quinze jours, rarriv6e de son fils aurait en- 
core pu la gu6rir : maintenant je ne rSponds plus de rien ! » 

Six jours apr^s, George arrivait. Son depart de Paris 
avait 6t6 si brusque que personne n*6tait pr6venu, qu*au- 
cune precaution n'Stait prise pour preparer sa mfere au 
bonheur de le revoir. D*ailleurs, George, dont la tendresse 
filiale eiit tout pr6vu, ne la croyait pas, ne pouvait pas la 
croire si malade ! Pendant ces six jours , le mal avait 
fait des progrfes rapides, des ravages terribles dans cette 
organisation d6j^ min6e par une vie de souffrances et 
une vieillesse pr^coce. 11 en est, h61asl des maladies de 
langueur comme de ces fortunes sour.dement rongtes par 
quelque plaie secrfete: elles font bonne contenance et 
semblent presque stationnaires jusqu'au moment ofi tout 
croule et s'ablme h la fois. La marquise de Prasly touchait 
h ce moment supreme, et tout, dans ces derniers temps, Vy 
avait fatafement pouss6e : le bouleversement du chateau, 
le nouvel 616ment de trouble apportA dans sa vie , plus 
tard, le depart et Tabsence de George ; ses soup^ons in- 
stinctivement dirigfe sur le bel Edgard, et envenimfe par 
la lettre anonyme; et, par-dessus tout peut-6tre, cette 
douleur indSfinissable, trop habituelle aux mferes qui n*ont 
qu*un fils et qui le marient ; douleur corrosive comme le 
poison, parce qu'elle d6chire Si la fois le coeur et la con- 
science. 

Or , si un poete ing6nieux a pu attendrir tout Paris 
sur les effets redoutables de la joie qui fait peur , on 
comprendra ais^ment one Farriv^e soudaine de George, au 



118 LA Fim Oir PRICES. 

Heo (f amener dans T^tat de sa m^ nne r^actiofi salutaire, 
lui e^ fait qb mal affreux. M. Bergier, le matin m^me, 
apr^s ime potion caimante qm derait, seloa lui^ ennqner 
la fi^yref, atait recommaml^ le repos te plus absolu poor 
tout ie reste de k journ6e : et c'^lait qoelques heures apr^s, 
que Ton ent&atinit tout h coup, dans la cour, le bruit d'luie 
Yoiture et tes grelots des ebevaux de poste, que la vieille 
Madeleine, garde-malade phis d^TOO^e qulntelligente, s'^ 
criait k kb fen^tre : « Bont^ divine ( c'est notre mon^ur, 
c'esi M. George! » qtf un fr6mi»semeol nerveux s'emparait 
de ce paw? re eerps exttouft par la fiinre, et que George, 
fou (f inquietude et de douleur, ne pouvant calculer la por- 
t^ de son imprudeoee, se pr^pitait dans la chambre 
avec un cri qui semblait le glas fun^bre de ces sombres 
votte^ : — Ma m^rel ma m^rel — Le dooteur avail dit 
yrai : qoetques jours auparaTant, un marnent comme ce- 
lui-lk eCkt pu la gu6rir; mais quand ees crises ne guiMs- 
sent pas, (Ales tuent. 

Un eo«p d'ceil suflfit k George pour reconnaltre r6tat de 
la malade et pour deviner eonfus^ment le mal qu'il venait 
de lui faire. Ce fat p(mr lui le €OQp de gvice ; il tomba au 
pied de ce- fit de doolevr, peiMlant que se soiileva»t h demi 
sur son chevet, elle lui tendait one main s^die et brtUaoCe 
qu*il coumrait de larmes et de baisers. Sylvie, p&le comme 
on spectre, ^it restfe immobile sur le seuil de la porte, 
n*osant faire un pas de plus dans c«tte ehambre qui res- 
semblait d^^ k un cercueil. Un moinenl apris, le cur6 et le 
docteur arrivferent, d^ploranl loos deux le funeste hasard 
qui les avait 61oign6s du chateau k Tinstant m^me od George 
7 arrirait, et oi!i ils auraient pu pr^Tenir, retarder du moins 
eette sc^ne fatale. « Le hasard ! dit toiot bas M. de Prasly 
au m^deciTi ayec une poignamte exi^essioB de d&sespoir et 



L'EriTERS DE Lk eOMEDIE. ff9 

de mnerds : non, monsieur, (fest DiBu qui me punit. » 
L'abU)6 Sorel emstena dociGef&ent Sylvie qm paraissait 
piresqne mt&si fbudroyto que George. Elte smgeail h tout 
ee que ees heures lui eatevaienA, — pour toujours peut-^tre, 
— dans le ccBor de son mari. fille se rappelait , ayec un 
frisson d'^uvante el de honte, que, troisjours^avant, etle 
elait au bal : « £t il 7 6tait aussl t » ajoolsit-elle. Cette image 
la poursuimt avee nne per^stmee implacable ; elte Toyait 
sans eesse George dans )e salon de madame de Birague, 
la regardant iralser arec Edgard ; puis, au m^e moment, 
George , dans cette diambre fun^bre , prostem^ devant le 
lit de sa m^fe. Uabbe Sorel essayail de la calmer ; mats , 
par 6tat , il n'ignorait rien de oe qui agirtait la ccNftsdenoe 
de la mourante , et Sylvie ne s*expliquait que trop bien le 
soin qu*il ayait pris de la d^rober le pins i6i possible h la 
Yue de madame de Prasly. 

Le doeteur, toot en secouant la tSte, ayait d^cid^ que, 
puisque le mal dtait fait , George pouyail rester , et qu'ii y 
aurait une cruaiit^ inotile k dispnter ces demi^res heures 
h ces deux ^tros d^sol^s. II se retira dans un coin de la 
chambre ayee Maddeine, qui s'arraebait les cheveux et s'ac- 
cusait de tout. La marquise, comme la lampe qui ra s'^tein- 
dre, s'^tait un peu ramin^ ; elle ayait passS un de ses bras 
autour du eou de son ftls , et appuyait sur son 6paule sa 
t6te alourdie. « Mon enfant , mon cher enfant t lui dtsait- 
elle si bas que sa parole se confondait ayec son souffle, je 
t'attendais pour mourir t » £t George se tordait dans cette 
itreinte pour ^touffii^ ses sanglots. D'autres fois, elle mur* 
murait une pri^re, et , quand elle arriyait au plus sublime 
passage de la plus sainte de toutes : c nous pardonnons a 
ceux qui nous out offenses, » George qui tenait sa main 
presste dans les siennes, et iont le regard ne se d^tachait 



120 LA FIN DO PROCES. 

pas de SOD visage, sentait cette main frSmir et voyait la 
p41eur mate de ce visage se colorer d*une fugitive rougeur. 
n y eut li, entre ce flls et cette mfere qui ne s*6taient pres- 
que jamais quitt^s, dont les destinies s'^taient n\6es Tune 
a Tautre, quelques heures qu*il serait impie de vouloir 
peindre et qu'il vaut mieux placer , silencieuses et re- 
eueillies, sous la garde de tous ceux qui out aim6 et pleurS. 

Cependant la soirfe approchait, et le docteur avait fait 
signe h Vdbhi Sorel que les moments ^talent compt^s. La 
religion avait k prendre cette mort qui lui appartenait. La 
cloche de F^glise avertissait, depuis midi, les gens du vil- 
lage, et ceux-lJi m6mes qui s*6taient parfois 6gay6s aux d6- 
pens du d61abrement du chateau et de I'indigence des 
Prasly 6prouvaient une Amotion singulifcre de piti6 et de 
respect en apprenant que cette femme, en qui se person- 
nifiaient pour eux les souvenirs d*une race illustre et d6- 
chue, que cette femme allait mourir. Les humiliations, les 
rapetissements de la pauvret^ disparaissaient dans les som- 
bres majest^s de la mort. George redevenait, pour un soir, 
le seigneur de Prasly , par droit de douleur et de deuil. II 
dit tout has au cur6 qu'il d^sirait que tous ceux qui se pr6- 
senteraient pour s*associer aux pri6res des agonisants, trou- 
vassent toutes les portes ouvertes. L'abW Sorel soilit pour 
aller annoncer aux fidfeles le voeu de M. de Prasly : ce fut 
en ce moment qu'il rencontra M. Durousseau et Edgard 
arrivant en voiture de poste. II 6tait trfes-timide, et M. Du- 
rousseau surtout lui avait toujours paru un personnage fort 
imposant. H n'osa done pas leur parler , et se contenta de 
les saluer tristement. Nous avons vu de quelle fa^n et par 
quelle bouche M. Durousseau et son neveu avaient appris 
ce qui se passait au ch&teau. 

George avait eu k se faire une violence horrible pour 



L^EIfVERS DE LA GOMEDIE. 121 

contenir le sentiment que lui inspira la vue de M. Durous- 
seau ; mais celle d*Edgard le trouva compl6tement insen- 
sible ; il 6tait a mille lieues des Amotions et des souvenirs 
qu*eAt pu 6veiller en lui, dans tout autre temps, la presence 
du bel *16gant. II n'en fut pas de m6me de Sylvie. EUe tres- 
saillit d'horreur et presque d*un remords personnel, en de- 
vinant jusqu'oti Fexasp^ration de Forgueil bless6 avait pu 
conduire son p6re ; et s*approchant de son cousin, elle lui 
dit tout bas, de cet air imp^rieux qu'elle savait si bien 
prendre : 

— Monsieur, si vous ne repartez pas pour Paris cette 
nuit m6me, si vous n'^pousez pas avant un mois la duchesse 
de Birague , non-seulement je ne vous reverrai de ma vie, 
mais je vous m^priserai comme le plus vil et le plus 14che 
fles hommes. 

II est probable qu*Edgard se le tint pour dit , et que ses 
projets de seduction lui parurent d'ailleurs assez mal en- 
cadrSs dans cette lugubre scfene ; car on ne le revit plus k 
Prasly. 

Au bout d*un moment, le cur6 revint ; les portes du cha- 
teau furent ouvertes, et la plupart des habitants du village 
afflu6rent dans cette cour et ces corridors, deserts depuis si 
longtemps. L'abb6 Sorel leur avait dit, k F^glise, quelques 
paroles simples et bien senties, et ils arrivaient avec ces 
dispositions pieuses et recueillies que les organisations les 
plus grossi^res ne refusent jamais k ces circonstances so- 
lennelles. George, qui n*essayait plus de retenir ses larmes, 
eut pourtant la force de venir au-devant de cette foule, qui 
lui paya, en un instant, tout un arri^r^ de sympathie et de 
respect. II parla aux plus notables d'une voix entrecoup6e, 
en demandant leurs priferes pour la sainte qui n'ayait plus 
que quelques heures k vivre. Cette douleur profonde, sans 



t32 L.A FIN DU PEOCis. 

^tege el saBs faste, {Nroduisil sar ces kme& rudes uofi im- 
pression indkible. George (te Prasly eiii gt^ , oname ses 
anc^tres, le maftre suzerain de toule la contrde^ qu'il n'ett 
pas recufiilli plus de doukiiarax hommiigesw M. Dorous- 
seau^ embarrass^de sa coBteoaiiQe et s^efforgant de eonsoter 
Sylvie qui se lui r^poodail pas>^ se sentait p^t aupr^s d& 
Fagome de oette m^re, aupris du dfese^oir de ce fils. Son 
orgueil ayait voulu se servir k-luirni^e, comme fcnoadise 
de millionnaire, Tenvers d'liiiecomMierVitaitla tan&t qui 
se chargeait du dSnotiment. 

M. Raougnard entira dans rappartemenl ; il atait tou- 
jours 6i& i&iQui h la famille. La moarante, qui ne pouTmt 
plus parler, put encore le saluer d'un p41e sourire. M. Da- 
roussean crut devoir entrer aussi. La marquise le regarda 
sans avoir I'air de le reconnaltre. Le cur6 6tait auprAs 
d'elle, eiktre le m^deein el George, incline vers son chevet 
et collant son oreille a ses l^vres; il 6coatait sa dernitee 
confession. On 6tait arrive a eette heure sinistre de Taprte- 
minuit que les infirmiers appellent la pourvoyeuse de la 
morL De minute en minute, madame de Prasly s'affaiblis- 
sait ; mais d'in&lant en instant aussi , la religion , avec ses 
pri^res et ses pardons, agrandissait le tableau et ^levait les 
&me&. Tous les assistants ^taient h genoux, et, par la porte 
entr'ouverte, on pouvait voir les gens du village agenouill^s 
et pleurant : car il en est des bons instincts de la multitude 
comme de ses mauvaises passions : une s(»te de commo- 
tion ^ectrique les d&veloppe de procbe en procbe , et la 
contagion du bien est presque aussi rapide que celle du mal. 

Le cur6, depuis un moment, parlait de nouveau a voix 
basse h la marquise, et semblait ^couter ses r^ponses avec 
anxi^t^. A la fin, son visage s'^clairciL A un imperceptible 
geste de la mourantey ilprit sous son cbevet un papier pli^, 



L ElffTBRS WE LA COMBDIE. ^fl2& 

qui 6tait reste la depuis le commencement de sa maladie, 
et qu'elle avait relu bien souvent pendant sa fMvreuse in- 
somnie. C^tait la lettre anonyme de Coralie. L*abb6 appro- 
cha le papier de la lampe, et, quand il Teut consume, il 
b6nit d'une main la marquise, et de f autre il fit signe a 
M. Durousscau et a Sylvie de s'araneer. Hs obftrcnt !e front 
baiss6, comme deux suppliants, comme deux coupables. 
Madame de Prasly les regarda de son oeil 6teint; quelque 
chose comme une lueur vague, qui n'avait rien de ter- 
restre, erra sur sa figure et sur sa bouche; puis, soulevant 
sa main avec effort, elle latendit tour k tour a M. Durous- 
et k sa fiUe. Sylvie, incapable de se mod6rer plus long- 
temps, se pr6cipita sur cette main, puis sur ce lit, puis sur 
ce visage, et s*y serrant avec une ardeur fiSvreuse, elle dit 
tout bas h la marquise : « Vivez I vivez, ma mSre! je vous 
adorerai 1 » Uagonisante fit un 16ger mouvement comme 
pour indiquer qu'il 6tait trop tard, mais qu*elle remerciait 
sa belle-fille. Pendant ce temps, Fabbfi Sorel, le front ras- 
s6r6n6, pronongait les paroles de Tabsolulion supreme. La 
religion venart de faire un miracle : la marquise de Prasly 
avait pardonn^. 

Quelques instants plus tard, elle expira. 

L'abbfi Sorel, le notaire; le mSdecin, entourSrent George, 
et voulurent Temmener hors de cette chambre. H .s*y re- 
fusa avec une telle 6nergie, que le docteur d6cida qu'il va- 
lait mieux Fy laisser. Au milieu de ses crises de d^sespoir^ 
il retrouvait des moments d*une fermetS singuli^re. Dans 
un de ces moments, il ordonna h son beau-p6re d'emme- 
ner Sylvie k la Villa-Durousseau, et de Fy retenir jusqu'i 
ce qu*il leur fit passer de ses nouvelles ; et cet ordre, il le 
donna d*un si grand air etd'un ton si r^solu, que M. Du- 
rousseau ne s'apergut pas ou ne voulut pas s'apercevoir 



124 LA FIN DU PROClkS. 

que les rtles Staient changes. II s'inclina silencieusement,et 
emmena Sylvie. Avant de sortir, la jeune femme s'approcha 
de George, et lui dit avec une expression de tendresse ti- 
mide : 

— EUe m'a pardonn6 1 

— Oui, mais moi, je ne me pardonne pas, rtpondit-il. 



George de Prasly pria M. Ramignard de rester avec lui, 
et, lorsqu*ils furent seuls, il lui dit de ce mfime ton 6ner~ 
gique et bref qui n'admettait pas de r6plique : 

— Mon ami, vous vous souvenez de ma lettre? 

— Ah 1 monsieur le marquis 1 murmura le vieux notaire 
en pleurant, pourquoi n*ai-je pas os6 suivre ma premiere 
id6e? pourquoi ne vous ai-je pas 6crit quinze jours plus 
t6t? 

— Ce n'est plus de cela qu*il s'agit, interrompit George 
en surmontant sa douleur avec une force 6tonnante. Vous 
savez ce que je vous ai 6crit relativement h ces vingt-un 
mille francs qui ont 6t6 d6pens6s pour la restauration du 
cMteau, et qui faisaient partie de la dot de madame... de 
la fiUe de M. Durousseau : il me les faut demain soir ; 
veuillez me les apporter en m6me temps que Facte hypo- 
th^caire, afin que je n*aie qu'^ le signer. 

— Vous les aurez, monsieur le marquis, dit M. Rami- 
gnard. 



L'ENVERS OE LA GOMEDIE. 1^25 

Le lendemain soir, apr^s Tenterrement de la marquise, 
qmavaitattir6 un concours immense et offertle m6me ca- 
ract^re de grandeur m^lancolique eUsolennelle que la 
sc^ne d'agonie, le notaire retouma auprfts de M. de Prasly, 
qui avait pass6 cette longue journ6e enfermd dans le cha- 
teau, k c6t6 de la chambre de sa mftre, oil il rentrait d'heure 
en heure. II n'avait voulu voir, pendant toute cette Joum6e, 
ni M. Durousseau ni Sylvie. 

Le notaire lui remit les vingt-un mille francs, plus les 
fractions et les centimes, et lui pr^senta Facte h signer. 
George signa, etdit ^ AL Ramignard : 

— Maintenant, mon ami, quand je serai parti, c*est-£ ^ 
dire demain matin, vous remettrez cet argent h M. Durous- 
seau, en lui faisant remarquer que je ne garde pas un sol, 
pas un centime, de ce qui est h lui. 

— Mais vous, monsieur le marquis, il ne vous reste rien, 
absolument rien de votre fortune personnellel... hasarda 
timidement le notaire. 

— Je le sais, mais je n*ai besoin de rien 1 J*ai vingt-huit 
ans h. peine, je suis fort, et de famille militaire ; je vais 
m'engager, et je trouverai bien assez de protections pour 
qu'on m'envoie en Afrique. Dans quatre ans, je serai lieu- 
tenant ou tu6. D*ici ISi, vous m'avancerez les int6r6ts de 
cette somme... Oh I mon amiti^ne rougitpas derecevoir 
de vous un service, pourvu que je ne doive rien h cet 
homme... !l&coutez-moi bien: si, dans quatre ans, vous 
n'entendez pas parler de moi, c'est que je serai mort; alors 
vous mettrez le chateau en vente avec toutes ses d6pen- 
dances, et vous rattraperez bien, sur ces vieilles pierres, 
quelques milliers de francs de plus pour parfaire la difl6- 
rence. Si je suis lieutenant, je saurai pr^lever sur mon 
traitement de quoi solder ces int6r6ts. 



426 LA Fllf I»U PR<>Gfr9. 

— Mais, monsieur le marquis... 

— Je n*ai pas tout dit, poorsuiyil Greorge avee vn gest& 
pletn d'autorit^. Je ne puis plus rien fairs pour ce pauvre 
Tfflage, dont le possd esl uni k cehii de ma feimUe, et qai, 
dans cette douloureuse drconstance, ikmi encore de lae 
donner des marques tfattaehemeut el tfaffecti(». Void le 
mois de mai, et le eonseil de r^yision ya avoir tieu daus 
quelques jours. Parmi les jeunes conscrils d^sigBfe par le 
sort, Yous ehoisnrez, mon ami, eeloi qui yous paraltra le 
plus inl^ressanl, le plus n^cessaire h sa famille, et yous 
s6cherez ses larmes en lui disant que vous lui ayez troav6 
un remplagant... Ce remplagant, ce sera moi... Ce sera la 
demiS^re obole quele pauyre yieux sang des Prasly aura pu 
oflfrirk son pays... Tobole du pa»yre... Vous seul icii sawrez 
mon adresse; yous m'^crirez un mot, el cette petite aSnie 
se conchira sans encombre... 

— Mais madame la marquise de Prasly? demanda 
M. Ramignard vivement 6mu. 

— Pas un mot de plus ISi-dessus f rSpondil George avec 
Faccent d'une resolution hadomptable. II n'y ayait qu'ime 
marquise de Prasly... Cest celle que yous yenez de con- 
duire h sa demi^re demeure : k la place de la demifere 
marquise de Prasly, il y a un tombeau ; h la place du der- 
nier marquis, il y a un soldat. Adieu, moti ami, dites^ bien 
i cet homme et a sa fiUe qu'ils on! tu5 la mfere et d^liir6 
le fils, mais quails ne les ont pas humilife ! 

Le lendemarn matin, George ^it parti, et le B«i<aire 
s'achemmait yers la Villa-Durousseau, fort emibarrassd de 
sa mission. 

II etait decide pourtant h ne pas tout ffire; a parler sett- 
lement d'une absence momentan^ de M. de Prasly; car 
dans son gros bon sens, M. Ramignard ne pouyait pSni- 



l'ejivbbs db la cokedie. 137 

tfer k fond ce qu'il y ayait d'exceptionnel, c'esl-&-dire k la 
fois dln^raiflcanblable et de vrai^ dans les situatioDs et les 
earaches de la vi^e majN^uise et de sim fils : il esp^- 
fait, — et |)«{it*4ilF6 ayait il raisiQii^ — gue la d^tenmnation 
de George ne serait pas irrevocable ; qu'elle lui 6tait dict^e 
par le paroxysme d'une doutettr excessive qui le rendait in- 
juste eifevers sa iemme et enrers huHED^Gfte, et qa'une fois 
la crise peuss^^ il touroerait vers le chi&teau et yers Sybde 
un regard detendresse et de regret. Mais il y avait deax 
cboses dont 11. Ramignard, malgt6 son boo vouloir, ne 
po«Yait se dispe&ser : attnoneer te d^arl el remetftre Tar- 
gent. 

M. Bucoitsseau s'erapovta , essaya de eacber son trouble 
sous des airs>de oowroux otympicn ; il 6lait facile de com- 
preodre qu*il $e r^i^iait dans sodi ocgaeil cooftre les re- 
proches de sa conscience, et que cet ovgueilr cosnme un 
faux brave, ne le sourtiendvait pas longlemps. II ^prouvait, 
avee plus de profondeur et d^amertume, mi sentim^t ana- 
logue h oAxki de ees; ptaisants nakalheareux qui voient tour- 
ner une malice an trugique, et h qui Fon dit s^v^ment r 
€ Eh bienl Yon ne fit plus I » Apr&s que le notaire se fut 
acquiU6 de son mieux de ses deux commissions, M. Du- 
rousseau se tourna vers sa fille avec une feinte insouciance, 
et lui dit d*une voix qu'il s'efforgait d'affermir : 

— Aliens, ma fille, puisqu'il en est ainsi, nous resterons 
ensemble ici, jusqu*^ ce qu'il plaise k monsieur le marquis, 
mongendre, de faire cesser ta penitence et la sienne... 

— Non, mon pfere, r^pondit Sylvie d'un ton ferme. Je 
ne vous adresserai ni recrimination ni plainte; je suis votre 
fille et je prie Dieu qu'il 6carte de ma bouche tout ce qui 
ne serait pas resignation et respect. Mais j'aime M. de 
Prasly, je Taime avec passion, et je sens que mon amour 



123 LA FIN DU PROCES. 

aura la force de vivre de ses douleurs, comme il eftt v6cu 
de ses joies. George s'exagfere peut-6tre les griefs de sa 
pi6t6 filiale ; peut-6tre va-t-il trop loin dans le ch^timent 
qu*il s'impose ainsi qu*^ nous : je n'en sals rien ; ce que je 
sais, c'est que je suis sa femme, que je m'appelle la mar- 
quise de Prasly, et que ma place n'est plus ici. Je vais 
m'enfermer dans ce chateau 4ont je porte le nom, dans 
cette sombre demeure que la solitude habite et qui con- 
vient au deuil de mon coeuri Spouse ou veuve, je n'en sor- 
lirai plus, et je ne reviendrai dans votre maison que le jour 
oil George de Prasly me donnera le bras poiir y rentrer. 
EUe se leva avec une dignit6 incomparable, s'inclina de- 
vant son p^re, et sortit sans que M. Durousseau, stup^fait 
et atterr6, pAt dire un mot pour la retenir. Ce ne fut qu*au 
bout d'un moment quil retrouva assez de lucidity d*esprit 
pour s'^crier avec d6sespoir : 

— Ma fille I mon orgueil, mon bien, ma vie I Elle aussi, 
elle m'abandonnel Me voilk seul!... Oh! c'est affreuxl 
C'est une horreur, une cruaut6, une ingratitude!... 

— Non, c'est une logon, dit h part lui le vieux notaire. 
Seulement, il le dit bien bas, de peur de s'ali^ner le plus 

riche joyau de sa clientele. 



riS DE LA PREMIERE PARTIE. 



DEUxii:ME parhb. 



RECONCILIATION. 



lie Tallon. 

Nous avons vu, dans la premifere partie de ce rficit, Fhd- 
tel de la duchesse de Birague illuming d giomo^ resplen- 
dissant de fleurs, de femmes, de parures, et conviant \^ 
lite de la soci^t^ parisienne h. un bal qui devait ^tre, pour 
la duchesse, le to be or no to be d'flamlet, le vaincre ou 
mourir du Spartiate. Quatre ans plus lard, le samedi 12 
Kvrier 1 848, si un invito de cette f6te brillante etit pass6 
rue de Varennes h onze heures du soir, 11 se Mt 6tonn6 de 
robscurit6 profonde, du silence morne, de Fair de recueil- 
lement et de tristesse qui avait succ6d6, dans cette aristo- 
cratique demeure, h tant de splendeur et de bruit. jPour- 
tant, en cherchant bien, il eftt vu, au premier 6tage, k Tan- 
gle de la fagade d6coup6e sur le jardin, une fenfitre 6clair6e 
d*une lueur douce et tremblottante comme une 6toile prts 



150 LA FIN DU PROGES. 

de disparaltre dans un del humide et froid. Peut-6tre m^ 
me, s*il eAt regard^ avec plus d'attention encore, aurait-il 
surpris la vague sUhouette d'une femme de haute taille, 
qui, de temps h autre, se levait de son fauteuil, 6cartait 
doucement les rideaux de sole, et se tenait debout derrifere 
la fen^tre, ecoutant avec anxiW* le s(rard roulement des 
voitures et hochaut tristement la t^te k chaque voiture qui 
passait sans s'arrfiter; veillSe m6lancolique, soufifrance 
muette de I'attente, aggrav6e par le doute, la disillusion 
et la jalousie 1 

Cette femme, c'^fitait ou plul5t<3e n^^laitplus la duchesse 
de Birague; elle s*appelait, depuis trois ans, la baronne 
Edgard M6vil, M. M6vil le p^re ayanteu, k la suite de Fex- 
position de 4844, la faiblesse de demander et le mince 
bonheur d'obtenir le titre de baron qu'il avait immMiate- 
ment pass6 a son fils, gr^ce k r^lasticit6 complaisante du 
nobiliaire actuel. Au reste, si en donnant cette petite satis- 
faction k sa vanit6 tardive, M. M^vll avait surtout song6 k 
fadliter le otariage d'Ed^apd «¥6c la ducbesae >eii dimi- 
nuant d'un degr^ la di^Girence dm raags, JI avait pris la 
ua soiici fort jsupenftu ; car c^le diSfireQce n^'Oitrait pour 
nen dans tes Msbations de madamede Biragoe, qui dur^ 
rent pr^s d'une amkke, Mari^^e trife&rjeune^ noufi Favoiis dit, 
k un due sexag^naire et goulteux, VAge et tes infirmit^s de 
son man ne lui avaient laass^, qiiand elle devint veuve, 
qu'uii eiiitiottBia8me fori; ti^de pour les dues, et elle esti- 
mait qu'uii pea de boebeur valait mieux q[ue beauooup de 
blason. Mais ce qm i'e&ayail, et noa sans raisoA peut- 
^re, €'6tait la ligire^ ^'Od^ar^i, le sombre et la vaci6t^ de 
ses meets dans le inonde, cette physioBomie dliomme a 
Ixmnes fortunes dont 11 relevaatsi galamiaent la baurgeoisie 
de son mm et de son juicle : c'itait surtout k souvenir de 



RECONCILIATION. 131 

Sylvie,cette belle oaarquise da Prasly, apparueim moment, 
comme ub astre ou un m^t6ore» au ziaiih du ciiel parish, 
et doni; madame de Birague, pendant cette apparition i*a- 
pide, n'avait pu, en sa qualU^ de rivale« hien juger ni la 
loyale franchise, ni la coquetterie innocente, ni les vrais 
sentimfenis pour George. Sylvie n'aimait-elle pas un peu 
trop son cousin Edgard? £dgardne conservait-il pas de.sa 
cousine un 80U'?enir assez vif , assez s^i^x pour lutter 
longtempsconlre ioute autre affection et toute autre image? 
La dadiesse s'^tsdt pos6 cette question; eUa Tavait savam- 
meat discutde avec elle-m^nie ; et puis elle avait fait ce 
que foni toujours, en pareil cas, les femmes aimantes et 
f aibles ; elle avait pardonn^. 

Voili^ comment la dudiesse de Birague ^tait devenue la 
baronne Ed^rd M6vil. Ce mariage 6taitHi heureux? L*^ 
y6nemeat s'Stailni chai^^ de justifier son imprudence ou de 
donner raisou k ses craintes ? L'honneuf de suco^der k un 
due, le bonbeur d'6pouser une femme diarinante, ayaient- 
ils converti le bel £dgard? C'est ce qoe nous apprendrons 
peut-4tre en eatrant dans cette chambre oti madame M^vil 
est seule et od elle attend. 

Tout y respirait cette 616gaace exquise, cette recberche 
delicate qui, si die n'est pas le b(Miheur, n^riterait au 
moiiis de lui servir d'atmo6ph6re. On eAt dit que ma- 
dame M6¥il, pour retenir et fixer son volage epoux^ ne 
s'dtait pas entiirement fi^e k elle-m6me, et qu'eUe avait 
appel6 k son aide, complice innocent et diarmant, ce su- 
preme comfort qui donne aux douceurs du ehex soi une 
sMuction int^sistihie. Tandis qu'un vent glacial, charg6 de 
brouillard et de givre, gnisillait sur ies vitres et s'engouf* 
frait avec des murmures smistres le long des cbannilles 
du jardin, un feu clair p^tillait dans la chemiufe el ri^pan- 



152 LA FIN DU PROC^S. 

dait dans tout rappartement une chaleur 6gale et douce, 
l^gferement impr6gn6e du vague parfum des fleurs qui 
garnissaient les jardinieres ou s*£talaient dans le vieux 
Sevres. Une jolie causeuse, brod^e h la main, s'accoudait h 
la chemin6e, appelant le tftte-i-ttte, la rfiverie h deux, le 
doux entretien du soir, et pr6te h accueillir en amies la robe 
de chambreet les pantoufles, ces paisibles tropb^es du coin 
du feu et dela vie de famille. Sur I'itagfere en bois de rose, 
toute constellte dlnutilit^s ravissantes k la mode du sur- 
lendemain, un service de tb6 en Saxe authentique atten- 
dait la bouilloire qui fredonnait, pr6s de rd,tre, sa chanson- 
nette de grillon. Sur la table dont le tapis ruisselant de 
dentelles retombait jusqu'Si terre, un album, veritable 
oeuvre d'art, sign^e, h chaque page, par nos meilleurs 
mattres, offrait h. la main absente sa reliure de velours et ses 
fermoirs d'ivoire cisel6. Tout aupr^s, dans un 616gant 
d^sordre, gisaient les meilleurs livres nouveaux, entre- 
m616s de Revues, de Keepsakes, de journaux, de cahiers 
de musique. Enfin, detail caract^ristique! une d^licieuse 
boite h cigares, h moiti^ remplie des prensados et des re - 
galias les plus purs qui aient jamais fait niche h, la r6gie, 
s'^panouissait sur un coin de la table en toute s^curitS, 
et prouvait jusqu- i quel degr6 de tolerance madame M6vil 
etait arriv^e, afin que son mari eAt toutes raisons pour 
rester pr6s d'elle et pas un pr6texte pour la quitter. 

Et pourtant elle 6tait seule, et Taiguille de la pendule dd- 
passait onze heures et demie. 

Lasse de ses alltos et venues de la cheminte h, la fendtre, 
elle s'6tait assise ou plut6t replong6e dans son fauteuil, ses 
beaux bras ramen^s sur sa poitrine, ses beaux yeux lev^s 
au plafond, et son peignoir de mousseline formant autour 
d*elle une sorte de blanc nuage. 



RECONCILIATION. 133 

«- Bientdt minuit I murmurait-^lle k voix basse ; et il 
n'est pas rentr61 C'est comme hier, comme avant-hier, 
comme tous les soirs depuis un mois ! Qu*est-il done ar- 
rive? quelque nouvel amour sans doute... Et cependant 
Edgard n*est pas m6chant : il m'aimel... Oui, comme on 
aime sa femme... pour les jours de rhume et de migraine... 
Ah ! folles I folles que nous sommes de nous laisser prendre 
h cet espoir toujours nouveau, toujours d6gu... fixer le 
coeur, clore le roman d'un de ces h6ros de salon, demiers 
plagiaires de don Juan et de Lovelace I... Mais que dis-je? 
reprit-elle avec un 16ger sourire... Edgard est 16ger, voili 
tout. Chaque hiver de Paris a ses femmes h la mode, et il 
faut bien que les hommes k la mode s'occupent d*elles. 
Mon mari a ISi-dessus une reputation h soutenir. . . n y a 
quatre ans, c'6tait sa belle cousine, cette pauvre marquise 
de Prasly, dont j'ai eu bien tort d*6tre jalouse... L*ann6e 
suivante, notre lune de miel, trop fugitive, b^lasl et trop 
courte... Tan pass6, la comtesse Serwiska... cet hiver, ma- 
dame de Falsen... des ombres qui passent sur mon bon- 
heur, riendeplus. Etpuis, je me trompepeut-fitre... c'estle 
club qui retient Edgard, pas autre chose... quelque partie 
extravagante, quelque whist nerveux, comme ils disent, et 
dont ma liste civile payera les frais demain matin... Un par- 
don de plus k donner... j*en ai Thabitude. 

Comme elle pronongait ces demiers mots en essayant de 
sourire, un coup de marteau assez violent retentit h. la 
porte-cochfere. — Cest lui ! dit-elle en se levant h demi, et 
d6ja un pardon charmant rayonnait dans son regard et sur 
ses l^vres : quelques secondes apr^s, on entra : ce n*6tait 
pas Edgard, c'6tait mademoiselle Rosine, cam^riste favo- 
rite de madame M6vil, et parfois confidente de ses inquie- 
tudes et de ses chagrins. 



L«« 



134 LA FIJV DU PROG&S. 

RasineappOEtait une leUre ksa mattresse, 8t qnoiqpliLn'y 
etkl rieB 1^ de bien surprenaat, madaine M^viL ^prouva uiif 
fp^issemeQt involontaire. La lettre^ a¥ait une de ces phy- 
sioiioiBies suspectes, presqiie sinistres, qui d^plaiaent) ou 
alarme&t Mdnt d'ayoir p3rl6; D'abord elle esbalait une 
forte oddur de muae; enaoite T^cpituie de Vadresse 6tait 
gvidenuiient conlirefaito, ek,. bien que Tenyeioppe etit la. 
forme et la dimenaion oonvenables, cetln 6crjture 6tait 
ffpomikttj etUoFthographefort peu respects. Madame M^yil 
la tint un moment k la main, hesitant k rouyrir : 

— Qui a port6 cette lettre? demanda4-elie : le fafiteur? 
un doBoestique? 

— Non, madame la. baronne, un commisBionnaire,. r^ 
pondit Roeine. 

Sa maltresse se d^eida enfin k lire cette lettre d^plai- 
sante : yoicl ce qu'elle renfermait: 

« Ci madamme MMle yens gayoir od son mari pace sais 
soiri, aik na qua ce trouyais, yert minui, o bal massquet 
de rOp^ra^ dent la sale du foi^re ; aile i y&ra dais cbauze 
ki Faintairaiceron. 

» Une amie ki ce fra eaunfitre. j> 

Madame M6yil commeni^ par jeter cette ignoble lettre; 
puis elle la reprit. Une yive douleur, m61^ d'humiliation 
et de surprise, faisait rouler dans ses yeux quelques larmes 
brCdantes qui s*y s^chaient a«ssilAt. Cette esptoe d'infii- 
tration doulonrettse particuli^re aux lettres anonymes dis- 
tillait dans son c(Bur goutte k goutte sea myst^rieux poi- 
sons : — Non, ce n'est pas possible 1 s'6cria-t-elle ayec 
d^gotllt ; la creature qui a icrit cette infamie, ne salt rien, 
ne peut rien sayoir du monde oil Edgard cherche ses sue- 



RKdiDHGILIATlON. ll35 

cfeU.. £.6st une charge d'ateLier... Quelque ra^ lamfilique 
qua aixra youlu ;se d^seoBuyer k aies d^pensK.. on bien 
.quelque ouvrense de lages mteoiiteBle idle ses ^tresiBes... 
ou eofiore quj&lque rm^re d'Aotricedosit fidgard atiraBiffld 
la flllel*«. 

MaJB pints eUe «e>domiaa>t<de bonnes caisons pour^e cas- 
surer, plus fsom .angoisse augmentait. D'abord lAle isavait 
fort biem ipe Oies gens An monde ne siffleot plus mi.tfa^Atre : 
ensuile, elle mmX, soit paadant son "veuvdge, soit apr^s, 
trop consciencieuseoient rempli «gs afibributioiiB de femme 
^^gante, vu de itrap pr6s eeriaines iCOikcessions, oertains 
contrastestdela^«OGi^p<»lie,:poiir ignorer qu'une creature 
capable d'i§orire ia iettftre qu'eke ayait ei^are les mains, pou- 
vait bien airoir >d6s renseigiheme&ts trte^xacts sur les in- 
trigues ieit lee m^disanoes de salon. l£ bal de FOp^ra, 
d*ailleurs, n'6tait-il pas, ainsi que rOp6ra lui-m^me, une 
sorte de terjrain Dteutre od le monde-etiki BoMme, la soci6t6 
et les coulisses avaient eu, de temps immemorial, le pri- 
vilege de . se f eno(»Bt3rer ? 

A oette idee (du bal de TOpera, madame M^evil regarda 
de nouveaffiL kipemdate, daitt Taigmlle mairquait minuit: 
puis elle ^se touma v&s% Rosiae qui se tenait debout daas 
le plus re^otueux silence, mais dont Foeil vif et intelligent 
semblait lire dans sa ^pensee. 

— Cest {aujiaiurd'hui bal de <r3peiEa? dit-elle avec une 
feinte iadiff^rence. 

— Om,.mad3me; tains les santedis soir jusqu'k la mi- 
car^me; on dit qu'ils sont charmants celte ann6e... 

— £t Ton assure ausfii que quelqiues perse imes de ma 
connaissasiiee y fiOQt uUees «n partie ^^^ pas plus tard que 
sam:edid!ergstter?... 

— Oh! oui, ntadame! c-est connu de tout le faubourg 



136 LA FIN DU PROCES. 

Saint-Germain : Monsieur le comte et Madame la comtesse 
de S6Iange ; leur cousin, le secretaire d'ambassade ; lord 
et lady Riswill ; la duchesse de Fr6my, Tancienne amie de 
Madame ; le vicomte de Montlton ; madame de Pr^zolles, 
et un jeune peintre qui a une belle barbe et que la du- 
chesse protege. C'est M. le vicomte, qui est si gai, qui avait 
monte cette partie ; m^me que Robert, son valet de cham- 
bre, m'atout racont6. On est revenu, au petit jour, souper 
chez lady Riswill, et ils ont tons ri comme des fous ; on a 
bien regrett^ que Madame n'y f(kt pas ! 

— C*est vrai ! je tourne h F^l^gie, dit tristement madame 
M^vil en chiffonnant la manche de son peignoir. 

II y eut un moment de silence ; aprfes quoi elle reprit : 

— Monsieur M6vil y va sans doute quelquefois? 

— Monsieur le baron 1 oh 1 certainement 1 m^me que 
Joseph... 

Rosine s'arr^ta et se mordit les 16vres comme si elle 
craignait d'en avoir trop dit. 

— Eh bien I mademoiselle, quelle a 6t6 la confidence de 
Joseph? demanda madame M^vil avec un p^le sourire. 

— Oh 1 rien... et puis ce n'est peut-6tre pas vrai : Joseph 
est si menteur I... il m*a dit seulement que monsieur ie 
baron lui avait donn6 ordre de venir, h. onze heures , I'ha- 
biller au club, rue Grange-Bateli6re, et qu*il croyait que 
ces messieurs avaient le projet d'aller de Ih h. rOp6ra. 

— Je le savais, rSpliqua la baronne d'un ton un peu 
moins hSro'ique que le grand-maltre des Templiers. 

Nouveau silence. 

— Je le savais si bien, reprit au bout d*un moment ma- 
dame M6vil, qu*une foUe id6e m*6tait venue, tout k I'heure, 
en causant avec mes tisons; ces messieurs sonttous la, en 
gargons, en viveurs, se croyant bien loin de leurs femmes, 



I 



RECONCILIATION. 137 

de leurs m^res, de tout regard inquisiteur... J'avais eu uq 
moment "envie — mais c'est une sottise et j'y renonce — de 
prendre un masque et un domino , d'aller moi-m6me pas- 
ser une heure k ce bal , de m'accrocher au bras des amis 
de mon man , de les intriguer en leur racontant quelques 
histoires intimes qu'ils croient hien cachdes, puis de flnir 
par M. M6vil ; et apr^s Tavoir taquin* , pers6cut6, tour- 
ment^, de me faire connattre... 

— Ou mieux, dit Tintelligente soubrette saisissant la 
balle au bond, de lui annoncer la r^v^lation d'un secret 
bien int6ressant, bien terrible, de lui donner rendez-vous 
pour domain aux Tuileries ou dans une allte des Cbamps- 
EIys6es, et de Ty mettre en presence... de sa femme 1 

— Cost dommage que ce soit une folie, fit madame 
M6vil d'un air gristve, comme pour rappeler a Tordre sa 
cam6riste : le mieux est, mademoiselle, de n'y plus songer, 
et de tout preparer pour ma toilette de nuit. 

— Je ne dis pas, poursuivit Tobstin^e Rosine : pourtant, 
si madame en avait TidSe, elle serait bien trop bonne de ne 
pas s'en passer Tenvie : cela se fait dans les meilleurs ma- 
nages, et ces petites mystifications de camaval n'ont jamais 
brouiU* personne ; M. le baron d'ailleurs a trop d'esprit, 
il aime trop Madame pour se f&cber... Et puis, si Madame 
veut, il ne le saura jamais ; elle gardera son masque ce soir ; 
domain elle lo laissera aller seul h son rendez-vous, et elle 
rira de sa mine attrap6e... Oh 1 les hommes , voyez-vous ? 
le meilleur ne vaut rien ; et , si on ne leur jouait pas de 
temps en temps quelque bon tour, ils seraient trop forts 
centre nous ! 

MademoiseUe Rosine pronon^a ces demiers mots avec nn 
accent de conviction qui prouvait un fonds de rancune, 
probablement tr^s-l^gitime, centre la raison du plus fort. 



488 LdL VIV VV TBOCfiS. 

— Mais il est bien tard 1 reprit madame H^vil. Nons 
n'avoos ni domino, ni ms^que... 

— Oh i Madame salt bien qisL'k Parish en caniaval on a 
Kout cela en un quart dlieure. 

-^ Mais les domedtiques'? 

— !iroute la makon «$t cotidi^, *ex€ept6 Josepli q«i n'a 
garde de reatner, st le oocher de Movisiear qui ne rentrera 
qu'avec son mattre... Dieu salt quandl... Eb un lo«rde 
main jTisMlte Madame ;Je Faccimirpagne peuT qu'elle n'ait 
pas peur; nous sortons par ia petite "potte'du jairdin, et, 
avant deux heunes, nocis sommes revenues. 

Madame M^ii fi$isto, encore quelques mhnites, afin de 
ne pas trop laisser de^ner h la fidb^te Rosine qu'elle^tait 
d6cid6e d'avance. Un instant apr^s, dauK femmes, envelop- 
p^6 dans de grandes OMEiteB noires , «e ^li^suent comme 
deiKK ominres a trayers'lesalfateg du jardin : la petite porte 
s'ouvrait sans^bruit, ^ madaime ISdvil se trofovcat dans la 
rue avec ce sentiment iiizarre, m^d'6m<»fion/de curiosite 
et de plaisir, qn'appoFtent les femmes de lioniie compagnie 
aux eKp^ditioBs de m genre. 

Un fiacre attardi^ 'paesait : Rosine 1- »ppela ; les deux 
lemmes y mont^eilt : 

— Rue Lepelletier, 4 rOp^ra, H ^rande nilesse I dit a 
demii^voix la oam^ri^. 

Lorsqpie mfAxniet&^nl arriva a TOp^, le bal^tait dans 
toute «a yerve ; ntais <eUe y 'fit pen d'aDtention, ne doima 
pas un segard aux quadrilles xm auK polkas qui ee for- 
maient sous la direction d -un '9ti»»S'©u d^un Mu«ard qudl- 
conque, passa rapidement k travers la cohue quieacombrait 
les couloirs , et monta au foyer que tsemmengait a envahir 
une foule compacte. EUe se tint tongtemps pr^s de rher- 
loge, rendez-tous immtoiovial des thercheurs d^ntrigues 



SE€OTfGILlATI0M« iSl> 

<ou des rencontres arrangt^es d'aaranoe« Cet^prembre station 
ne lui apprit rien. Parmi les babnts aoirs et les dominos de 
loutes joeulears qui ia coad^yaijBnt, ele ne >=vit m Edgard 
ni personne qui lui raj^pelil, «6ias^te masque, sastailte Ele- 
gante* et«a graoieuse<(M8iaiyottiiBpe. £lie allaitse retiiier a^ec 
Rosine, heuieuse et ddsappoinli&e itemt •en^seinible de n'avoir 
rien d^cou^yert, quaad une lesxMne'meBqutie, dont les mod- 
yements onduleuKet couples ftdsaientiflim^diatenient son- 
gea* aiitx individus de la race fierpen^ine, s*a^roc^a d'elte^ 
la reganda uniinstant, qparait s'dloigner, puisiiByint et I'exa- 
mina avec ptais d'iwsistaooe. Rien de plus fi&cile h dkttnguer 
qu'une feninie du monde an bal maBquE ; son pied, sa main, 
sa contenance, son air de surprise , dUnqui&tude ou d'em- 
barras, ses frayeurs dte qu'on Tobserve ou qu'on Mt mine 
de lui parler, la mani^re dcmt son nmasqae est attach^, dont 
son domino I'enyeloppe, t&ut la tnaMt, tout la signage it Voeil 
clairvoyant des habitues. La nouvelie venue fit probable- 
memt oet texanaen rapiAe, et, tsatisfaite du r^suttat, elle se 
pendia touliiicoup k rox)alle4e madame M^vil, etlui dit a 
/yoix basse: 

— Vous yenfiK tr<yp tard ; les toiirtereauK eonC eotoi^ : 
(Is fontiearrnid plus haiat; 4DM les'tmuTaraien freppmt h 
la loge 01® «. 

£ll6 mit un d»igt *«ar sa bouche etTseglisBa dans la foule 
avec cette ^Duplease etcetfte agiliti6 de-molevnie qui carac- 
.tSrisaieiit itous ses mouyenLente. 

Madaine MMl fut rtr6sHtroubl6e de oette brusque ma- 
contre, et resta usi jnoraent immobile. 11 toit^ident pomr 
«lle que eette nonyeUe d^lstton se rappoi^t k la tettre 
anonyme, et que la femme qui yenait de ini parler ittiAt 
Tauteur de eette lettre : mais qu'^ait-ce que oette femme? 
Quel mobile la faisatt agir? plaisanterte ou vengeance? 



140 LA FIN DU PROCikS. 

m6chancet6 ou malice ? Quelle confiance m6rilaient une 
d-marche et des paroles servant de commentaires k une 
pareille orthographe? Madame M6vil, en s'adressant ces 
questions, ^prouvait un nouveau sentiment de timidity et 
de repugnance. EUe se disait que le foyer appartenant a 
tout le monde, elle aurait pu, sans beaucoup d'audace, y 
surveiller et y poursuivre son mari ; mais frapper k la porte 
de cette loge n^ 9 lui semblait plus violent et plus hardi. 
— « C'est assez de folies I rentrons ! » dit-elle tout bas a 
Rosine ; et prenant son bras afln de se donner un peu de 
courage , elle s*efforQa de fendre la foule pour regagner 
le grand escalier. Au moment ou elle y arrivait, elle enten- 
dit du bruit , du c6t6 des premieres loges ; elle vit que 
la foule s'y portait, comme s'il s'y passait quelque chose d'ex- 
traordinaire, et, soit hasard, soit eflfet de sa preoccupation, 
elle crut entendre prononcer dans les groupes le nom de 
son mari. Elle fit alors un nouvel eflfort pour atteindre 
rextr6mite du couloir de plus en plus obstru6 : Fencombre- 
ment 6tait tel, qu'elle tfavangait qu'avec lenteur ; quand 
elle parvint h I'endroit oil tons les yeux et tons les pas 
avaient paru se diriger, il n*y avait plus rien. Elle vit seule- 
ment un homme mince et grand, d'une toumure distin- 
gu6e, d'unephysionomie 6trang6re, auxcheveux blonds et 
et un peu grisonnants, h I'air caustique plut^t qu'irrit^, 
qui passa rapidement pr6s d'elle, emmenant sous son bras 
une femme en masque et en domino rose, qui paraissait le 
suivre h contre-coeur ; pendant qu'un petit groupe d'616- 
gants, serrSs autour d'un homme qui ^tait sans doute le 
h6ros de Taventure, descendait bruyamment le petit esca- 
lier de Forchestre. Mais tout cela fut si rapide, que ma- 
dame M6vil ne put ni se rendre compte de ce qu'elle avait 
vu, ni reconnattre celui qu'on entourait ainsi. Tout ce 



RECONCILIATION. 141 

qu'elle put recueillir, ce fut le propos suivant qui circu- 
lait dans la foule : 

— Bon ! rafifaire se videra demain h la mare d*Auteuil. 

En m^me temps, elle leva machinalement les yeux vers 
la porte de la loge devant laquelle elle s'6tait arr6t6e : c'6- 
tait le n^ 9. . 

Instinctivement madame M^vil f rissonna ; mais elle n'osa 
questionner personne, et elle ne voulut pas rester au bal 
un instant de plus. Cette atmosphere F^touffait ; ce th6^tre 
traditionnel et surann^ de galanteries futiles ou tapageuses 
lui inspirait un melange d'effroi et de dSgoAt : elle avait 
peur de tons ces yeux 6tincelants sous le velours et la sole 
comme un sarcasme ou une menace. Une sorte de pressen- 
timent invincible lui disait qu'Edgard avait son enjeu dans 
la scfene plus ou moins dramatique dont elle n'avait pu voir 
le denouement, et il lui semblait d'ailleurs que c'^tait Aijh 
trop pour une honnfite femme et un honn^te homme que 
de s'aventurer dans ces zones torrides, pleines de bruit, de 
licence, de mensonges et de vertiges. Elle battit done en re- 
traite, un peu plus triste et un peu plus inquifete qvCk son 
arriv6e : le retour s'effectua sans accident, et, une heure 
apr^s, madame M^vil, rentr6e dans son hdtel avec Rosine 
par la porte du jardin, remontait en tapinois dans son ap- 
partement. Autour d'elle, pas un bruit, pas une lumifere ; 
la maison tout enti^re semblait ensevelie dans un lourd 
sommeil ; la pendule, seule 6veill6e, marquait trois heures 
du matin. Rosine envoy6e prudemment aux informations, 
revint bientdt dire h sa mattresse que M. le baron n'^tait 
pas rentr6. 

Madame M6vil se coucha, mais elle ne put dormir : cetle 
absence d'Edgard prolong6e outre mesure, les chaudes et 
orageuses images qui venaient de passer devant ses yeux, 



i42 XA iFlN DU PROCES. 

cette mqui^teide de toiite une nuit, d'autaot plus tenaco 
qu*elle 6tait plus vague ; ces deux delations, Tuae 6cr^, 
Taulre ftarl^e, qui, h quelquesheures de digtanee, avaient 
dirig^ fiur tun m^me point les visions confuses de sa ja- 
lousie, itaat oetensemble d'agitalion pkystijue, d'exritation 
nerveuse, d'angoisse morale, de pressentiment et de mys- 
t6re, attisait son insomnie, fSt lui iaieait admettre comme 
possibles^es choses les plus invraisemblables. Au point du 
jour, hris6ede &ctigue, elle fi'aasoupit pour quelques heureH, 
St sonsommeftl.trouid^ oontinua les sombres faill;6mes de 
sa "vdMe. iBlie «e ^royait k T0p6ra, au milieu d'uae foule 
immense, (en!tourte>de femmes en domino noir doiut les 
yeux ruisselaient soi» tears 'masques comme des feux- 
iollets dans^lanuit. L'une d'elles sed^tachait du groupe, 
et, avec de stridents 6dats de lire, lui montrelt du doi^ 
Edgtard Yelsant, dans le fond, ai»cbras d'une^l^gante syl- 
phide ; oe couple iantastique se rapprochait en toumoyant, 
«t, dans les bizatres 'tmnsfbnnations du r^ve, la danseuse, 
repliant ses ailes de ga;^, ^e changeait en un homme de 
haute taille, d'une figure sinistre, aux cheveux blonds, a 
la rmoiKtadie grkonikante, cpi pr^entait a Edgard deux 
fleurets dj6m3dwthet66. 'Gdtte derni^re vision reveilla ma- 
dame M6vil en sussaiiit : elle soQna vivement : Rosine ae- 
courut, et raconta a «a maitreese que M. M6vil 6tait renti"6 
vers sept Iteures, • qu'd ne s'3tait pas ooucM, qu'il n'avait 
piis^ue le temps de se dgbarraisser de son costume du soir 
poiir meditre une nedinkgole et un paletot, et qu'apr^ avoir 
reo^^mniand^ qu'on jae >k rdi^eiilUtt ipas , il 6taJt ressetrti 
presque aussitdt. Rosine qui avait T^motion facile et qui 
n^'^tait pas ^aas quelque teinture de roman et de m61o- 
drame, ajouta que M. le»iiam)n paraissait fort aglt6. 
ii'aiigoisse de madame M^vil iredoubla ; trop de pressen* 



ITECONCILIATiaN. i<4J 

tjment&, tro^r dlufdices l»i annon^aient;, depuis la veille, un 
malheur, un p^ril quelconque powr son repos, sen amour, 
ramour ef peafc^tre 1ft vie de ma maxi. Au milieu dti 
d6sordre de ses- id6es, un souvenir tar apparnt bien net 
et bien dislinot : les paroles qu-elle av^C entendttes cip^ 
coler de groupe en groupe, prfes de la lege n® 9 : « Cette 
affaire se dlSriouera' demain, h l5a msire d^Auteuil. ^Avec 
c^tte luoidit^ particuli^re aux temmes dans les erisies de ce 
genre, elle comprit que c'^tait 1^ qu'elle trouverait le mot 
de r^nigme, eC que ses soupQons et ses craintes se cbange- 
raient en certitude : sa resolution fut prise k Tinstant; elle 
demanda ses chevaux et se d^rigea vers le bois de Bou- 
logne. 

La matinee 6tait froide ; dans les allies du bois^, eneow 
d^sertes, quelques lagers flocons de neige on de gelte 
blanche achevaient dese fondre an rayon d'un soleiide fS- 
vrier qui prSludait au printemps. Madame M^vif, 1)apie>au* 
fond de sa cal^ehe, prom^nait ses regands> h duoiHe et ^ 
gauche, et sa> vue plongeait avec anxi^t^ teonMt dans les 
clairi^res qui s'ouvraient q^ et \h, k Tangle des- grands 
massifs, tant6t dans I'int^rieur des rares Toitures de place 
qu'elle croisait ou depassatt. Pendant cette coarse solitaire 
et fi^vrense, sa pens^e, par une pente iirdsistiblej M un re- 
tour vers le pass^ : elle se souvint que, quatre anst aupa- 
ravant, alors qu'dle s'appelait encore la dudiesse de Bi- 
rague et que les empressements d'Edgard auprfes de Sylvie 
avaient 6veilW sa jalousie, elle 6tait venue souvent, par les 
belies joum^es d*avril, se promener seute, tout emmitou- 
fl^e de voiles etde fonrrures, dans^C(Bs mdmes G6(ntr*all^, 
ei que Ik, caeb^e^ derriiie les arbres^ elle avait suivi d'un 
oeil triste ou envieux la belle a^azone galopant cdte k cdte 
avec son cousin. 



144 LA Fin DU PROCfiS. 

— Pauvre Sylvie I que j'6tais injuste 1 se dit-elle avec iin 
m^lancolique sourire : elle valait mieux que lui... mieux 
que moi... mieux que nous tous I Courageuse femme I s'en- 
sevelir, k vingt-deux ans, dans ce vieux chateau, et y rester 
seule, sans plainte, sans murmure, sans autre consolation 
que les journaux et les rapports qui lui parlent des bril- 
lants faits d*armes du capitaine George^le Pra^ly I 

Et madame M6vil, de plus en plus entratn^e par ses 
Amotions, par ses souvenirs, songeait k ce bal od le carac- 
I6re fier et 6nergique de George s'6tait r6v616 k elle pour 
la premiere fois. Tout en le bltoant de la resolution ex- 
tr6me oil Tavaient jet6 sa fiert6 bless6e et Tamertume de 
sa douleur flliale, tout en lui feprochant Tabandon ou il 
laissait, depuis pr^s de quatre ann^es, sa belle et pure 
compagne, elle ne pouvait s'emp^cher de reconnaltre quel- 
([ue chose de chevaleresque et de noble chez ce gentil- 
homme pauvre, frapp6 au coeur, se relevant du lit de mort 
de sa m6re pour endosser, k vingt-huit ans, T^paulette de 
laine et 6changer les douceurs de cette opulence si chfere- 
ment acquise centre les privations et les so uff ranees de la 
vie de soldat. Involontairement, madame M6vil en vint a 
comparer k la conduite de George celle d'Edgard,- si 16ger, 
si oisif, si amoureux de luxe et de plaisir, acceptant avec 
un si gracieux 6goisme ses privileges d'homme k la mode 
et d'enfant g4t6. Le mot qu'on appliquait autrefois aux 
grands seigneurs : « II n'a eu que la peine de naitre » lui 
apparaissait, en cette circonstance, beaucoup plus appli- 
cable k ce bourgeois riche, 616gant, habitu6 aux raffine- 
ments et aux d^licatesses des heureux de ce monde, et 
dont le p6re n'avait laborieusement gagn6 deux ou trois 
millions dans le commerce que pour lui donner Tagr^ment 
de les d6penser dans les clubs, les paris, les thfe&tres, les 



R^CONCILlATiON. 115 

chateaux et les salons. Madame M6vil en 6tait la de ses re- 
flexions et de son parallfele, lorsque, arrivte au touraant 
d'une all6e qui conduisait, k travers le bois, jusqu'a la 
mare d' Auteuil, sa voiture faillit accrocher un fiacre qui 
revenait au grand trot de ses maigres haridelles. Pendant 
rinstant ou les deux voitures s*arrtt6rent, elle vit ou crut 
voir, dans TintSrieur du fiacre, un bless6 dont le visage 
etait convert d'un mouchoir tach6 de quelques gouttes de 
sang, et h ses cOt^s, h demi incline sur lui, un homme em- 
paquete dans un cache-nez et un paletot, ^ui ressemblait 
fort h Jacques de M^reuil, un des plus intimes amis de son 
mari. Ce ne fut qu'un 6clair : les stores rouges s'abaiss^- 
rent; le cocher jura; les roues se d^gagerent; un violent 
coup de fouet cingla les cdtes des deux pauvres rossi- 
nantes, et le fiacre reprit une course insoUte, avant que 
madame M6vil etlt eu le temps de pousser un cri. 

Elle descendit de voiture prte du rideau de peupliers qui 
descend en pente douce jusqu'k la mare. Sonanxi6t6 crois- 
sait a chaque minute, et, h chacun de ces indices qui la 
rapprochait de la v6rit6 sans la lui livrer encore tout entifere, 
il lui semblait plus indubitable qu'un malheur 6tait arrive a 
Edgard. Elle erra seule, d'arbre en arbre, interrogeant 
d'un regard avide ces clairi^res, ces massifs, ces gazons 
jaunis par I'hiver ; elle n'apergut rien : la solitude 6tail 
partout. Quelques oiseaux frileux chantonnaient dans les 
hales ou faisaient la boule au bord des sentiers. Quel- 
ques bruits sourds arrivaient du bois ou de la viUe loin- 
taine jusqu'k cette m^lancolique retraite : mais pas un pro- 
meneur, pas une figure humaine ; ce silence des matinees 
d'hiver, qui donnele frisson et serre le coeur. 

Les heures s'6coulaient; les chemins 6taient tremp6s de 
boue ; les branches d^pouill^es que madame M^vil 6car- 

5 



146 LA FI?( Bt PROGES. 

tait de sa main febrile, seeouaient sur son visage des gout- 
telettes h demi glacfies; die essaya de mettre on pea 
d*ordre dans ses id*es, et elle se dit que si quelque malheur 
6tait r6ellement arrive , c'Mait maintenant h son hdtel 
qii'elle avait le plus de cliaftee de tout savoir. Sa voiture Fat- 
tendait h quelques pas; le cocher, soufflant dans ses dotgts, 
et nn pen 6tonn6 de cettc longue station matinale, fut fort 
soulag^ quand sa maltresse lui donna ordre de retourner a 
Paris. On edt dit que ses cheraux et lui partageaient rim- 
patience de madame M^ril; car, one demi-heure apr^s, 
Fattelage, Wane d'6cnrae et de sueur, touchait h la rue de 
Varennes. 

Laporte de l*li6tel fitait ouverte; et la baronne, en y en- 
trant, d6m6la d'un premier coup tfoeil un mouvement inac- 
coutum^. Un valet d**curie qu'elle appela pour Finterro- 
ger , s'enfuit au lieu de lui r^pondre ; au m^me instant, 
Jacques de Mdreuil, descendant Fescalier quatre h quatre, 
parut sur le perron et eourut h elle d'un air trop gai pour 
ne pas ^re un peu alannant. 

" — Rassurez-vous, madame, lui dit-il avant qu'elle ptlt 
Fentendre; cen'estrien ! absolument rien I 

— Edgard est bless* ! Je le sais I j'en suis sOre ! je Fai vu ! 
s'6cria vaillamment madame M^Yil, Youlant se faire tout 
dire du premier coup. 

— Oui, mais trfes-Kg^rement ; une entaille h la joue... 
une Sgratignure ; le chirurgien est la--haut prfes de lui ; il 
assure qu'avant un mois il n'y paraltra plus. 

— Un duel ! reprit-elle avec angoisse. 

— Oui, un duel... une folie bien inexcusable quand on a 
le bonheur de voos appartenir . . . et cela pour une v^tille. . . 
une b^tise dont Edgard a honte et dont il rira bien dans 
quinze fours I... Nous ^tions au club bier soir; une partie 






RECONCILIATION. 147 

de whist' engage... Edgard etmoi oontrelord Riswilet le 
comte d'Elpenbeim I... Le pavUIon francais guerroyant 
centre TAutriche et TAiigleterre... D^uis iin moment, Ed- 
gard n'avait plus d'atouts ; pour oomble de malheur, je fais 
deux ou trois fautes r votre mari sante snr sa chaise, et nous 
perdons un premier rubber de dix fiches. . . On recommence ; 
les jeux d'Edgsurd font de mal en pis , et son humeur va 
comme ses jeux : l^-dessus, un major prussien , pr^sent6 
depuis huit jours, et que nous connaissons a peine, s'ap- 
proche de la table, et dit gravement : « Yous auriez mieux 
fait de jouer trifle ; » nouveau sonbresaut d'Edgard, qui 
se mord les l^vres, et sifflotte pour la centi^me fois la s6r6- 
nade de don Pasquale.,. On rem£le les cartes... Un coup 
dicisifsepr^sente; votre man, impatient^, agac6, furieux, 
jette un dix de carreau qui devait faire la septidme levte, 
et nous perdons cette seeonde partie : le Prussia, toujours 
debout d^ri^ la chaise d'fldgard^ lui dit d'un ton im- 
passible : « Pourquoi avez-vous jet6 votre treizifeme car- 
reau ? — Faroe que vous m'ennuyez et que vous 6tes une 
affreuse com^, s'6crie M6vil exasp^rd, en lan^nt ses cartes 
sur la table, si violemm^t que quelques-unes rebondissent 
jusque sur le gilet Wane du major... 

Toute cette v^ridique his^toire 6tait d^bit^ fort vite, 
comme une leQon que Ton craint d'oubli^, pendant quo 
Jacques de M^reuil, pour avoir le t^nps de la raconter, 
s'efforQait de ralentir la marche de madame M6vil dont il 
avait pris le bras. lis travers^rent ainsi la grande cour 
et mont^rent I'escalier qui menait k la chambre d'Edgard, 
M. de M^reuil continuant toujours son histoire, et madame 
M6vil cherchant k lui ^chapper ou le tirant par le bras 
pour le faire avancer plus vite. A la fin, ils arrivferent, 
au jnoment ou Jacques entrait dans les details les plus 



148 LA FIN DC PROCeS. 

clairs et les plus precis sur les terribles effets de ce fatal 
dix de carreau, et sur les conditions de ce duel insta- 
ble. La baronne qui, depuis un moment, ne F^coutait plus, 
ouvrit brusquement la porte et courut au lit ou gisait le 
bless^ : une large compresse appliqu6e sur son visage lui 
couvrait la moiti^ du front, un ceil et une joue. Le chirur- 
gien 6tait k ses c6t6s, lui t&tant le pouls et annongant que 
Facets de fl6vre allait commencer. Son valet de chambre 
rassemblait ses habits et son linge, d^chir^s ettach6s de sang; 
un autre domestique pr6parait les potions et la charpie. 

Lorsque le bless^ reconnut sa femme inclin^e k son 
chevet , il tressaillit l^g^rement , et lui tendant la main , 
il dit d'une voix afifaiblie : 

— C*est vous, Laure?... Pardonnez-moi le tourment que 
je vous cause. . . Ce n'est rien. . . une sotte querelle de jeu. . . Le 
bonheur aurait id merendre plus sage... Pardonnez-moi... 

Laure pressa la main qu'il lui tendait, et fondit en larmes ; 
depuis pr6s de vingt-quatre heures, elle luttait contre ud 
fantOme ; le fant6me prenait enfin un corps ; la force factice 
qui Tavait soutenue Tabandonnait. Les pleurs qu'elle avait 
refoul^es d^bordaient ; elle se laissa tomber sur un fauteuil, 
h demi bris^e. 

Le chirurgien s'approcha d*elle avec un affectueux inti- 
r^t, et se pencha sur sa main, comme pour s'assurer si elle 
aussi n'avait pas la fi^vre. Laure Tattira it elle par un mou- 
vement rapide, et lui dit bien bas : 

— La blessure est-elle grave ? y a-t-il du danger ? 

— Pas le moindre, r6pondit-il tristement; mais je crains 
que M. le baron ne soit d6figur6. 

Madame MSI se releva, et, revenant h son mari» elle lui 
dit d'une voix douce : 

— Edgard, mon ami, je vous pardonne I 



J 



b£conciliatio»« 149 



II 



Eie Uon entafll^ 

D*ici h quelques ann6es , les conteurs qui auront Si s'oc- 
cuper de ce personnage qu'on appelait autrefois rhomme 
h bonnes fortunes , seront forces, nous Tesp^rons bien, de 
recourir k des recherches arcb6ologiques aussi Erudites et 
aussi lointaines que s'il s'agissait d'un marbre d*£gine ou 
d'une fouille d'HercuIanum. Un des traits distinctifs de ce 
caractfere, chez les maris qui poursuivent au del^ du sacre- 
ment leur galante et conqu6rante carrifere , c'est une pro- 
pension singulifere h dScemer h leurs femmes le r61e de 
consolatrices et de soeurs de charity quand viennent les ro- 
vers et les catastrophes. — Soyez mon meilleur ami ! disent 
volontiers h leurs compagnes legitimes ces lions d^vorants 
redevenus brebis et rentrant au bercail h la suite de quel- 
que m^saventure. Edgard M6vil aurait peut-^tre tenu h 
Laure ce conciliant langage, et cherch6 de la meilleure foi 
du monde une seconde lune de miel dans sa convalescence, 
si des circonstances particuliferes n'avaient accru ses re- 
mords, froiss6 sa vanite, aggrav6 sa situation vis-k-vis de 
sa femme et raviv6 en lui d'invisibles blessures , alors que 
sa blessure apparente 6tait en voie de gu6rison. 

D*abord , non-seulement madame M6vil n'avait pas 6t6 
dupe de la petite histoire arrang6e , le premier jour, entre 
Edgard et ses t^moins, pour donner h son duel une expli- 
cation inflocente ; mais Thistoire vraie circula si vite et si 
bien du club dans les salons, des salons dans les coulissesi 



et des coulisses dans les boudoirs aristocratiques ou boh6- 
mes, que Laure, renseign^e d'ailleurs surabondamment par 
ses amies intimes, ne pouvait, k moins de repi-endre les 
rdles d'ing6nue ou de pensionnaire k tablier, avoir I'air de 
prendre un moment au s6rieux T^pisode tragique du dix de 
carreau. Pour le public, aussi bien que pour elle, il fut par- 
faitement av6r6 qu'Edgard, depuis le commencement de 
rhiver, avait rendu des soins compromettants k madame de 
Palsen, 616gante et noble Styrienne dont personne ne con- 
naissait d*une fa^on bien prtoise les antecedents , Torigine 
et la position sociale, mais qui rachetait ces allures de pro- 
bieme par une beaute souveraine, \m grand etat de maison, 
une reputation de valseuse inimitable, et la protection d'un 
prince allemand , possesseur de quelques lieues carries et 
de quelques millions de revenu. Le prince etait arrive re- 
cemment k Paris od il oubliait ses sujets et mangeait ses 
millions dans cet Eldorado qui sert de rendez-vous a toute 
I'Europe epicurienne et qui va de la Madeleine k la colonne 
de Juillet. II avait quarante-KJinq ans, une belle taille, des 
cbeveux blonds, des moustaches grises, et autant d'esprit 
qu'un diplomate du Nord, naturalise Parisien. II commenga 
par voir d'un ceil placide, bien que penetrant, les assiduites 
d'Edgard aupres de madame de FaJsen. Malheureusement, 
cedant k cette attraction magnetique qu*exercent sur les 
strangers opulents et vlveurs les coulisses de 1' Opera, il 
adressa ses hommages enrichis de deux ou trois 6crins k 
une des sylphides du lieu, et choisit pr6cisement cette merae 
Coralie, ancienne connaissance d'Edgard et eievee depuis 
pen de temps du grade de figurante k celui de premier su- 
jet. Coralie, brouiliee avec Edgard depuis son mariage, 
avait voue it sa femme cette haine cordiale que les femmes 
du monde in^ pirent a ses pareilles. En outre, prenant au 



I{C4:ONCIi.IATION. 151 

s^rieux, non pas les hommages du prince, mais ses Serins, 
elle s'imagina que si elle pouvait surprendre une intrigue 
quelconque entre M. M^vil et madame de Falsen, elle r6us- 
sirait h amener un telat, k d^sokr madame KKvil, k com- 
promettre la beUe Styrienne vis-^vis de son margrave, e( 
a accapaner celui^i avec acoompa^nement de diamants, 
de oontrate de rente et aulaies caiUaux d'Outre-Rhin. Uim* 
prudence ou I'^tonrderie de madame de Falsen *dtait venue 
en aide h ce projet maditai^Uque. Dans la matinee du sa- 
medi, Goralie avait su , par us de ces nouvellistes curieux 
et bayards qui ont un doigtdans la bonne compagnie et neuf 
dans la mauvaise, que madame de F^en avait promis k 
Egard dialler le soir au bA de TOp^ra , et de se trouver k 
minuit prte de Fhorloge. De qui le tenait ce colporteur de 
nouvelles k la main ? Peut-^tre d*£dgard lui-m6me dent la 
discretion et la modestie n'avaieiit jamais 6t6 les vertus fa- 
vorites. Quoi qu'il en aoit, sans attendre de renseignement 
plus positif , la danseuse avait terit k Laure, en ayant soin 
de rendre sa lettre aussi ridicule que possible, afln de Fhu- 
uiilier dans son man et de piquer sa curiositi. Elle avait 
aussi pr^venu son prince allemand, s'atleiidant k une explo- 
sion de colore. Mais celui-ci , gardant on sang-froid ma- 
gnifique, s*6tait boni6 k arranger les choses de fa^n k ne 
pas etre dupe. II avait suivi incognito madame de Falsen k 
rOp6ra, avait assists, derri6re son masque, k sa rencontre 
avec le beau M^vil, 6tait montS derri^re eux jusqu'k la lege, 
et 1^, se faisant ouvrir et reconi^tre, s'^tait montr6 si hau- 
tain, si spirituel, si caustique, avait accabl6 Edgard de sar- 
casmes si incisifs, de persiflages si cruels, qu'Edgard, 
perdant la t^te et rouge de ootere, Tavait provoqu6 : provo- 
cation accept)6e et salut rapidement tehangd entre les deux 
adversaires, on s*etait quitti en se donnant rendez-vous 



i52 LA FIN DU PBOGES. 

pour le lendemain matin : le duel avait eu lieu, et nous 
avons k peu pr^s vu quel en 6tait le r6sultat. 

H^las I ce r^sultat 6tait tel que Tennemi le plus achamS 
d'Edgard n'en e6t pu d6sirer de plus lamentable. On s'^tait 
battu au sabre , et le sabre du Margrave, dont la taille do- 
minait celle de son antagoniste, parant un imprudent coup 
de pointe et toumoyant sur sa t6te par un moulinet terrible, 
lui avait fendu le visage dans presque toute sa longueur, 
laissant une formidable entaiUe k travers le front , Tarcade 
sourcilifere , Far^te du nez et la joue. Quand la fi6vre fut 
passfe , qu'on eut lev6 les compresses et qu'Edgard , entr6 
en convalescence, essaya de se regarder dans son miroir de 
poche, il se fit horreur : une cicatrice noire et livide lui tra- 
versait toute la figure, brisait Tharmonie de ses traits, boule- 
versait leur expression , le vieillissait de quinze ans , et le 
rendait plus propre h briller dans une all^e du jardin des 
Invalides qu*au bal ou aux Champs-^lysfes. Lorqu'il de- 
manda au chirurgien s'il resterait toujours ainsi, ce dernier 
commeuQa par binder la question , et finit par lui dire que 
sans doute le temps apporterait dans son 6tat une amelio- 
ration notable, mais que, de bien des ann^es, il ne pouvait 
pas esp6rer de gu6rison complete ; que, du reste, il devait 
se tenir pour bien heureux de n'^tre pas borgne. C'en 6tait 
fait ; le beau Mevil n'6tait plus beau ; son r6gne finissait ; 
la liste de ses conqu^tes se fermait avec sa blessure, et don 
Juan disparaissait, non pas dans une trappe infemale, mais 
sous un prosaique bandeau de taffetas d'Angleterre. 

Le coup fut rude ; Edgard avait trente ans a peine, et 
vivre d^so^^mais sans plaire aux femmes lui paraissait im- 
possible. Cette vanity un peu puerile qui, jointe h son d6s- 
oeuvrement, avait une si grande part dans ses campagnes 
amoureuses , lui rendait plus cruelle encore la perspective 



RECONCILIATION. 153 

de cette retraite pr6matur6e. II eut alors cette bonne pens6e 
dont nous parlions tout k Fheure , celle de se rattacher de 
toutes ses forces aux tendresses et aux f^licit^s conjugates, 
d'y chercher une consolation et un refuge, de restituer sans 
reserve h sa femme la pleine possession de son coeur repen- 
tant et de sa figure balafr6e. II apprit que , ibs le premier 
jour, Laure avait su le vrai motif de son duel, les suites 
probables de sa blessure , et il remarqua , avec une recon- 
naissance od se m^lait peut-^tre encore un grain de fatuity 
retrospective, que son pardon n'en avait pas 6t6 moins 
prompt, ni ses soins moins d6vou6s. II en fut vivement 
touchy. Edgard 6tait 16ger, mais il n'6tait ni d^prav^, ni 
m^chant : son plus grand malheur avait 6t6 de se trouver , 
de trop bonne heure, libre, riche et oisif, dou6 de tons les 
dons ext^rieurs, glLt6 par les femmes , entrain^ dans une 
soci6t6 frivole et brillante, et trop ais6ment persuade qu'il 
n*y avait rien de plus glorieux, de plus m6ritoire que de 
devancer la mode, de donner le ton aux avant-sc^nes et de 
rSgner sur le turf, h Lamarche ou h Chantilly . Lorsqu'il fut 
distingue par la duchesse de Birague, cet amour aurait pu 
amener dans sa vie et dans sa personne un changement fa- 
vorable; mais Laure, malgr^ un charmant naturel et mille 
qualites de coeur, etait elle-m6me soumise h cette conta- 
gion d'ei6gance, k ces gracieux esclavages de femme k la 
mode, qui substituent une &me, une langue et une exis- 
tence factices a F&me, au langage et k I'existence v^rita- 
bles. EUe aurait pu diriger, relever Edgard, refaire son 
education intellectuelle et morale ; elle n'avait su que Tai- 
mer d'abord, repouser ensuite, et enfin subir les conse- 
quences de ses habitudes dissipees, tantdt avec une jalouse 
inquietude, tantbt avec une resignation meiancolique. 
Ce fut done pour tous deux une crise, et peut-etre une 

5* 



RECONCILIATION. 155 

t6s par les ovations du jour et par ce vin bl(m, plein de fu-. 
(»6es vertigineuses, que la d^magogie triomphaate verse k 
la fois dan^ les cerveaux et dans les verres, se r^pandirent 
dans la ville, marquant le pas ik Faide de cette m^lopfe c6- 
tebre, seule effusion lyrique qu'ait produite la A6volution 
de /4vrier. Ce fut par le faubourg Saint-Germain que oes 
Pindares du lampion terminferent leur promenade 6cheve- 
1^. La rue de Varennes, si ealme, si d^rte d'ordinaire, 
fut tout h coup envahie par oette foule criarde dont les tor- 
ches jetaient une lueur Ifauve sur les grands murs des jar- 
dins et des hotels. Edgard, k demi couch6 sur une chaise 
longue, ayant a ses cdt^s sa femme qui lui lisait le« jour- 
naux et les bulletins de la RSpublique, entendit les chants 
et les cris de cette tourbe d^gueniU^e, commandant sur son 
passage une illumination spontanto; quelques coups vio- 
lents retentirent k la porte corchere; quelques pierres Ian- 
c6es d*une mdn peu sAre arrivferent jusqu'aux vitres. Ro- 
sine, Joseph, le cocher, simulant une frayeur excessive et, 
au fond, point trop f^ch^s de voir leurs mattres constem^s 
et inquiets, couraient gk et \k d*un air aflfair6, illuminant 
tant bien que mal les fen^tres le plus en vue. Puis toute 
cette clarti, tout ce bruit, toute cette trombe populaire, 
s'^vanouirent peu k peu comme les Djinns de M. Victor 
Hugo. Des pas^ des cris, des murmures retentirent encore 
dans le lointain; enfin tout s'^teignit, et, sans les rares 
lampions qui achevaient de brUler dans la rue, sans les 
journaux qu'Edgard et Laure tenaient entre leurs mains, 
tons deux auraient pu croire qu*ils avaient fait un mau- 
vais r6ve et que le r^ve ^tait pass^. 

— Voilk done les victoires et les f6tes du peuple 1 Elles 
ne sent pas belles! dit M. M^vil avec amertume. 

— Cast vrai, mon ami, reprit Laure d'un ton triste et 



156 LA FIN DU PROG&S. 

(loux : mais si nous nous examinions avec la s6v6rit6 d'un 
juge, peut-6tre trouverions-nous que cepauvre peuple6gar6 
qui hurle ik-bas et que la R^publique enivre en attendant 
qu'elle I'affame n'est pas U vrai coupable, que la faute en 
est h d'autres et que nous-m6mes ne sommes pas sans re- 
proche. . . 

— C'est possible! murmura Edgard. 

— Oui, poursuivit-elle, ce qui nous frappe ainsi, nous 
et les ndtres, dans notre repos, dans notre fortune, dans 
notre existence, ce qui frappe et terrifie la soci6t6 tout en- 
tifere, c*est plus qu'un danger et un malheur, c'est encore 
une le^on : Dites-moi, Edgard, — et surtout soyez sAr que 
je ne mets dans mes paroles ni rancune , ni allusion per- 
sonnelle, — dites-moi, croyez-vous que la soci6t6 oisive et 
^l^gante, le monde des riches et des heureux, ait fait ce 
qu'il devait faire, pendant cette phase — si douce, h^las ! 
et si d6cevante, — qui vient de finir, comme les songes de 
trag^die, par un coup de tonnerie? 

— Non, je ne le crois pas, dit M. M6vil en baissant la 
t^te. 

— Cette deification de Targent, ce culte de la matifere, 
cette soif de plaisirs, cet oubli de la vie de famille, du pays 
natal, des saintes traditions domestiques, du coin de terre 
od Ton avait du bien k faire, des pauvres k soulager, de la 
rie k r6pandre, un nom k soutenir ; cette obstination cou- 
pable a ne rien voir, k ne rien pressentir au delk de ce pe- 
tit monde artificiel dont nous partagions la vanity, I'aveu- 
glementet Tegoisme... tout cela 6tait-il d*un bon exemple 
pour le peuple, d*une sage defense pour nous, d*une utile 
pr6voyance pour Tavenir? Tout cela nous pr6parait-il des 
forces pour la lutte, un refuge pour la d6faite, du courage 
pour les jours mauvais? 



RECONCILIATION. 157 

— Ah ! vous dites vrai ! r6pliqua Edgard ; ces rfflexions 
que je n'avais jamais faites, emport6 que j'6tais par ce 
tourbillon sterile, je les fais maintenant, durant de longues 
heures, depuis que je suis Ik, ^tendu sur men lit ou sur 
ma chaise, entendant passer la r^yolution, et atteint, pres- 
que k la m^me heure, d*un double ch&timent... 

— Eh bien ! ces reflexions s^rieuses sont d6ja un com- 
mencement de conversion ! dit Laure avec un affectueux 
sourire ; mais son front se rembrunit aussitOt , et eUe 
ajouta : malheureusement, tandis que nous moralisons 
ainsi, les souffrances et les perils augmentent d'heure en 
heure; j'ai regu ce matin une lettre de votre p6re; je ne 
vous I'avais pas lue pour ne pas attrister votre promenade : 
pourtant il importe que vous la connaissiez. 

La lettre 6tait dat6e de Br6gy, fort belle terre que M. M6- 
vil poss^dait en Bourgogne, et voici ce qu*il 6crivait : 

« Ma chfere Laure, lorsque je vous quittai, il y a quinze 
jours, rassur6 sur les suites de la blessure d'Edgard, et 
n*ayant plus qu!k en d6plorer les causes, je vous disais que 
ma presence ^tait n^cessaire ici : je ne croyais pas si bien 
dire. Cette malheureuse revolution a toum6 toutes les iA- 
tes : ce ne sont plus, comme il y a dix-huit ans, les mai- 
sons bourgeoises qui font niche aux chateaux ; ce sont les 
chaumi^res et les masures qui font peur aux maisons. 
Mon pare est chaque jour fourrag6 par des dr61es contre 
lesquels mes gardes n'osent pas dresser procis-verbal ; mon 
gibier d6cim6 ; mon bois vol6 ; mes arbres mutil^s ; un 
grand diable de peuplier plants devant la fen^tre de mon 
salon, et la Marseillaise chant^e tons les soirs k lau porte; 
le tout absolument comme chez le due de Larvelles, mon 
voisin de terre, dont la noblesse remonte aux Croisades. 



158 LA FIN DU PBO€ES. 

Mais ne parlons pas de mes ennuis, qui me sont communs 
en ce moment avec tous les propri^taires de France. Gr4ce 
au ciel, voil^ douze ans que je suis retire du commerce ; 
ma signature ne court plus nulle part, et, sauf que je n'ai 
pas le sou, que mes fermiers s'empressent de devenir in-^ 
solvables, que toutes nos denries sont k vil prix et que je 
ne suis plus baron (M. de Larvdles n'est plus due), je ne 
isuis pas trop ruin6. Seulement, je prie mons Edgard de 
r^fl6chir h la fragility des biens de ce monde et de suppu- 
ter sur ses doigts le total approximatif de ce qu'il a folle- 
ment d^pens^ depuis dix ans. Avec cet argent, on aurait 
maintenant bien des ressources pour les jours mauvais, au 
lieu de se trouver h sec en face des Sventualit^s les plus 
effrayantes... sans compter son duel, son horrible balafre, 
I'inqui^tude et le chagrin qull nous a donnas... h vous 
surtout, ma ch&re fille. 

» Mais, encore une fois, je d^tourne ma pens6e de ces 
tristes images pour arriver h des sujets plus graves encore. 
La situation de M. Durousseau, mon beau-Mre, m'inspire 
d'horribles craintes. Je sais que, pour s*6tourdir, apr^s le 
depart de son gendre et la rteluston volontaire de sa fiiie, 
Durousseau s'^tait tanc^ dans les entreprises les plus har^ 
dies, qui avatent besoia, pour r^ussir, de dix anndes de 
tranquillity ; je sais qu'il y avait engag6 des capitaux im- 
menses, dont une partie lui 6tait fournie par la n^ison 
Brucken, M6naud et Compagnie, de Bruxelies , et que la 
maison Rammer, de Vienne, avec laquelle il faisait des 
affaires ^normes, vient de suspendre ses paiements , par 
suite des 6v6nements politiques. ^ugez, ma ch^r^ Laure, 
combien tout cela m'inqui^te I J^ai ^rit k Durousseau pour 
avoir des d6tails plus precis; il ne m*a pas r^pondu, et j'i- 
gnore m6me oil il est en ce moment. Ce qull y a d'aflfreux 



REGOKCItlATION. 159 

dans les circonstances pr^sentes, c'est que si un parent, un 
ami, se trouvait au bord de I'ablme, et qu*il falldt, pour le 
sauver, une avance de quelques mis6rables centaines de 
mille francs, son metlleur ami, son parent le plus proche, 
ne pourrait pas les lui prater 1 

» Ce tfest pas tout encore : je suis trfts-inquiet pour Syl- 
vie. Vous savez combien j'aime ma niice, et vous aussi 
Yous lui rendez justice, maintenant que vous ne la crai* 
gnez plus. Sylvie est seule au chateau de Prasly, sans pro- 
tecteur, sans defense, dans un pays od son marl 6tait trop 
pauvre pour se faire aimer, et son pfere trop riche pour 
n'Atre pas envife. J*ai peur pour cette belle enfant, ainsi 
abandonn^e, dans un temps oil toutes les autorit^s sue- 
combent et oA toutes les passions se d^chatnent. M. de 
Prasly continue ses prouesses en Afrique ; il vient d'etre 
mis, pour la neuvifeme fois, h Tordre du jour de I'armie et 
de recevoir la rosette d*officier de la Lfigion d'honneur. 
N*importe I sa place, en des moments comme ceux - ci, 
est auprte de sa femme, et j*ai assez bonne opinion de lui 
pour 6tre stir qu'il est de mon avis ; mais une mauvaise 
honte, une fiert6 intempestive aujourd'hui qu*il n'y a plus 
ni noble, ni riehe, le retiennent encore... etpuis peutn&tre 
ne se rend-on pas bien compte l^-bas de ce qui se passe en 
France. II faudrait un ami sAr, d6vou6, qui all4t le cher* 
cher, lui peignf t la situation sous ses vraies couleurs, et le 
ramenAt vers sa femme... Ceneserait pas impossible, car, 
au fond, ils s'aimei^, et la conduite de Sylvie le prouve 
aux plus incrMules... Si je n'itais pas si vieux, si perclus 
de rhumatismes, si invinciblement retenu k Br^gy par 
cette horribie'^crise, je partirais... j'irais trouver George... 
Ou si Durousseau n'^tait pas absorb^, 6cras6 par ses terri- 
bles affaires... Hais non, il ne vaudrait rien ^ ce moment 



160 LA FIN DU PR0GE8. 

pour cette mission conciliatrice ; 11 aurait trop Fair d'abdi- 
quer son orgueil en perdant ses millions. Ah ! il y aumit 
bien quelqu*un pour qui cette entreprise serait un moyen 
d'expierses torts, de les r6parer peut-6tre... Devinez-vous, 
ma ch^reLaure, de qui je veux parler? Et si vous devinez, 
consentirez-vous ? Je m*en rapporte Ik-dessus St la justesse 
de votre esprit, k r616vation de votre coeur ; quoi que vous 
d^cidiez, je vous approuve et vous remercie. » 

— Moil c*est moi que d6signe mon pfere !... dit Edgard 
avec Amotion. 

— Oui, mon ami, vous-m6me, et, k mon tour, je m*en 
rapporte k vous, reprit madame M6vil. 

— An fait, r^pliqua Edgard en s*efiforgant de paraitre 
gai, n'ai-je pas maintenant, dans T^tat oil me voilk, tout 
ce qu*il faut pour r6concilier un mari avec sa femme? 

— Et quand cela serait , rtpondit Laure avec une ex- 
pression trop cordiale pour 6tre ofifensante, qui sait si ce 
n*est pas la penitence que le ciel vous reserve pour vous 
pardonner vos vieux p6ch6s?... 

— Et vous, Laure, ferez-vous comme le ciel, vous, 
gracieuse et bonne comme un de ses anges ? dit Edgard 
en prenant la main de sa femme et en la lui baisant avec 
une galanterie m^lancolique. 

— Moi, mon ami, je vous ai d6jk pardonn6... Mais si 
vous ramenez le calme dans ces deux coeurs d'61ite que 
vous avez troubles, si vous contribuez k rendre Tunion et 
le bonheur k ce manage qui m6rite d*6tre heureux... eh 
bien I poursuivit-elle avec un charmant sourire en posani 
sa main sui^ son coeur, il n'y a d6jk plus Ik de blessure... 
il n*y aura plus de cicatrice. 

— Mais vous laisser seule ici, dans cette ville enfi6- 






KEGOnCILIATION. 161 

vr6e, au milieu de tumultes et de d&ordres comme ceux 
de ce soir ! 

— Non, Edgard, je ne resterai pas h Paris; nous parti- 
rons ensemble ; vous me laisserez h Br^gy ; c*est presque 
votre chemin ; vous direz, en passant, un tendre adieu a 
votre pfere ; il vous donnera ses avis, el vous repartirez 
plus rassur^, nous sachant ensemble... 

— Cest cela I vous pensez h tout et vous 6tes la perfec- 
tion mfime 1 s'6cria le convalescent , qui eflt volontiers 
commence ses malles. Le grand air, le voyage, cette sta- 
tion h Br6gy, meferont grand bien. Paris, cet afifreux Paris 
me p^se, depuis quelque temps, comme un manteau de 
plomb. Je me fais une joie de partir sans revoir personne... 
sans me montrer aux regards moqueurs ! Et puis, ajouta- 
t-il timidement, le soleil d*Afrique... le hftle que j*en rap- 
porterai... mon s6jour chez les Kabyles... tout cela rendra 
peut-^tre ma cicatrice plus admissible, plus presentable... 

— Prenez garde I lui dit Laure en le menagant de ses 
jolis doigts : voilk le vieil homme qui reparait avant que le 
noiiveau ait fait ses preuves. 

— Tons deux vous appartiennent , et pour toujours, 
reprit-il en pliant le genou devant elle avec une griice de 
Lauzun converti. 



162 LA FJN BU l>ROCiS. 



m 



Un ¥oltigeur de TaiieSeii r^glkme. 

Le 25 mars 4 848, an pen avant le ooucher do soleil et 
par un temps lourd qui aniKHigait un orage, un voyageur, 
suivi de son domestique, descefodtt du bateau k vapeur 
prte du pont Saint-Esprit, k quel^^ues osntaines de pas da 
confluent de TArdfeche et du Rh6ne. C'^tait Edgard MMl. 
II laissa son domestique k Tauberge pour £tre plus libre de 
ses mouvements et plus sikr d*^chapper aux commentaires, 
loua un cheval, se fit indiquer tant bien que mal la route 
du Pont h Prasly, et s'enfon^ dans la plame, pendant que 
4e gros nuages s'amoncdaient h rhoriaon. 

II 6tait six heures du soir. L'6quinoxe amine sou?ent, 
dans le midi de la France, des bourrasques terribles oti, k 
quelques heures de distance, I'aigre temperature de Thiver 
s'entrcmftle aux pluies torrentielles de Wte. Une de oes 
tourmentes s*appritait a fondre du haut des montagnes 
granitiques du Vivarais dont elle envahissait d6j^ les 
flancsnus et d6chir6s. Le soleil, descendant vers cerideau 
livide, 6parpillait ga et Ih sur les sailUes des rochers, 
sur les renflements de terrains, sur la cime des peupliers 
et des saules, une lueur fausse et mena^ante qui faisait 
paraltre le ciel plus noir et les nuages plus 6pais. De 
chaudes rafales couraient a travers les buissons de la 
route, effrayant la chanson des oiseaux jaseurs et 6grati- 
gnant les fr^les bourgeons de verdure. Edgard pressait de 



REGONGILIATTOlf. itiS 

son mieux la marche in6gale et revtehe de sa monture; il 
interrogeait d*un oeil inquiet les piertes miUiaires que com- 
menQaient k marbrer de larges gouttes de pluie, et la ligne 
blai)ch^tre du chemin, qui s'^tendait devant lui k perte de 
vue, an milieu des ombres croissantes du cr^puscule. 
Bientdt la nuit tomba tout k fait, et Tobscurit^ rendit plus 
visibles de fouTes Eclairs qui fendaient de haut en bas oette 
nappe immense remplie des sourds raurmures du tonnerre 
et du vent. Sans 6tre pr6cis6ment effray^, Edgard 6prou- 
vait ce genre de malaise qui participe, chez Fbomme, aux 
bouleversements et aux troubles de la nature. II lui deve- 
nait de plus en plus difficile de s'orienter, k mesure que 
Tondto grossissait, que son manteau tremp6 se coUait k 
ses 6paules, que le chemin s'interrompait dans des flaques 
d'eau, et que son cheval, beaucoup plus sensible a Forage 
qn'k la voix ou k F^peron, buttait k chaque pas contre les 
cailloux et menaQait de s'abattre. 

£n ce moment, notre malencontreux cavalier, qui eAt 
6t^ plus k raise, aux courses de Chantilly, avec un anglais 
pur sang entre les jambes et une douzaine de haies k fran- 
chir, aperQUt, au haut d*une courte mont^e qu'il gravissait 
p6niblement, une maison d'assez modeste apparence, la- 
quelle, vu la ciroonstance, lui parut pr6f6rable k un palais. 
Le vent et la pluie redoublant, Edgard fit un effort surhu- 
main, obtint de son cheval une esp^ce de trot, et se trouva, 
au bout de quelques minutes, en face de cette habitation 
dont Fisolement et la physionomie sinistre Feussent frapp6, 
s'il etlt 6t6 en mesure de regarder et de r6fl6chir. EUe^tait, 
pour ainsi dire, incrust6e dans le rocher, qui formait en 
cet endroit un escarpement ^ pic, et dont le talus, festonn^ 
de plantes grimpantes, surplombait la toiture. Autour du 
b&timent , pas un jardin , pas un pr6, pas un carrd de 



164 LA FIN DU PROCES. 

legumes, pas une touffe d'herbes, pas un pot de fleurs. On 
eAt dit que toute v^g^tation et toute culture venaient ex- 
pirer pr^s de ce seuil. Pourtant la maisbn 6tait en pierres 
de taille, la porte en ch6ne, les volants peints en vert, et 
cet ensemble ne trahissait ni abandon, ni pauvretd. 

Edgard, ainsi qu'on pent bien le croire, ne s*arr6ta pas 
a faire ces remarques que Forage et la nuit eussent ren- 
dues d'ailleurs fort difSciles. II vit ou crut voir au-dessus 
de la chemin6e un mince filet de fum6e, sous la porte un 
l^ger sillon de lumi^re, et il se h&ta de frapper, douce- 
ment d'abord, puis rudement. 

On ne se h^tait pas de lui ouvrir ; et cependant Edgard, 
pr^tant Foreille, s'imaginait entendre h rint6rieur un bruit 
singulier qui d^celait la presence d*un 6tre vivant, et qui, 
h ce moment de nos mis^res r^publicaines, pouvait passer 
pour un paradoxe ou un contraste. II lui semblait ou'ir ie 
fr6missement argentin de piles d*6cus que Ton 6talait sur 
une table ou que Ton enfermait dans un sac. Persuade 
qu'il se trompait, il conclut du moins que cette strange et 
solitaire maison avait un habitant, et il se remit h cogner 
avec plus de force du pcmmeau de sa cravache. Le bruit 
argentin cessa, mais la porte ne s*ouvritpas davantage. A 
la fin, M^vil, exasp^r^ par Forage qui 6tait alors dans toute 
sa force et par ce manque Evident aux plus simples loisde 
Fhospitalit^, revint k la charge, et frappa un coup si vio- 
lent que la porte c^da. 

Notre voyageur se trouva alors dans une salle assez 
vaste, qui ne difTSrait pas beaucoup des cuisines de pay- 
sans. Un maigre tison brAlait dans F4tre, et chauffait une 
marmite dont le contenu, d*une odeur pen app^tissante, 
semblait destine h un souper d'anachor^te. Sur une gros-* 
si^re table, quioccupait le milieu de la salle, unechan* 



RECONCILIATION. 165 

delle fumeuse, fich^e dans un flambeau de cuivre, combi- 
nait ses exhalaisons f^tides avee celles de la chemin6e et 
de la marmite. A sa clart^ blafarde, qui errait languissam- 
ment sur les murs blanchis k la chaux, on pouvait voir, 
dans une pi^ce contigue, des rideaux de serge verte, vieux 
et us6s, k demi ramen^s sur un grand lit de noyer. Le seul 
meuble un peu remarquable qui attir^t les regards 6tait 
un bahut en bois sculpts, bruni par le temps et garni 
d'une grosse serrure. Adoss6 h ce bahut, comme s'il avait 
voulu le cacher aux visiteurs indiscrets, se tenait un homme 
grand, sec, leg^rement voflt6 , dont les cheveux Wanes, 
le front d^pouill6, les rides profondes, Toeil enchd,ss6 dans 
son orbite, la figure hkve et tourment^e dans sa p&leur 
senile, relevaient, par une ind6finissable expression d'6ton- 
nement et d'inqui^tude, ce que son costume et son entou- 
• rage avaient de sordide et de miserable, n paraissait plus 
qu'octog6naire ; mais la vie, retirfe dans son regard, y 
dardait des lueurs fauves et &pres, qu'on edt dites le reflet 
d*une lampe agonisant sur un monceau d*or. Au moment 
ou Edgard entra, cet Strange vieillard, par un mouvement 
rapide, cacha sous sa chemise une clef que M6vil avait vue 
reluire comme un Eclair entre ses mains dScharnSes, et 
qui venait sans doute de grincer dans le bahut. Puis, fai- 
sant un effort pour rSprimer son Amotion , et marchant 
sur Edgard d*un pas encore assez ferme, il lui dit d'un air 
irritS et terrific tout ensemble : 

— Qui 6tes-vous? Que me voulez-vous? Pourquoi forcer 
maporte? Qu*avez-vous vu? Que savez-vous? Qui vous 
envoie? On vous a tromp6... Je n'ai rien... absolument 
rien que ce toit, cette guenille et ce lit. Passez votre che- 
minl 
A chacune de ces paroles d6bit6es avec une volubilit6 



166 Lk FIN BU PR0CE8. 

singuli^re, la p^leur livide du vieillard faisait place h uae 
rougeur febrile; ses levies tremblaient ; sa voix entrecou- 
pte et stridente avait des 6c]ats m6taUiques. 

Au lieu de r^pondre, Edgard marcha droit k la chemin^e, 
saisit le crochet de fer suspendu h T&tre, et remua les 
tisons qui se rallumirent m jetant des milliers d'^tincelles. 
Ensuile, secouant son manteau ruisselant de pluie, et pre- 
sentant h la chaleur du foyer ses bottes 6toil6es de boue, il 
dit froidement h Tinbospitalier propriAtaire de cette triste 
maison: 

— Je ne reux rien que m'alMriter un moment contre cet 
horrible orage... Je ne tous demande rien que mon chemin 
pour aller k Prasly : je n*ai rien vu qu'une nuit tr^s-noire, 
une maison trte4aide et un h6te tr^s-maussade. 

Cette r^ponse, n^te et rassurante dans sa brusqume, ne 
fit qu'ajouter au trouble du tieillard au lieu de Tapaiscar. 

— Prasly I s*6cria-t-il : Prasly I dites^vous ? Qui aWez- 
vous voir, qu*allez-vous faire h Prasly ? 

-^ Mais que tous importe? dit Edgard dont T^tonne- 
ment augmentait. 

— Ah ! c*est que j'ai connu autrefois... Ik-bas... au cha- 
teau... mais non.... personnel il n'y a plus personne de ce 
temps-Ik... ils sont tous morts^ enterr^, oubli^... Moi* 
m6me, je suis seul ici, tout seul... Mon fils unique, mon 
Antoine m'a quitt6, il y a bien longtemps... Je lui ai fait 
honte... je lui ai fait peurl... Ahlce n*est pas Trail cetfest 
pas Trai I Us ont dit que Pierre Mourgue 6tait riche, que 
Pierre Mourgue se leTait la nuit pour compter son tr6sor... 
lis ont nteati... ne les croyez pas I 

^Tidemment, soit que Taf^arition subite d'Bdgard eCkf 
port6 le d6sordre dans le cerveau de cet honime, soit que 
MS idfes suiTiss^t une pente habitueUe et irresistible, il 



RECONGILIATIO?!. 167 

tombait^ de moment en moment, dans un ^tat voisin de la 
d6mence. M6vil, malgr6ses pretentions au sang-froid, 6prou- 
vait ce frisson communicatif que cause une se^ne de folie 
veritable, fort diff^rente de celles qui se jouent au th64tre 
arec des pdgnoirs blancs et des couronnes de fleurs dans 
les f^beyeux : il chercha h maltriser cette sensation indigne 
d*un sportman accompli, et dit h son bizarre interlocuteur : 

— Voyons, p^rc Mourgue, si tel est en effet votre 
noml... oalme^vous et fcoutez-moil — Je suis un voya- 
geur, aventur6, par un temps afifreux, sur la route de 
Prasly... La pluie tombe h torrents... je ne vois plus mon 
chemin devant moi... j'aperQois votre maison... je frappe k 
votre porta. . vous tardez h m'ouYrir... je fraj^e un pen 
plus fort... j'enlre sans me faire annoncer... je me rScbauffa 
un moment ; je tous demande de me remettre dans la di- 
rection de Prasly, de me renseigner sur la distance qui me 
reste h parcourir, et je vous payerai, pour oe double ser- 
vice, le prix que vous fixerez vous-m^me. . . Qu'y a-4-il done 
\h de si terrible? Et h quoi riment ces airs efifar^s? 

Pendant qu'Edgard parlait, Facets de fi6vre de Pierre 
Mourgue tombait pea h pen ; les muscles de son visage se 
d^tendaient oomme si quelque secr^ ressort, un moment 
derange dans sa t^te, se ttt r^bli tout k coup ; il regarda 
autour de lui de Tair d'un homme qui sort d'un mauvais 
r^^e, et dit a Mdvil avec la froddeur m^fiante du paysan qui 
conclut un march^ : 

— Combien me payerez-vous ? 

— Je vous I'ai dit, mon brave ! vous fixerez vous-m^e 
le prtx... 

— Eh bien I une piice de trois francs, est-ce trop ? fit 
timidement Pierre Monrgue ; fbiver a &tA rude, et je suis 
bien vieux... 



168 LA FIN DU PROCi^S. 

— Oh 1 i*irai mftme jusqtfJi cinq 1 r6pliqua galment Ed- 
gard sans marchander. 

Une expression de surprise et de joie se peignit sur le 
visage parchemin6 du paysan : ses petits yeux 6tincel6rent 
sous leurs gros sourcils grisonnants ; il jeta dans le foyer 
pr6t h s'iteindre une brass6e de sarments et de petit bois 
qui rtpandit une vive flamme ; ensuite, d6crochant prfes de 
la cheminfee une couverture de laine grise qui lui servaitde 
manteau, ilentr'ouvritla portepourvoirsil'orage avait cess6. 

Quelques gouttes d'eau tombaient encore, fouett^es par 
une bise froide : la lourde masse des nuages se d^chirait 
en lambeaux, et de p&les 6toiles tremblottaient dans les 
6chancrures ; h Test, une clart6 plus Sgale, bien que voil6e, 
teignait un coin du ciel et annouQait le lever de la lune. 
Rien n'emp^chait notre voyageur de reprendre son che- 
min : il avait h&te d'ailleurs de sortir de cette maison, de se 
rctrouver en plein air, d'6chapper k Timpression d*anxi6t6 
et de malaise que lui avaient causae la vue de cet homme, 
son trouble, ses paroles incoh^rentes, toute cette sc^ne fan- 
tastique si paisiblement termin^e. 

Mourgue mettait ses sabots. M^vil le regardait faire ; lui 
qui n'avait gu6re vu d'autres paysans que ceux de rOp6ra- 
Comique, il se disait in pelto que celui-lk leur ressemblait 
tr6s-peu. 

— Allons, en route 1 lui dit Mourgue ; il ne pleut pres- 
que plus, et nous avons encore une bonne lieue ! 

— Mais vous venez done avec moi I dit Edgard 6tonn6 ; 
je ne vpus en demandsds pas tant; votre feu m*a k moitid 
s6ch6 ; mon cheval est Ik, sous Fauvent de votre maison, 
attach^ h Tanneau de votre muraille ; la kine va se lever ; 
on y voit presque; vous me remettiez sur mon chemin, et 
je me tenais pour tr^s-contentl 



RECONCILIATION. 169 

A son tour, le vieillard le regarda d*un air stup6fait. II ne 
pouvait se figurer que ce voyageur, si riche et si g6- 
n6reux qu*il p6t 6tre, lui eiit promis la somme exorbitante 
de cent sous, uniquement pour 6tre en1^6 par force sous 
son toit, s*6tre chauffS cinq minutes h un feu de fagots, et 
lui avoir demands le chemin de Prasly. Mourgue avait cru 
que M6vil le voulait avoir pour guide, et il ne put s*emp6- 
cher de dire tout bas : 

— Si j*avais su qu'il filt si magnifique, je lui aurais de- 
mand6 dix francs 1 

Edgard lut probablement cette surprise et ce regret sur 
cette physionomie m6fiante et finaude, et, ne voulant pas 
^tre dupe, il dit h Pierre d'un ton goguenard : 

— Au fait, mon vieux bonhomme, ' vous voulez gagner 
votre argent en conscience ; j*accepte : mon cheval bronche 
et n*y voit goutte ; la lune est en retard ; le chemin n*est ni 
beau, ni court; je pourrais m'6garer, 6chouer dans quel- 
que ornifere, sombrer dans quelque flaque d*eau, et perdre 
toute ma nuit dans ce dSlassement peu comique ; d6cid6- 
ment j*aime autant que vous veniez avec moi 1 . .. 

Mourgue ne fit plus aucune observation ; il ferma sa 
porte avec un soin qui semblait d^mentir ses airs de pau- 
vret6, et d6tacha le cheval qui pi6tinait sous Tauvent. Ed- 
gard monta dessus et ils se mirent en route. 

M6vil edt voulu faire causer son guide ; il croyait com- 
prendre que cet homme n'6tait pas un paysan ordinaire, 
que cette vieillesse sur laquelle passaient de grandes om- 
bres, cette solitude, cet abandon, cette figure de spectre 
sur ce corps d*6chalas, ce melange d*4pret6 rustique et de 
visions hallucin^es, avaient un sens et cachaient quelque 
myst^re. Quoique douSH'une imagination peu po6tique, 
et n'admettant; en fait d*apparilions et de kgendes noo 



V 



170 LA PIN DU.PHOCliS. 

turnes, que le ballet des nonnes de Robert le Diabhf Ed- 
gard tressaillait involontairement en voyant h quelques pas 
devant lui ce grand vieillard dont la silhouette noire s*al- 
longeait ou sed^coupait sur les talus du chemin,'^aux froids 
rayons de la lune : il essaya deux ou trois fois de renouer 
Tcntretien ; mais Pierre Mourgue, redevenu taclturne, ne 
rSpondait que par monosyllabes. 

lis marchaient ainsi, depuis une demi-heure, Edgard 
siflOiant un air de Rossini pour se r6chauffer, et son 
guide cheminant silencieusement en t^te de son chevaU 
lorsque, sortant de la chatne des montagnes qu'ils avaient 
gravies ou cotoy6es jusque-lk, ils se trouv^rent dans une 
plaine assez vaste que bordaient k Thorizon quelques lu- 
mi^res 6parpill^s. 

— Voil^ Prasly-le-Neuf ! dit laconiquement Pierre Mour- 
gue en 6tendant le bras dans la direction de ces lumi^res. 

M6vil, regardant au ielh de cette zone faiblement 6dai- 
r6e, vit s*6chelonnant au-dessus, une coUine k demi perdue 
dans Fombre et dominie h son sommet par une masse 
d'un ton plus solide et plus sombre qui se profllait sur le 
ciel. II reconnut le chateau de Prasly, et le montrant de la 
main k son guide, il s'apprfttait k Tinterroger ; mais, au 
m^me instant, le vent apporta k son oreille un bruit, vague 
d'abord, puis plus distinct, qui le ramena d^sagr^ablement 
aux r6alit6s du moment. H ^couta avec plus d'attention, et 
il entendit, du cdt6 de Prasly-le-Neuf, des voix lointaines 
qui chantaient : 

« Mourir pour la patrie ! 

« Mourir pour la patrie ! 

« G'estlesorl leplus beau, le plus digne d'envie! >> 

Ainsi, dans cette nuit, dans cette plaine solitaire, la R6- 



RECONCILIATION. 171 

volution promenait ses hymnes et retrouvait ses 6chos ! 
Edgard, bien qu'il se fut accoutum^, depuis un mois, k ce 
fastidieux chant" des Girondins, pill6 dans un m^lodrame 
de 1 847 par Ja R^pubUque au d^pourvu, 6prouva cette fois 
une sensation plus douloureuse. Reportant ses regards sur 
le yieux chateau dont la masse noir&tre devenait de plus en 
plus visible, il songea tristement que Sylvie 6tait Ik, seule 
peut-^tre, qu'elle aussi entendait de ses fences ces voix 
grossi^res et avinfes chantant les refrains de la revolution 
nouvelle. Une profonde angoisse s'empara de lui, et il dit 
a Mourgue avec une certaine Iwusquerie : 

— Les aimables habitants de Prasly-le-Neuf se donnent 
done k eux-mfimes un concert patriotique? 

— Les niais! les fousi aujourd'hui des chansons, de- 
main la misirel murmura son guide avec une sombre 
amertume. Ah! s'ils savaient ce que je saisi s*ils avaient 
vu ce que j'ai vu ! s'ils avaient v6cu du temps de Tautre, de 
la grande Ri&publique! c'6tait Ik le bon temps... On pre- 
nait, on prenait, on gardait, on faisait ses affaires I ajouta- 
t-il en ramenant par un geste saccad^ un pan de son man- 
teau sur sa poitrine comme pour y cacher un tr^sor. . . Mais 
non I reprit-il avec un soubresaut terrible ; je n'ai rien su, 
rien vu, rien pris 1... Je n'ai rien, je suis un pauvre vieil- 
lard oubli^ par la mort et gagnant p^niblement son pain I 

Tout cela se m^lait dans la bouche de Pierre Mourgue, 
comme deux courants d*id6es contraires, toujours pr^ts k 
s*entrechoquer. 

— ^*Ah ! Qk, est-ce qu'il va recommencer ? se dit M6vil. 

lis 6taient arrives k Fendroit oi le chemin se partageait 
eti deux, continuant k droite, dans la plaine, sa ligne 
courbe qui s*arrondissait autour de la villa Durousseau et 
conduisait jusqu*au bourg ; et serpentant k gauche, a tra- 



172 LA FIN DU PROGES. 

vers les premiers contreforts de la coUine jusqu'au ch&ieau 
de Prasly. 
Ce fut de ce cdt6 que parut se dinger Edgard. 

— Od allez-vous done? dit brasquement Pierre en s'ar- 
r^tant. 

— Mais au chateau, je suppose, r^pliqua M^vil. 

— Au cMteauI au cMteau de Prasly I... Et c'est moi 
qui vous y conduis I non, je ne peux pas... je ne veux pas 
y entrer... jamais 1 jamais 1 II y a cinquante-cinq ans que je 
n'en ai d6pass6 le seuil 1 s*6cria le vieillard h qui ces mots 
semblaient arrach^s par une horrible torture. 

Puis, revenant h Edgard et le regardant fixement : 

— Mais qui done 6tes-vous vous-m6me? murmura-t-il, 
emport6 de nouveau par uneid6e fixe... ifetes-vous le jeune 
marquis, venu tout expr^s pour me surprendre?... pour 
m'arracher mon secret, ma vie?... Ah! oui, vous 6tes le 
marquis George, le ills du marquis Gaston, le petit-fils du 
marquis Maurice!... En effet, vous 6tes bless^ au visage, 
et Ton m*a dit que le jeune marquis se battait en Afri- 
que !... Mon flls y est aussi, en Afrique... M*apportez-vous 
de ses nouvelles?... Mais non, poursuivit-il avec plus de 
calme ; je connais George de Prasly. Cach6 derri^re ma 
porte, je Tai plusieurs fois suivi du regard pendant qu'il 
passait sur la route... il est plus grand que vous; il est 
brun, et vous 6tes blond... D'ailleurs, ce n*est pas lui qui 
edt eu besoin d*un guide pour retrouver son chemin... 
Non, vous n'6tes pas monsieur George, et vous devez bien 
savoir que personne, excepts Tabb^ Sorel, maltre Rami- 
gnard et le mMecin, n'est reQu au chateau, depuis que 
M. George est parti 1 

Tandis qu'il parlait avec une exaltation croissante et un 
tremblement nerveux qui annouQait I'approche d*un nou- 



RECONCILIATION. 173 

« 

vel acc^s, Edgard M6vil r6fl6chit qu'il se pouvait bien, en 
effet, que Sylvie refusit de le recevoir ; qu'avant de faire 
une tentative pour arriver jusqtfi elle, il valait mieux com- 
mencer par voir le cur6 ou le notaire, recueillir des rensei- 
gnements exacts et preparer sa cousine h sa visite. Ces 
noms d'abb^ Sorel et de mattre Ramignard r^sonnaient a 
son oreille comme de vagues souvenirs, des 6chos mal 
assoupis de la lugubre soiree od la vieille marquise de 
Prasly 6tait morte. Sa vraie situation vis-Si-vis de Sylvie, 
qui peut-6tre ne lui avait pas encore pardonn6, lui apparut 
dans tout son jour, et son Amotion s'en accrut. 

— Eh bien ! mon vieux Pierre, dit-il en se retoumant 
vers son guide : vous avez raison ; par le flanc droite, et 
aliens h Prasly-le-Neuf ! 



IV 



Ei6 revers de la m^daille. 

n y avait eu, ce jour-1^, f6te civique et d^mocratique k 
Prasly-le-Neuf. Marius Floquet, Fex-greffier de la justice 
de paix, que nous avons vu, quatre ans auparavant, ad- 
mirateur si enthousiaste des millions et du g6nie com- 
mercial de M Durousseau, venait d*6tre nomm6 procu- 
reur de la R6publique au tribunal de la ville voisine, et 
il avait, en Thonneur de cet heureux 6v6nement, convo- 



174 LA FIN DU PB0GE8. 

qu& au Cafe de la Jeune-Fnmee tous les chauds pa- 
triotes du canton. Le cognac, la bi^re et le Saint-P^ray 
avaient coul6 i pleins bords, et les gosiers largement 
humect^s par ces libations fratemelles, ne s'^taient fait 
faute d'aucun des refrains rSvolutionnaires du repertoire 
ancien et modeme. Ce Gaf^, dont le propri^taire avait 
jug^ convenable de passer da tricolore au rouge pour se 
mettre au niveau des circonstances, offrait, en ce moment, 
une physionomie beaucoup plus bruyanle, ou, comrae on 
disait alors, beaucoup plus avanc^ qu*k F^poque ou s'est 
ouvert notre premier rfecit. C'6taient pourtant h peu pr6s 
les m^mes personnages , mais les tapageurs avaient le 
verbe plus haut et les mod6r^ la parole plus timide. 
Maitre Ramignard y brillait par son absence ; l*honn6te no- 
taire, quelque peu appesanti par I'^ge et intimid6 de tout 
ce bruit, avait craint de compromettre la dignity de ses 
cheveux blancs et de ses opinions retardataires au milieu 
de ces groupes criards oi les questions les plus brillantes 
s'agitaient avec une hardiesse de langage a faire p^lir Har- 
modius et Thrasybule. II s*6tait sagement retire sous sa 
tente, c*est-k-dire dans sa maison ou un petit nombre d'a- 
mis intimes, d6vou6s comme lui h Tordre et k la propri6t6, 
venaient, k pas de loup et k la nuit close, faire sa partie de 
boston et deviser k voix basse des dangers de la chose pu- 
blique. En revanche, Girard, le gros meunier, nomm6 
maire par I'iniluenoe de Marius Floquet, tr6nait au plus 
bel endroit de la salle et se consolait, en vidant son verre 
»t en chantant la Marseillaise, de ne plus voir Teau ni le 
bl^arriver k son moulin. Les fermiers des environs, lep^re 
Germot en t^te, constemte de la baisse des denr^es et de 
Fimp6t des 45 centimes, venaient chercher des nouveUes et 
eonsommai^t en silence un demi-litre de vin vieux. Le 



J 



RECONCILIATION. 175 

haut du pav6, dans le Caf6 comme dans la rae, appartenait h 
des gens qu*on eiit a peine regardSs deux mois plus tdt, 
que le tavernier comptait parmi ses plus mauvaises prati- 
ques, mais auxquels il n'osait plus refuser un credit illi- 
mit^, sachant qu'ils 6taient hommes h se faire servir par 
force et k briser, en outre, ses tables et sa faience. Ce 
jour-la Marius Floquet arait annonc6 qu'il payait pour 
tons, et le cafetier n'en 6tait pas plus rassur6. 

On buvait depuis le matin ; le sol 6tait jonch6 de bou- 
teilles vides ; un grand bol de punch flambait encore sur 
le poele autour duquel s*6taient rassembl^s tons les beaux 
parleurs de la troupe. De temps h autre, Taigre fausset de 
Marius Floquet pergait h travers le tumulte,* non pas pour 
rappeler ses convives k des sentiments plus sages, mais 
pour leur promettre solennellement prompte et complete 
satisfaction de toutes leurs absurdes id^es, de toutes leurs 
folles convoitises. — Oui, mes amis, oui, mes frferes, gla- 
pissait-il en se dressant sur la pointe des pieds pour re- 
hausser sa taille rachitique : vous serez tous heureux, vous 
serez tous riches, vous aurez tous des places, des maisons, 
des terres, des rentes, de bons diners, du bon vin, et le droit 
de travailler sansrien faire 1 Notre glorieuse R^publique le 
veut ainsi ; elle vous le promet par ma bouche, et nul n'o- 
serait lui d^sob^ir I 

— Oui, mais en attendant, nous n'avons plus de jour- 
nees! dit en enfongant ses mains dans ses poches, qui r6- 
sonnaient creux, un ancien ouvrierdeM.Durousseau, trois 
fois cong^di^ pour mauvaise conduite. Voyez, citoyen Flo- 
quet, les toiles se touchent... et alors... 

Une pantomime mena^nte completa sa phrase. 

— Alors la R6publique viendra au secours de ceux qui 
raiment I interrompit Floquet avec emphase. 



176 LA FIN DU PROCES. 

— Et si elle n'y venait pas ! si elle avait affaire ailleurs ! 
insista rouvrier d*un air sombre ; nous aurions le temps de 
mourirdefaim. 

— Oh ! alors il faudra bien que les riches et les bour- 
geois s'expliquentl reprit Marius un peu d6concert6, mais 
ne Youlant pas rester court. II faudra bien que ces ld,ches 
capitaux, qui se resserrent et s'enferment, remettent le nez 
alafen^tre... 

— Sans quoi on irait les chercher par la porte I fit Tou- 
vrier avec un gros rire. 

— Sait-on oil est M. Durousseau? va-t-il revenir h sa fa- 
brique? dit le meunier Girard pour d6toumer la conversa- 
tion. 

II ne pouvait choisir de diversion plus maladroite ; Tab- 
sence de M. Durousseau se prolongeait d'une fagon inquid- 
tante : son rSgisseur ne recevant plus d'ordres et n'ayant 
plus de fonds disponibles, avait suspendu les travaux de la 
fabrique. Le jardinier, vu la duret6 des temps et le silence 
de son maltre, avait renvoy6 ses aides. Tons les chantiers 
debois, de pierres, de terrassements, de digues, queM. Du- 
rousseau multipliait d*ordinaire pendant la saison rigou- 
reuse, ^taient interrompus. On ne taillait plus les arbres, . 
on ne ratissait plus les allto ; des mares d*eau stagnante se 
formaient dans les prairies ; les cl6tures, d^grad^es g^ et la 
par des vagabonds ou des braconniers qu'encourageait Tim- 
punit6, ouvraient leurs br^ches r^centes, et laissaient p6n6- 
trer le regard h travers les bercea^Ax et les massifs. Cette villa, 
si coquette, si ^l^gante, entreteh^o avec un soin si scrupu- 
leux, trahissait, par maint endroit, des signes de decadence 
et d*abandon. La volenti ferme, la haute intelligence servie 
par des 6cus et habitude h r^pandre dans tout le pays Fac- 
tivit6 et le mouvement, avaient momentaniment abdiqu^ : 



RECONCILIATION. 1*77 

ii n'en fallait pas davantage pour que tout Mt frappS de 
marasme et de langueur. 

Aussi ce fut un haro g^nSral autour du poele qui servait 
de tribune et de club aux libres citoyens de Prasly-le- 
Neuf. 

— M. Durousseau ! dit 6tourdiment Marius Floquet ; ne 
m*en parlez pas ! C'est un suppdt de la tyrannie dtehue, 
engraiss^ des sueurs du peuple. Aujourd'hui que le peu- 
pie se montre et veut avoir son tour, le Durousseau s*enfuit 
ou se cache avec sa cargaison de sacs d'6cus. 

— M. Durousseau I c'est un 6go*iste, un exploiteur, un 
privil6gi6 1 cri6rent en m6me temps dix voix avin^es. 

— C'estun aristocratel un bourgeois 111 ajouta, en forme 
de r^sum6, le plus lettr^ de la bande. 

— On assure qu*il est parti pour Bruxelles 1 

— Ou pour Londres 1 

— Ou pour VAm6rique 1 

— Et, pendant ce temps, le peuple souffre, le peuple a 
faim 1 reprit un des assistants en se versant rasade et en bii- 
vant d'un seul trait. 

— Le peuple a soif 1 le peuple n'a pas de pain 1 le peuple 
n*a pas de travail 1 

— Du travail I... c*est notre droit i tons I hurlferentles 
hommes le plus notoirement faineants de la commune. 

Le dialogue et la sc^ne prenaient, de moment en mo* 
ment, une tournure plus alarmante. Les poings ferm^s 
frappaient sur les tables, les visages s'empourpraient, les 
verres se brisaicnt en s'entrechoquant, les langues 6pais- 
sies murmuraient des paroles de menace; un souiQe de 
malheur et de violence se respirait dans cette salle enfu- 
m6e, au milieu de ces vapeurs grossi^res, dans le conta- 
gieux vertigo de ces cerveaux enfi6vr6s. On se sentait arriv6 



178 LA PIN DU PROCfeS. 

a ce moment de surexdtation populaire oti les mauraises 
t6tes font trembler les bonnes, oil les poltrons se font m6- 
chants par excte de peur, et ou il suffit d'une StinceUe pour 
tout embraser. 

Marius Floquet n*6tait pas le plus rassur6. Magistrat de- 
puis vingt-quatre heures, partagS entrc ses nouvelles fono- 
tions et ses Tieilles habitudes, il n*ett pas voulu pourtant 
que les choses allassent trop loia et que son av^nement ju- 
diciaire s'inaugurilt par de trop graves d^sordres. II cher- 
chait done dans sa t6te, un peu tardivement peut-^tre, les 
moyens de conjurer Torage et de congMier chacun chez soi, 
quand Baptiste Fraisse, Fouvrier k figure sinistre qui avait 
parl6 le premier, s'6cria tout a coup : 

— Mais, j'y pense, la fille h M. Durousseau n'est pas loin 
d'ici... on pourrait aller faire une visite k cette aristocrate, 
ct lui demander poliment du travail, du pain et quelques 
bouteillesde vin... 

II y eut un moment d*h6sitation et de silence : la manifere 
dont Sylvia avait v6cu depuis quatre ans au chateau de 
Prasly, toujours seule, retir6e, et ne r6v61ant sa presence 
que par de bonnes oeuvres, Tavait entourSe d*une aureole 
de respect, presque de pieuse crainte, qui en faisait une 
personne a part. Aussi la proposition de Baptiste com- 
menga-t-elle par effrayer les moins timides. H s'en apergut, 
et s'acharnant, comme tons les gens qui veulent se griser 
d'une id6e mauvaise avant de commettre une ihauvaise ac- 
tion : 

— Ah ! qJl ! nous sommes done tons des poules mouil- 
l^s? s'6cria-t-il avecun sourire livide qui d^couvrit ses 
dents blanches et aigues. Ne dirait-on pas que je vous pro- 
pose d' aller assassiner cette brave dame?... Une visite 
d'amiti^, voilSitout... Nous choisirons un d616gu6, qui lui 



REGONCILIATIOIf. 179 

dira que nous mourons de faim, que tous les ateliers sont 
k bas dans le canton, que nous n'avons pas de travail, que 
c'est son p^re qui en est cause, et qu'en Tabsence de son 
p^re c*est elle qui doit nous faire travaiUer... £lle est cha* 
ritable ; elle ne Toudia pas nous laisser partir les mains 
vides, et peut-dtre nous donnera-t-elle en outre les clefs de 
la cave de M. Durousseau. 

Cette p6roraison n'6tait pas mal calculi pour sMuire les 
plus ivrognes. Quelques-uns b^y^rent en se levant h demi 
sur leur banc : 

— Au fait, Baptiste a raison ! De cette mani^re, personne 
n'a rien k dire... Nous parlons iionndtement k madanie de 
Prasly ; elle nous donne de quoi passer gaiement la se- 
maine, et nous rev^ons ici faire la nocel 

— Aliens 1 en route I La promenade et le grand air nous 
feront du bien 1 cri^rent d'autres buveurs, enhardis par la 
hardiesse de leurs voisins I 

— En route I et au chateau 1 reprirent en choeur Baptiste 
et deux ou trois de ses camarades, pr6dispos6s par leurs 
antecedents d^plorables et leurs boissons redoubl6es au 
r61e de meneurs. 

— Mais, mes amis, mes bons amis I essaya de dire Ma- 
rius Floquet, dont la face bl^me semblait sortir d*un des 
sacs de farine du meunier Girard... il est huit heures du 
soir ; on ne fait pas ainsi de visite nocturne chez les citoyens 

paisibles... Madame de Prasly est seule, elle est femme 

vous pourriez, bien involontairement, lui causer quelque 
frayeur... votre d-marche pourrait 6tre mal interpr6t6e par 
les ennemis de notre glorieuse R^publique. . . 

— De quoi? de quoi? interrompit Baptiste, qui, se sen- 
tant soutenu, devenait plus arrogant : est-ce que vous allez, 
vous aussi, hurler avec les loups et passer aux aristocrates ? 



480 LA FIN DU PROGES. 

Pas de 5a, citoyen Marius 1 Endossez votre robe noire, et 
pr6parez vos beaux discours pour les juges... mais laissez- 
nous faire ce qui nous plait et aller oil bon nous semble 1 

En ce moment, le vieux pfere Gertnot qui s6 fenait silen- 
cieusement dans son coin sans prendre part h cette sc^ne, 
se leva et s*approcha du groupe : malgr6 son Age , il 6tait 
vigoureux et robuste, et, malgr6 ce qu*on appelait ses opi- 
nions retrogrades, on Faimait et on le respectait ; car on 
Tavait constamment vu, depuis cinquante ans, assidu au 
travail, dur h la fatigue, hospitaller aux pauvres, exact en- 
vers les riches, fidfele h ses engagements et ne faisant tort h 
personne. II 6tendit sur le po61e ses mains calleuses, carra 
ses larges 6paules, et fixant sur Baptiste un regard assur6 : 

— Madame de Prasly I s'6cria-t-il d'une voix ferme, ma- 
dame George de Prasly... Si vous n'6tiez pas des ingrats, 
vous devriez tons 6tre h genoux devant elle et baiser le bas 
desarobe... 

Baptiste voulut parler : Germot Tarrfita d'un geste : 

— Vous 6tes ici une vingtaine, reprit-il : quel est celui 
de vous h qui madame n'a pas fait du bien ? Vos enfants, 
quand ils sont malades, qui les soigne? Vos p6res et vos 
m^res, quand ils sont infirmes, qui les nourrit et les con- 
sole? Vos fermages, quand ils sont en retard, qfxi les attend 
ou les paie? Votre panneti^re, quand elle est vide, qui la 
remplit? La bienfaitrice, I'ange gardien, la Providence vi- 
sible du canton, quelle est-elle? Toi, J6r6me, le boulanger 
ne voulait plus te faire credit : qui a r6gl6 son compte? 
Toi, Blaise, ton fr6re allait partir pour Farm^e : qui a pr6t6 
a ton pfere de quoi avoir un remplagant? Toi , Baptiste, 
M, Durousseau t'avait renvoy6 trois fois : s*il a consenti 
trois fois k te reprendre, qui Ten a pri6? Toi, Jean, ta 
ferame, 6puis6e par sa dernidre couche, s*en allait grand 



1 



RECONCILIATION. f8l 

train : qui Va visit^e ? qui lui a porte, chaque jour, du bouil- 
lon et du vin vieux? qui Ta reconfort^e et gu6rie? Toi, Jac- 
ques, tu t*6tais cass6 le bras en tombant d'un miirier : qui 
fa pans6 comme un chirurgien, comme une soeur de cha- 
rit6? Si M. Bergier, le m6decin, est toujours k votre porte 
au moment n6cessaire, qui vous Tenvoie? Si notre ciir6 a 
toujours quelques pieces blanches dans sa soutane, qui les 
y met? Sortez de ce Gate ; allez de porte en porte ; parcou- 
rez le bourg dans tons les sens, et si vous trouvez une seule 
maison, un seul 6tre vivant qui ne parle de la charity, de la 
bont6 de madame de Prafely, courez chez elle, h cette heure 
de nuit, Teffrayer de vos cris et de vos menaces... Sinon, 
insens^s que vous 6tes, ayez honte de votre ivrognerie, et 
rentrez chez vous 1 

Germot s*animait en parlant, et son ferme langage pro- 
duisit une impression visible sur une bonne partie de Fas- 
sistance. Marius Floquet, forc6 par son caractfere officiel de 
prendre parti centre le d6sordre, recouvrait son aplomb et 
pr6parait une nouvelle hom61ie sur la cl6mence des vrais 
patriotes et les bienfaits certains de la r^publique. Baptiste, 
les toisant de son regard sinistre, ressemblait k an dogue a 
qui Ton enl6ve sa proie, et grondait sourdement en atten- 
dant le moment favorable pour faire taire ses contradic- 
teurs. Les partisans de Touvrier Tinterrogeaient de Toeil, 
et peut-^tre une collision allait-elle 6clater, quand la porte 
du Caf6 s*ouvrit; deux hommes entrferent, et Tattention 
g^n^rale se porta sur eux : c*6taient Edgard M6vil et Pierre 
Mourgue, son guide. 

lis passaient devant le Gaf^, allant chez mattre Rami- 
gnard ; ils avaient entendu un grand bruit de voix, des 
chants, des cris, un commencement de querelle ; Edgard 
avait voulu entrer, et son guide avait ob6i. 



182 Li FllS DU PROCES. 

iiien n*est jmpressionnable comme les imaginations po- 
pulaires, surtout dans ces moments d'e^i^altation et de crise 
ou ceg ames ignorantes, cessant d'etre gouvernSes, g*aban- 
donnent librement aux indications les plus contraires, et 
sont suspendues entre le bien et le mal par un fil impercep- 
tible. I,'entr6e soudaine d'Edgard et de son compagnon fit 
sur les buveurs du Caf6 de la ieune^Fram^. V^ffet du quos 
ego de Neptune. La generation nourelle sjivait vaguement 
que Pierre Mourgue avait jQu6 un r61e dans la grande re- 
volution ; ce qu'on savait encore mieux, c*est que son fils 
Antoine s'6tait engag6 volontairement, quinze ou vingt an- 
n6ea auparavant, et qu'a force de bonne conduite et de bra- 
vourp, il 6tait parvenu au grade de chef de bataillon dans 
notre arm^e d'Afrique. On crut d*abordque c'^tait luiqui 
accom.pagnait son p^re, et la balafre d-£dgard aooFeditait 
cette opiniftq. D'autres se figurepent que M6vil etait un 
grand peraonnage r^volutionnaire, voyageant dans le Midi, 
et adresse h Mourgue par d'anciens amis politiquea. Aussi, 
lorsqu'il traversa la salle, et que, s'asseyant a une table, il 
demanda du rbum et deux verres, on eUt entendu une 
mouche voter dans ce m6me Caf6, oA, quelques aeoondes 
plus t6t, se d^chainaient les tempfttes. La reputation de 
Pierre Mourgue ^tait, h vrai dire, mysterieuse oomme sa 
personne et sa vie. Les uns le disaient enrichi pendant la 
Terreur et enfouissant son or avee des frayeurs d'avare ; les 
autres pretendaient qu'il s-etait ruin6 plus tard par des spe- 
culations fausses ou des aoquisitiens onereuses, et qu^il ne 
lui restait plus que sa maison et quelques gros sous dans 
un vieux pot. Ce qui etait avere, o'est que Mourgue ne vi- 
vait pas comme tout le monde, qu*il fuyait la societe, cade- 
nassait sa porte, passait souvent des semaines entieres en- 
ferme chez lui, et tombait parfois dans des accis de meian^ 



tl^GONClLIATlON. 18S 

eolie ou de d6Ure, visioDs du pafts^ revenant tout h coup 
s^asseonk son foyer. Les plus hardis, ceux qui s'aventu-' 
raieut la nuit sur la route, assuraient avoir vu, h toute 
hcure, briller de la lumi^re h travers les interstices de ses 
volets, et ajoutaient qu'il n'dtait pas rare de le rencontrer a 
minuit errant dans les champs comme un fantdme. Ces allu- 
res Stranges, ces alternatives de raison et de folic, cette so- 
litiide, ce mutisme, ces airs de ddntliment cachant, au dire 
de quelques-uns, un tr6sor d*origine inconnue, tout cela, 
au lieu de faire tort h Mourgue, lui servait ; tout cela impo- 
sait h la multitude, et le prot^geait centre ce qu'il parais- 
rait redouter le plus : la curiosity populaire, et la recherche 
de son passd. Lorsqu'avait MM la revolution de 4 848, on 
s'itait attendu h voir ce vieux dAbris de Fancien regime r6- 
publieain se ranimer et applaudir& cettejeune Image de son 
ancien culte. Mais, soit decrepitude, soit efifet de I'expe* 
rience, soit pour toute autre raison, il 8*etait calfeutri plus 
soigneusement que jamais, et k ceux qui voulaient lui faire 
partager leurs espirances et leurs ardeurs il r6pondait en 
traitant de folies ces ardeurs et ces espdrances. N'importe 1 
la frayeur Vague et superstitieuse qtfil avait toujours Inspi- 
vie s'etait agrandie, depuis un mois, d'une sorte de res- 
pect. On le considirait comme une colonne ou un chapi- 
teau brise de ce temple qu'on essayait de relever. 

Sans avoir pricisement entendu ce qui s'Stait dit dans le 
Cafe avant qu*il entrftt, Edgard eut le sentiment de la situa- 
tion. Des chants revolutionnaires etaient arrives h son 
oreille ; il voyait des figures enflammees, des physionomies 
slnistres, des traces d'ivresse et d'orgie, des symptdmes 
d'agression et de revolte circulant dans cette chauije atmos- 
phere. Neveu Je M. Durousseau, cousin de Sylvie, ii com- 
prenait que son oncle et sa cousise^ la villa et le cbftteau, 



184 LA FIN DU PR0GE8. 

devaient 6tre les plus menaces en cas d'explosion popu- 
laire. Mais il comprit aussi, avec le m6me instinct, Teffet 
que produisait sa presence, et, sans se Texpliquer bien net- 
tcment, il r6solut d*en profiter. 

II commenQa par promener un regard scrutateur et hau- 
lain sur la rustique et orageuse assembl6e. Puis, il se leva, 
marcha droit au maitre du Caf6, et lui dit d'un ton bref, tout 
en tirant de sa poche un carnet de voyage et un crayon : 

— Que disait-on ici, avant men arriv6e ? Je veux le sa- 
voir ; il faut que je le sache... 

— Citoyen... monsieur... on disait... on parlait... des 
affaires... de la R6publique. . . des mis^res du canton, bal- 
butia le tavernier, saisi d'un trouble respectueux, 

— On parlait encore d'autre chose... on nommait cer- 
taines personnes 1 dit Edgard , Tceil toujours fix6 sur le 
tavernier avec une froide 6nergie. 

— On regrettait... on d6plorait Tabsence de M. Durous- 
seau 1 bredouilla le pauvre diable, s'imaginant avoir affaire 
au moins k un membre du gouvernement provisoire. 

— Cest bien I reprit M6vil d*un air impassible : le citoyen 
Durousseau est od il doit 6tre ; il reviendra quand il en sera 
temps, et personne n*est ici son juge... Y a-t-il parmi vous 
un magistrat, un fonctionnaire? ajouta-t-il en ramenant son 
regard sur le groupe terrifiS. 

Marius Floquet, le nouveau procureur de la R6publique, 
et le meunier Girard, le nouveau maire, d6clin6rent leurs 
noms et qualit^s. 

— C^est bien, citoyens I leur dit Edgard du haut de sa 
grandeur ; je ne doute pas qu'en toute circonstance vous 
ne fassiez votre devoir. J'inscris vos deux noms sur mon 
livre ; vous r6pondez sur votre t6te du repos de cette com- 
mune. 



J 



REGONGILlATIOlf. 185 

En prononQant ces mots , Edgard 6crivit sur son porte- 
feuille quelques lignes fort inoffensives, mais qui parurent 
cabalistiques. Puis, tirant de la poche int6rieure un billet 
de mille francs, il dit h Floquet et au maire : 

— Voili une premiere somme, destin6e h subvenir aux 
besoins les plus pressants, aux travaux les plus n^cessaires : 
je Yous en fais les distributeurs : quand il faudra plus, on 
aura plus : je reviendrai dans un mois, arm6, comme au- 
jourd'hui, de pouvoirs sans bornes. Si d'ici-lk on touchait & 
un cheveu d'une seule des personnes qui habitent ce canton, 
si on prof6rait une menace, si on d^passait le seuil d'une 
propri6t6 particuli^re... la R6publique a mis en mes mains 
de quoi prot6ger les innocents et faire trembler les cou- 
pables... Adieu, Mourgue, voil^ vos cinq francs I retournez 
chez yous ; je sais ce que je voulais savoir, et maintenant , 
qu'on se retire ! 

Jamais sergent h moustaches grises, commandant k des 
consents, jamais pMagogue h ferule, cong^diant des 6co- 
liers, ne furent ob6is avec plus de promptitude. Baptiste , 
Jean, J6r6me, Blaise, tous les meneurs, baiss^rent humble- 
ment la t6te et se retirSrent sans bruit. Marius Floquet et le 
meunier saluSrent jusqu'k terre et sortirent gravement 
comme s*ils venaient de sauver la patrie. Au bout de cinq 
minutes, il n*y eut plus dans la salle que le cafetier et 
Edgard. 

Gelui-ci r^fl^chit un moment; puis, sans se d^partir de 
cette attitude souveraine qui lui avait si bien r^ussi, il dit 
au maitre du Gaf6 : 

— A present, indiquez-moi la maison de maitre Rarai- 
gnardy le notaire de Prasly 



180 tA FIN DU PROGBl. 



Trditf VAtetf Amm m fcoililet, 

£n soriant du Gaf6 de la Jeune*France pour aller chez 
mattre Ramignard, Bdgard M6vil iprouvait un sentiment 
que sa vie oisive et dissip6e ne lui avait pas permis de 
Gonnaitre. S'applaudissant d'un premier deroir accompli, 
il sentait qU'il pouvait 6tre utile encore, et qu'il trouve- 
rait dans cet emploi nouveau de ses faculties et de sa vie 
une consolation et une force. Le groupe dor6 et raffing au- 
quel appartenait Edgard, n*a fait des folies, n'a eu des tra- 
vers, ne s'est gaspill6 dans de p&les reminiscences du der- 
nier si6cle ou dans de maladroites imitations de r616gance 
britannique, il n'a flnalement laissi avorter ou p^rir bien 
des illusions et des espdrances , que faute d'avoir eu de*- 
vant soi^ en entrant dans le monde , un but pr6cis i une 
t^che distincte^ une dette k payer au pays, k la society , 
h soi-mdme. Pendant ces ann^es de prosperity passag^re, 
de sdcUrite factioe, oti il semblait qu'on leur 6pargn^t le 
pli de rose du Sybarite, ces jeunes gens riches, spirituela, 
descBuvr^s, hdritiers de positions ou de fortunes laborieu- 
sement gagn^es par leurs p^res ou noblement transmises 
par leurs anc6tres, ressemblaient Si des objets de luxe, of- 
ferts par le pass6 ou le pr6sent k une society nouveUe, et 
faits pour Tetonner, Tamuser et lui cotlter cher plutdt que 
pour la servir. S6par6s les uns des autres par leurs opi- 
nions, leur education, leurs idees de caste, leur naissance 



nECONCILIATION. 187 

gothique ou boifrgeoise, rapproch^s par une communaut6 
rapide et facile de frivolit^s et de plaisirs, ces jeunes gens 
n'avaient pas m6me entre eux cette solidaritfi qui crte un 
honneur, des devoirs et des int6r6ts collectifs. Ceux qui 
auraient eu le got% on le temps de r^fl^chir, eussent vaine* 
ment cherchS autour d'eux ou en eux-m^mes ce je ne dais 
quoi qui occupe, qui attache, qui He, et qui, pris datis don 
acception la plus haute et la plus parfaite, s*appelle reU- 
gion. Id plus sacrt et le plus puissant des liens* La rfevolu^ 
tion de 1848, eh les secouant au milieu de leuf elegante 
torpeur, leur rendit, k grands frais, un Eminent service : 
elle leur donna ce qui leur avait manqtid jusqu'alors : 
quelque chose h faire : un p6ril 6vident h conjuret , un 
sauvetage urgent h entreprendre , d'hdf rtbles inAlheui*8 h 
prtvenir, des ennefflis visibles a combattre, une cause com* 
mune h 6tablir et h d6fendre avec d^autres IntSrttfi, d*atttres 
anxi6t68, d'autres forces ; pour quelques-uns, le bapt6me 
du sang ft tecevoit" * pour plusieurs ce fortiflatit contact 
avec la tefte, aVec la gl^be natale, dont la vieille f^ble 
tf Ant6e semble le symbole. II y eut Ih tout un 6Wment 
tfactivitS, de labeur, tfutilitfi pratique, de convalescence 
intellectuelle et morale, qui^ perdu ou h peu pr6Sj pour 
les d6prav6s ou les incapables , he le fut pas potir les m* 
tures dfoites, et chftfigea, dansces mftuvals jours, bien des 
inutilitis tfStagferesen charrues ou en 6p6es. Edgard Mfivil, 
— ai-je besoin de le dire ? ~ ne s*6tait pas arr^t6 encore Si 
une settle de ces reflexions. Pburtunt les ennuis et les souf- 
frances personnelles quil avait subies depuis six semaines, 
sa m^saventure, son duel, sa blessure,.son renoncement 
forcfe aux succfis et aux vanitSs du monde, scs inquietudes 
pour son pfere, pour son oncle, pour sa cousine, ce voile si- 
tilstre que la revolution rScente etendait sur les affections 




^88 LA FIN DU PROCkS. 

de famille comme &ur les sentimeate publics, tout ceia don- 
nait h sa pens^e une direction plus s6rieuse et plus virile. II 
^taitbeaucoup moins sportman et un peu plus homme ; bien 
des choses qu'il avait regard^es comme essentielles, commo 
necessaires h sa vie, lui semblaient insignifiantes et futiles ; 
beaucoup d- autres auxquelles il n*avait jamais song6 , lui 
apparaissaient avec une gravity toute nouvelle; et Ik, dans 
r6troite rue de ce pauvre village, h cette heure de nuit som- 
bre et taciturne , sortant de ce cabaret enfumS oti il s*6tait 
trouv6 pour la premiere fois en face de la d^magogie mili- 
tante, allant chez un ami de sa famille, oil il esp6rait trou- 
ver des nouvelles de M. Durousseau et de Sylvie , Edgard 
M6vil se sentait d6jk plus pr^s de retrouver les vrais titres 
de dignity humaine qu'aux heures splendides od il trdnait 
dans un salon, rayonnait dans une avant-sc^ne ou profes- 
sait dans une 6curie. 

Ce qu'il vit en entrant chez mattre Ramignard, 6tait de 
nature h Faffermir dans ces sages et salutaires pens^es. 
Pour adoucirla r^clusion du notaire et satisfaire k ce besoin 
de communications fr^quentes qui accompagne les jours 
de crise et de p6ril, ses deux vieux amis, le docteur Bergier 
et rabb6 Sorel, se r^unissaient, tons les soirs, aupr^s d'une 
pr6tendue table de jeu qui restait toujours une table de 
conversation. Le plus jeune de ces trois hommes de bien 
avait pass6 soixante ans ; ils avaient vieilli ensemble, sui- 
vant c6te h c6te cet obscur sentier du devoir, du labour 
ingrat, du d^vouement inconnu, qui a, dans nos campagnes, 
ses saints et ses martyrs. Le notaire ne s*6taitpas cm oblige 
de devenir d6mocrate sous pr6texte qu*il y avait des gen- 
tilshommes, ni le m6decin d*6tre ath6e, sous pT&t0 ^ qu'il 
y avait des pr6tres. Sans cesse en contact dans C/bi 6troit 
milieu qui formait tout leur horizon, se rencontrant, aux 



i 



RBGONGILIATION. 189 

heures tristes et graves, au chevet des moribonds et des 
malades, Us avaient compris qu'il fallait ou se hair cordia- 
lement ou s'aimer beaucoup , et ils avaient eu le bonheur 
ou la sagesse de prendre ce dernier parti. II y avait quelque 
chose de touchant dans I'union parfaite de ces trois vieil- 
lards dont Tun apportait h la communaut^ sa douceur m6- 
lancolique, Tautre sa ponctualit6 m^ticuleuse, le troisieme 
sa brusquerie, et qui faisaient de ces humeurs diverses un 
tr6sor de bontfi et de charitft. Comme ces couchers de so- 
leil, dans les pays plats et monotones, qui empruntent k la 
puret6 du ciel iine beauts calme et douce, leur vieillesse, au 
milieu de ces travauxarides et uniformes, s'embellissaitd*un 
rayon de ce contentement int^rieur, recompense terrestre 
des ccBurs simples et des existences bien remplies. Ajoutons 
que, pour leur rendre cette recompense plus charmante et 
plus visible, la Providence la leur avait fait apparaltre, 
quatre ans auparavant, sous les traits de la jeune marquise 
George de Prasly. Apr^s le depart de son mari, Sylvie s*6- 
tait enfermee dans le ch&teau dont elle devenait la seule 
gardienne, et 1^, eioignant toutes les images, tons les sou- 
venirs de ce monde et de ces tetes oil elle avait pass6 en 
reine, elle s'^tait volontairement condamn^e k une vie pres- 
que claustrale, ne sortant que pour visiter les pauvres, ne 
recevant chez elle que les trois mandataires naturels de son 
infatigable bienfaisance : le cure, le notaire et le mMecin. 
Tons trois Tavaient d'abord redoutee comme une grande 
dame de Paris, disait le cur6, comme une merveilleuse, 
dlsait le notaire, comme une mijauree, disait le docteur. 
Devoufe tons trois h George et h sa mfere, trop triste pour- 
tant et trop froide pour pouvolr eveiller au dehors des affec* 
tions bien vivos , ils gardaient quelques preventions^contre 
cette beaute superbe qui n'avait su ni s'accorder avec la 



190 LA FIN DU PBOCis. 

m^re nl rendre le flls heufeux. Mais quMid ild la virent 
dans ses y^tements de detill qui donnaient k sa noble figure 
une dignity incomparable, trahissant et cachant tour h tour 
une douleur sans amertume ^t saoa 6talage, se plongeant 
dans cette douleur ootnme dabs Une nler sans fond , et en 
rapportant h la surface , comme des fleurs ou des perles, 
le d^YOuement et la charity ; quand Us la Tirdnt, incUn6e 
au lit des malades, une larme dans les yeux^ un pftte et 
doux sourire a la boucbe, se faisant h la fois soBur grise et 
ange gardien, exergant yalUamment et simplement les plus 
aust^res, les plus sublimes privileges de la richesse, et 
descendant aux details les plus inflmes, aux soins les plus 
minutieux pour soulager ces mis6res, panser ces plaies, 
gu^rir ces cot^s et ces ftmes, alors ces trots veterans des 
vertus pratiques et des hiSrolstnes ignores se sentirent saisis 
d'un attetidrissement immense ,. d'un pieux et ineffable 
amour qui jaillit t6Ut h coup au fond de leurs coBurs domme 
une source b6nie. Un aimable et d^licat moraliste a remar- 
qu6 que, daiis les existences calmes et pures qUe n*ont poitit 
effleur6es les passiotis mondaines et f^briles, le ccfeur reste 
longtemps jeiine oU plutdt qu'll retrouve, au soir, une 
sorte de seconde jeunesse, pleliie de floraisons mystSrieuses 
et de fralches harmonies. L*abb6 Sorel, maltre Ramigiiard, 
le docteur Bergier, ^prouvferent quelque chose de pareil, h 
mesure qtfils se familiarisferent avec madame George de 
Prasly. 11 leiir sembla qu*un je ne sals quoi de souriant et 
d'embanm6 s'6panouissait dans leur ftme^ que DleU en- 
voyait h leurs vieux aiis ufie fiUe, une soeur, avec une 
nuance de 8Up6riorit6, de royaut6 id6ale, qui ajoutalt au 
respect sans diminuer Tattrait. Dfes lors, ce fut entre eux 
une sorte d*6mulatlon g^ndreuse, presque passionnfe : 1*6- 
mula^tion du bien sous les gracieux auspices d*une femme. 



R^CONCILIAtlOJr. 191 

C^Stelt h qui fetalt le plus pour UifiHter que Sylvie lui tendtt 
la main, le remerciftt et lUi soUtit. On eflt dit trois amou- 
f eux des anciehs ages, trois paladins rfiVdlWs aprfis quel- 
ques siecleji de sonimeil, et, pour plaire k teur daitie, cher- 
chant proue^ses, flon plud sur leg grands chemins, mals 
prfes des grabats oil dans les chaumiferes, non plus sous 
I'armet de fer ou la cuirasse d'acler, mais sous la robe noire 
ou le paletot marron. C*6tait plaisir de voir le cur6, septua- 
genaire encore vert, arrivant, le matin, dans le parloir qu6 
Sylvie avait fait Installer pr6s de son salon , et lul rendant 
compte de la distribution des aumdnes de la veille. Puis 
survenait, au trot in6gal de sa vieille jument grise, le doc- 
teur Bergier, fier et heureux de I'emploi de sa matinee, 
portant h Sylvie des nouvelles de ses malades, soignfis, m6- 
dicamentfis et gu6ris gratis, Les deux ^mules souriaient 
sous cape, croyant le notaire distance. Mais quelle joie , 
quel trlomphe pour maltre Ramignard, quand il accourait 
h son tour, d6ployant son magnifique trophfie , uh chiffon 
de papier , une lettre de change imprudemment souscrite 
par quelque pauvre cultivateur, et sortie des griffes d'un 
usurier des environs, grace h I'habileti du notaire et ft 
Vargent de la marquise ! Ce que le pays gagnait h cette 
rivalit^ bienfaisante, il est facile de le comprendre : sans 
cette revolution qu'on venait de faire par amour pour le 
peuple et en son nom, le peuple de Prasly n'aurait plus 
compte, au moment oil nous a conduit notre rScit, un 
seul malheureux et un seul pauvre, 

Sylvie avait commence par s'imposer cette charit6 ac- 
tive, ce pieux et austere emploi de sa fortune et de son 
temps, comme un moyen d'echapper h de poignants sou- 
venirs, de sanctifier sa solitude et de maintenir sans ces6e 
sa conscience et son coeur a un niveau oil George pilt les; 



192 LA FIN DIT PR0GC9. 

retrouver quand 11 le voudrait. Mais cette fi6re nature 
6tait trop bien dou^e pour ne pas ressentir bientdt, dans 
toute leur plenitude, les intimes douceurs de cette vie 
chaste et saine. Elle apportait au bien cet enthousiasme 
inn6 qui sUgnore d'abord lui-m6me, mais qui s'exalte et 
grandit k mesure qull touche h son oeuvre. Fille d'Eve 
jusque dans ses perfections charmantes , et ayant affaire 
d'ailleurs h des gens pen dissimul6s , Sylvie s'^tait ais6- 
ment apergue des preventions qu'elle inspirait h ses trois 
mmistreSy comme elle les appela plus tard ; elle d6ploya, 
pour les surmonter, quelques-unes de ces coquettiBries in- 
nocentes qui sont k la vertu ce que la grd^ce est h la beauts, et 
auxquelles tfeurent garde de r6sister ces honn6tes coeurs, 
d'autant plus prompts h se rendre qu*ils ne s*6taient ja- 
mais trouY^s h pareille f6te. Quand elle eut constats le 
succ^s de ses efforts, elle accepta avec reconnaissance et 
bonheur, comme une rehabilitation et une revanche, Taf- 
fection de ces hommes simples et bons qui eussent fait, 
h coup stir, une singuli^re figure dans le salon de la rue 
Laffitte, mais dont Tamitie ne cacbait pas, comme celles 
du monde, des piSges, des reticences ou des malices. II 
lui parut que Tadmiration naive de ces vieillards qui avaient 
parfois des candeurs et des vivacites d'enfants, la relevait 
de ces triomphes de salon qui lui avaient cotlte si cher , 
protestait centre la fuite et les rancunes de George, et la 
preparait mieux h son amour, le jour ou cet amour lui 
serait rendu. Cette pens^e lui rendit plus chers et plus doux 
les details serieux, penibles toujours, parfois repoussants, 
de cette vie dimmolations , de bienfaits et de sacrifices ; 
elle lui rendit chers surtout ceux qui la partageaient a^^ 
elle, et lui apprenaient h la feconder. Dans son pension- 
nat, chez son pSre, dans son rapiclc pnssngc h travers les 



REGOIfGILIi^Tioil, 193 

f6tes de la richesse et du luxe, Sylyie n'avait connu le 
monde et Texistence que par ces c6t6s brillants, mais sees 
et factices, qui, m^me dans leurs amours et leurs joies , 
gardent de la froideur et du vide. Sa belle-m^re et son 
mari ne lui avaient r6v616 le mariage et le foyer domes- 
tique, que comme un orage sem6 de troubles et d'6clairs. 
EUe pSn^tra pour la premiere fois , dans sa retraite de 
Prasly, aupr^s des trois hommes qui en Staient devenus 
les visiteurs familiers, le secret de ces tendresses chr6- 
liennes oil rien n*6clate et ne retentit au dehors, mais 
oil tout se recueille et s'infiltre en dedans jusqu'k des profon- 
deurs infinies. Aussi belle qu'Oph^lia, mais moins d^ses- 
p6r6e, elle jeta dans ces ondes mystiques, comme les bou- 
quets fan^s de son corsage et de sa coiffure , toutes ces 
fausses ^I^gances, toutes ces futilit^s mondaines, toutes 
ces vanit^s mesquines qui avaient eiQeurS son imagina- 
tion sans toucher h son coeur ; et de ce naufrage volon- 
taire de toutes les choses qu'elle avait aim^es , elle n'en 
garda qu'une seule : son amour pour George. 

Sylvie, comme toutes les femmes belles et intelligentes, 
avait non-seulement le sentiment de ce qu'elle valait, mais 
encore de ce qu'elle inspirait. Malgr6 le depart de son 
mari, malgr6 tout ce qui avait troubl6 leur courte et ora- 
geuse union, une voix int6rieure, plus forte que les appa- 
rences, lui disait que Groorge Taimait, et que cet amour, 
devenu douloureux comme un remords devant Tagonie de 
%3, m^TO, avait 6t6 une des causes de sa fuite pr6cipit6e. 
Avec cette obstination naturelle aux sentiments qui se 
nourrissent d'eux-m^mes et s'exercent dans le vide, Sylvie 
se passionna pour cette id^e qui souriait tout ensemble a 
sa tendresse et h son orgueil. Get amour qui ne vivait que 
de conjectures, qui ne «*appuyait sur rien que sur le souve* 



194 LA tlti t\i Pllocfes. 

nir des heuws rapides oil M. de Prasly avait etileVft sa 
feititne, et oft ils avaient 6chang*, dans leur voiture de 
voyage, tine expllt5ation vite interrompue, devint pRU h peu 
pouf Sjlvie quelqile chose de pareil h une oeuvre qu'elle 
eftt crtfie, h une toigme dont elle eftt tenu la clef dans sa 
blanche main. Elle s'y attacha chaque jour davantage 
comme ft un enfant qu'on aufait ravi h ses maternelles 
6treintes, sans qu'elle sAt s*il aVait pflri ou s'il existait en- 
core. L'image de George peupla d6sormais pour elle ces 
corridors sombres, ces appartements d6serts, ces all6es so- 
litaires, ces mftlancollques horizons ; mais ce n*6tait plus le 
George qu'elle avait connu, tacltume et timide, mome et 
inquiet; c'6tait un Vaillant capitaine, hardi, fler, expansif, 
magnanime, revenantk elle avec T^toile des amants dans le 
coeur et celle des hSros sur la poitrine. La belle enthou- 
siaste gardait pour ses heures de solitude ces ardentes r6- 
veries, ces rttdletlses esp6rances. Par un accord tacite , il 
n*6talt Jamais question de George entre elle et ses trois 
vieux amis. A mesure qu'ils apprenaient h la connaitre, h 
Fadmirer et h Talmer, lis s*6tonnaient de plus en plus que 
M. de Prasly eftt eii le triste courage de la quitter, et cet 
dtOntiement se teignait, chez chacun d'eux, d*une nuance 
particuliSre ft' chaque caractfere. L'abbfi Sorel, plus r6serv6 
par 6tat, et confident sacrfi des ressentiments de la vieille 
marquise, secoualt gravement la tfite, se bomatit ft esp6rer en 
Dieu et dans Favenlr. Maltre Ramignard, inliid aux aflfaires 
d'argent qui avaient tant pr6occup6 la flertfidu gentilhomme 
pauvre, prenait tin air capable, donnait ft entendre qu*il 
savait beaucoup et ne disait rien. Le docteur Bergier, an- 
cien chirurgien-major dans un rfigiment, et ayant gardfi 
de son premier fttat une brusquerie militaire, s'apitoyait 
Druyammetit m le sort de cette femme digne de porter 



BliCOllGiLIATIOIf. 195 

une oouronne et abandonnie dans un vieux ch&teau, ou se 
d^chatnait h huis-H^los contre les dtranges et impardonna-' 
bles lubies i6 ce man qui aurait iti Mre aux pieds de sa 
femmei et qui la d^laissait pour se battre contre les Kaby-' 
les. Mais un matin qUe le doctetir entr&it che£ madanie de 
Prasly h Theure du courrier, elle vint h lui, rcBil en feu, 
la physionomie anim^e d*une indgflnissabie expression dd 
joie, d'amour, d'angoisse et d'orgudil, et lui montrant ull 
journal qu'elle tenait h la main : — Voyez, docteur I liii 
dit-elle d'une voix Mmissante , il s'est battu cofnme un 
lion I... Il est offlder, il a la croix... le g6n6ral en chef Fa 
d6cor6 de sa main; i/est h Fordre du jour de Tarmto^.. 
Voyez I c'est bien luh c*est le nom que je porte et qu'il n'a 
pu mooter L..-^Et elle pressaitsurses lAvres cette froide 
feuille de papier. Ce jour4& le docteur comprit que tout 
n'^tait pas fini entre ces deux destintes, et, en sa quality de 
vieux soldat, il pardoniia h M. de Prasly. 

Dte ce moment avait commence pour la jeune marquise 
une vie strange, pleine de frissons et d'ivresses, de triom-^ 
phes caches, de frayeurs contenues, de flettds assouvies, 
d'altematives brftlantes de ddsespoir et de bonheur. Huit 
fois, pendant ces quatre ans, les bulletins de rarmie d*A^ 
frique proclamftrent le Horn de Geoi^ge, et il atteignit rapi- 
dement le grade de capitaine, h la suite d'actions d'^clat 
oti il paraissalt cherchei* la tnoH, et od la mort ne voulait 
pas de son h^ro'ique offratide. Qiiatid 16 detail de ces glo- 
rieuses audaces fut bien cdniib de Sylvie, quand elle en 
p6n6tra le mystfere, un sentiment terrible s'empara d*elle. 
Si M. de Prasly 6tait tUA, qui en set*ait la caiise? S11 allait 
au delii de toutes les bravoures, qtiel souvenir , quel cha 
grin le poussait h ces lflit)t1idehces? Ne pouvait-elle pas du 
moins le protSger centre de nouveaux perils, le sauver de 



196 ' LA FIN DU PR0GB8. 

Iui-m6me, lui 6crire pour le rappeler , lui adresser un de 
ces cris d^amour qui fl6chissent les coeurs et traversent 
rimmensit6 des mers? Uorgueil de Sylvie luttait encore, 
et il s'y m61ait un sentiment bizarre de pudeur et de m6- 
fiance. EUe'eilt voulu que George revlnt de lui-m6me ; elle 
se disait que le rfiveil de leur amour, de leur bonheur, se- 
rait plus comptet, plus d^licieux, si le retour de son mari 
n'^tait dtl qv!k lui seul , k sa tendresse vainement combat- 
tue. Elle se disait aussi que si, malgrS sa lettre, malgr6 
son appel et sa pri^re, George ne revenait pas, Tabime qui 
les s6parait deviendrait plus large, leurs blessures plus sai- 
gnantes, leur reunion plus difScile. Les semaines et les 
mois s*6coulaient ainsi , dans des variations cruelles, des 
resolutions toujours reprises et toujours bris6es, oil Tor- 
gueil et Tamour de Sylvie se d^battaient tantOt Fun contra 
Fautre, tant^t centre eux-m6mes. La revolution de f6vrier, 
en bouleversant de nouveau toutes les categories sociales, 
en menagant toutes les fortunes, en faisant subir a la bour- 
geoisie opulente de ruineuses represailles, en rendant plus 
dangereuse et plus triste la position de cette jeune femme, 
seule dans ce vieux ch&teau et entour^e d'une population 
remuante, semblait devoir aplanir bien des obstacles entre 
ces deux coeurs bless6s. Pourtant George ne revenait pas, 
et Sylvie hesitait encore. Mais Fabbe Sorel avait obtenu 
qu'elle ecrirait, et il 6tait venu, ce soir-lJi mSme, chez mal- 
tre Ramignard> s'occuper des moyens de veiller sur cette 
tete si chfere et de ramener un pen de bonheur sous ce no- 
ble toit. 

Telles etaient les situations respectives, tels etaient les 
trois hommes devant qui allait se trouver Edgard M^vil, et 
qui ressemblaient bien peu k ses amis du Jockey-Club. 

L*entree d'Edgard MSvil chez le notaire, qu'il trouva cau- 



REGOIfGILlATIOlf. 197 

sant avec s^ deux amis, ne leur fit pas pr^cis^ment Feffet 
du Deus ex machind, et m6me, pendant les premiers mo- 
ments, ils le consid6r6rent avec moins de sympathieque de 
surprise., Mais quand il leur eut racont6, le plios gaiement 
possible, ses m6saventures, qu*il eut le bon goAt tfattri- 
buer k une discussion politique , quand il leur dit dans 
quelle intention et avec quelle esp6rance il avait quitt6 Pa- 
ris pour aller trouver George et le ramener k sa femme, 
les trois Nestors de Prasly lui tendirent cordialement la 
main et applaudirent de toutes leurs forces h sa g6n6reuse 
pens6e. Uexpansion et la confiance se r6tablirent , et Fen- 
tretien se renoua au point oil Tavait interrompu la brusque 
arriv6e d'Edgard. 

— Avant tout, oil est mon oncle? que dit-on de lui dans 
ce pays-ci? demanda Edgard qui eikt bien voulu commencer 
ses questions par sa cousine, mais qui n*osa pas. 

Le front de mattre Ramignard se rembrunit : 

— Nous n*en savons trop rien, r^ponditril. M. Durous- 
seau, vous ne Tignorez pas, avait presque perdu , depuis 
quatre ans, Fhabitude de venir h Prasly ; cette villa qu'il 
avait tantaim^e lui 6tait devenue odieuse, pour des rai- 
sons... qu'il est inutile de rappeler. C6tait Andr6, son r6- 
gisseur, qui, depuis ce temps, dirigeait tout, moins bien et 
plus durement que lui, ainsi qu*il arrive toujours. Voici 
six semaines qu'Andr6 n*a plus regu un ordre, plus une 
nouvelle. Par le plus fd^cheux des hasards, sa caisse 6tait 
presque vide avant la fin de f6vri^, et M. Durousseau lui 
avait annonc6 un envoi de fonds pour le 1 «' mars ; ces fonds 
ne sont pas arrives. Andr6, eflray6 de la tournure que pre- 
naient les affaires, n*a plus os6 ou n'a plus voulu conti- 
nuer les travaux. Tr6s-peu aim6, k cause du soin qull a 
toujours pris d'etre rigoureux quand son maltre lui dit 






IBS LA FIR DV PROGifB. 

tffttrft etftCt) et dur quand il lui ordotine d'etre juste, mn 
impopularitd n*a pas manqtid de rejsuUir sur M. Diiroua- 
Beau Itil^mdme; et cette interruption de travauit sur les* 
quel6 la coihmuneet nos pauvrea comptaient annuell^nent 
pour ieur Iiiver) a produit un elFet deplorable. Nous ne n6* 
gligeonn lien pour pallier le mal et conjurer le p6Hl ; mais 
BOS T0k| dcout^es nagudre, sent mdconnueg aujourd'hul* 
n n'y avait d'aUleurs, dans ce pays*ci« que M. Durousseau 
dont la fortune fdt assef considerable pour servir, en ce 
moment, de contrepoids aux agitations et m% mgcontente^ 
ments pdpulaires. Tout est tranquille encore; malsvienne 
tine mauvalse nduvelie, un contrecoup des manifestations 
parisiennes, etnousavons tout^ craindre^.. 

M- Mais oti est mon oncle? Nl mon p^rdi ni moi n'avons 
Ift'dessus de renseignement positif . 

— Ah I voilft... reprit le notaire avec une trlstesse crois^ 
sante. Si Pott en croyait les tapageurs de Praaly-le-Neuf, 
monsieur votre oncle se serait enfui avec ses millions, et, 
ce qu*il y a de pire, c*est que des absurditSs pareilles trou- 
vent de« centaines d'lmb6dles pOUr y cfoire plus qu'Ji FB- 
vangilei... Ce que je suppose, ee qui me p&ralt indubita- 
ble, c*est que M. buroudseau, qui fiaisait avec la Belgique 
et surtout avec VAllemagne tfinormes affaires , se sera 
trouvi compromls dans quelque slnistre, h Bruxelles, it 
Vienne, ifiambourg, plus loin peut-fitre... II sera parti h 
rimprovlste, esp^rant, avec son activity et son hablletft or- 
dinaires, dominef les 6ven6ments | mais, cctte fois, les fiv6- 
nements auront 6ld plus forts que lui... Cette revolution 
qui fait le tour de TEtlrOpe Taura pOurstiivi partout oft il 
essaye de meltre la main pour prevenir une rume : il 
Taura retrouvfie au comptoir de ious ses correspondants 
beiges, allemands, hongrois, resserrant toua les credits et 



jma 



AicONGILIATION. 199 

brisant toutes les caisses. M, Durousseau est fier, ardent, 
tout d'une pi^ce : ainsi qu*UD conqu^rant c616bre, il croyait 
h son 6toile; tout lui ayait rSussi jusqu'^ prtsent, et les 
hommes habitues a commander aux ehoses ne sent pas 
plus disposes h leur obdir que les mattres li devenir do** 
mestiques. Inquiet, toQrment^, se ddbattant contre rim*« 
possible, ne voulant pas terire pour ne pas rbyil^ ^a d^* 
tresse, il sera rests dans quelque ville 6trang6re) attendant 
de jour en jour un argent qui n'est plus nulie part et une 
solution qui n'arrive jamais. Dieu veuille, si son malheur 
devenait plus complete plus dScisif > que sa raison y rSsis^ 
t&tl... 

Cette dernidre phrase de mattre Ramignard ftit dite avec 
une expression d'angoisse qui fit frissonner tldgard. En-^ 
fant gfttd de la fortune, paisible et oislf hSritier d'lin com** 
mergant retire des affaires depuis plusieurs annSes, il ii'a^ 
vait jamais entrevu les SventtialitSs terribles , les catastro* 
phes possibles du commeroe que comtne des kgendes lolti«* 
taines et tin peu fantastlques , bonnes h flgurer dans les 
joumaux avec les assasslnats et les comptes rendus de m6- 
lodrames. Sa sdcuritA personnelle, celle de ses pslrents et 
de ses intimes, n'en avalt jamais 6td troublde. Cette fois il 
se trouvait, dans sa famille mdme et dans la personne de 
celui qu'il avait toujours regards comme un fttfe silpS- 
pieur, en face d'utt de ces malheurs qui, atec TidSe de 
ruine, en apportent tine autre plus sinistre encore et plus 
sombre. Ainsi rien ne manquait aut legons qui s*6taient 
I)ress4es pour lui en un si court espace, et Edgard, en ces 
quelques jours, s'initiait mieux aux rSalitSs sSrieuses et 
tristes, que dans tout le reste de sa vie. 

II y eut un moment de silence ; puis MSvil reprit plus 
timideroent et d*une voix un peu tremblante : 



200 LA FIN DU PROCfeS. 

— Et ma cousine? 

A cette simple question, ces trois p&les visages parc^e- 
min6s et rid6s par T&ge, assombris par les anxi6t6s du mo~ 
ment, s'illumin^rent tout h coup, comme si un rayon ce- 
leste se tdi gliss6 h travers ces ombres. Par un sentiment 
de d^licatesse qui s'allie fort bien avec la simplicity de coeur, 
le m^decin et le notaire laiss^rent parler TabbS Sorel. 

— Monsieur, dit le cur6 k Edgard, madame la marquise 
de Prasly, votre cousine, est une sainte. Depuis cinquante 
ans, bientdt, que j'exerce mon minist^re, je n'ai jamais 
rencontre un courage, une bont6, une charity pareille. Nous 
sommes ici trois debris du temps pass6, qui ne parlous 
d'elle que les larmes aux yeux et en demandant au ciel de 
lui donner le bonheur ; trois invalides qu'ell6 a raffermis, 
consoles et rajeunis ; trois ouvriers fatigues k qui elle a 
rendu le goAt des bonnes oeuvres. 

En ^coutant ces paroles prononcies avec une onction 
p6n6trante, Edgard ^prouva une Amotion comme il n*en 
avait jamais ressenti. Gette femme dont un pr^tre lui par- 
lait ainsi, c'6tait celle que, par vanity, par ton, pour rester 
fiddle k son programme de don Juan ou de Lovelace, il 
avait song6 k sMuire et r6ussi k compromettre I La plupart 
des hommes ne sont ni compl6tement mauvais, ni compl6- 
tement bons ; il suffit surtout de milieux et de moments 
diffirents, pour que, du m^me coeur, monte aux 16vres le 
sourire qui raille, ou aux yeux la larme qui purifie. Les 
impressions successives par od Edgard avait pass6 depuis 
la nuit du i 2 f6vrier, ravaK'Jat merveilleusement dispose 
k cet instant solennel qui achevait de rompre avec son 
pass6 et de lui dieter ses nouveaux devoirs. C'6tait par la 
bouche d*un cur6 de village, d*un obscur v6t6ran du sa- 
cerdoce, qu'il entendait ce t^moignage rendu aux vertus de 



REGONGILlATlon. 2Ul 

celle qu'il avait offens^e par 16g6ret6 d'esprit ou d6soBuvre- 
ment de coeur. Uheure r6paratrice avait sonn6; pour la 
premifere fois depuis bien longtomps, Edgard sentit ses 
paupiferes s*humecter d*une de ces larmes qui lavent toutes 
les souillures, et cette femme qu*il avait jadis essay6 Mai- 
mer comme une maltresse, qu*il voulait d6sormais aimer 
comme une soeur, il Faima comme une sainte. 

Lorsqu'il fut un peu remis de cette Amotion que ses in- 
terlocuteurs respect^rent , 11 leur demanda si sa cousine 
courait quelque danger k Prasly. 

— ^Aucun jusquici, r6pondit M. Ramignard. II y a, dans 
les grandes crises populaires, une premiere phase oil le 
peuple est juste, oh il reconnaf t encore ceux qui lui ont 
fait du bien, et se plait h les rassurer, h les prot6ger centre 
lui-m^me. Mais cette phase pent finir d'un instant h Tautre, 
surtout s*il n*y a plus de travail et si les meneurs s*en m^ 
lent : la faim et les mauvais conseils, on m6ne loin avec 
cela une population pauvre et ignorante... 

— Mais ma cousine... madame George de Prasly ne 
pourrait-elle pas subvenir i tons les besoins? 

— Et avec quel argent? reprit brusquement le docteur 
Bergier ; je respecte et j*aime madame la marquise qui est 
un ange; j*aime et je respecte M. de Prasly qui est un 
brave; mais avec leurs raffinenlents de fiert6, tous deux 
me font parfois perdre patience... Oui, mon cher ami, 
laissez-moi parler, poursuivit-il maJgrfe M. Ramignard 
qui lui faisait signe de se taire : ce sont 1^ des d^licatesses 
qui, en s*exag6rant, finissent par faire le malheur de tout 
le monde... D*abord, M. le marquis a voulu rembourser, 
jusqu'au dernier sou, les avances quil avait regues pour la 
restauration du chateau. Pour cela, il a fallu emprunter, 
donner hypoth6que, et c'est autant d'6cus sonnants dont 



202 tA FIN DO ^ROGBS. 

on nepeut plus disposer... De son c6i6, madame de Prasly 
a vQlontairement rMuit la pension que voulait lui payer 
$on phT0, sous pri&texte qu*eUe auralt honte de la richesse 
et du luxe, pendant que son marl couchait au bivouac et 
mangeait du pdn de munition... Et puis, qui diable avait 
pr^vu eette maudite R6publiquef Tant que les choseg 
allaient leur petit train, nous nous tirions bravement d'af- 
faires... un sao de bl6 h celui-^oi, un panier de vin & celui- 
la, quelques bons de viande k un troisi6me, des mMica- 
ments h un autre, et avee cela, de bonnes paroles pour 
tous, madame la marquise n*6tait jamais en reste... Mais 
les gens oharitables ne sent pas plus privoyants que les 
prodigues... Ce sont les prodigues chf^tlens... Uabb^, vous 
n'avez pas besoin de hooher la tAte ; c'est comme j'ai Thon- 
neurdevous le dire... Si bien que notre ch^reet sainte 
dame est aujourd'hui tris^embar rass6e de continuer ses 
charitds, et ne pourrait nl payer les travaux, ni organiser 
des secours, ni former la bouohe aux mflcontentsl... 

--T De toute fagon, 11 faut un homme ici, et de belles 
moustaches de eapitaine n*y gftteraient rien ! dit doctoral^ 
ment le notaire. 

Edgard leur raoonta, non pas ce qu'il avait vu, ~ il nV 
vait rien vu d*une fagon bien precise, r— mais ce qu'il avait 
devinS en entrant au Caf6 de la Jeune-France; quel groupe 
y 6tait rfiuni; quelles voix menagantes 11 avait entendues, 
et comment il avait eu le bonheur de faire taire les voix et 
de disperser le groupe. II acheva en leur demandant ce 
qu'il Malt penser du nouveau maire et du nouveau pro- 
eureur de la H^publique. 

— Le gros Girard n'est pas mSchant, reprit mattre Ra^ 
mignard; mais c'est un sot, un parvenu, qui a fait quel- 
ques sacs d^^cus avec beaucoup de sacs de farine, et qui est 



- - — •->--. — — — — ■ — -^ »».»^^-j».«»- 



RECONCILIATION. 20S 

perauade que Id monde ne marche depuis soiKanle ans que 
pour donner aui meuniers enriohis la place des marquis 
ruin^s. Quant h Marius Floquet, c'est un vrai gibier de rd- 
volution, et de la pire esp^oe i Thabit noir r^pd, plus mal- 
faisant que la blouse et la veste. Si le p^re Girard et le ci- 
toyen Floquet sont les chefs de nos d6magogues, avant un 
mois ils aeront d6bord6s, et Us laisseront faire beaucoup 
de mal, le premier par sottise, le second par m^ohancet^... 
Ah I je le rdp^te, il feudrait un homme ioi, un homme 
dont Tattitude impos^t aux perturbateurs, relev&t le cou- 
rage des bons et surtout fit peur aux mauvais I... 

*-Mon cousin George! s'6eria Edgard avec un entrat- 
nement sincere... Qui, Monsieur, vous avei raison, et je 
vous le ramSnerai ! — Puis il ajouta h demi-voix et d'un 
air presque oraintif : — Avant de partir, ne pourrals-je pas 
voir ma cousine et prendre ses ordres? 

Les trois vieillards se regard^rent : ce fut encore Tabb^ 
qui prit la parole : 

•w Je crois, dit-il, avec cette gravity douce qui ne Taban- 
donnait jamais, qu*il n*y a aucun inconvenient k ce que 
madame de Prasly vous voie, et qu'elle a m6me probable- 
ment quelques recommandatlons h vous faire, quelques 
renseignements it vous donner : mais par 6gard pour son 
isolement, pour ses inquietudes, ne convient-il pas qu*elle 
soit pp^venue de votre visite ? Si vous le dSsirez, c'iJst moi 
qui me chargerai de ce soin. 

Edgard fut vivement touch* de cette initiative d^JJcate 
qui, sans se pr^ciser ni se trahir, allait au-devant de toutes 
les objections, rassurait tons les scrupules, 6cartait tons 
les ombrages. II s*inclina en murmurant quelques mots de 
reconnaissance, et le cur6 sortit. 

Pendant son absence, M^vil se souvint qull y avait en- 



204 LA FIN DU PROG&S. 

core on personnage sur lequel il avait n6glig6 de ques- 
tionner ses hdtes, et ce n'^tait pas celui qui avait le moins 
excite sa curiositfi : il leur demanda ce qu'il devait penser 
de Pierre Mourgue, leur raconta le service qu'il en avait 
reguy et ajouta en souriant que Pierre avait su se le faire 
bien payer. 

— Comment I ce vieux m6cr6ant a accepts vos cinq 
francs I dit imp6tueiisement le docteur Bergier : alors il 
faut qull soit plus rapace, plus avare que son aieul Har- 
pagonl... 

— Ou que ce qu*on dit de ses myst6rieuses richesses, 
de ses tr^sors enfouis, soit une fable, comme je Fai sou- 
vent suppos6, fit le notaire. 

— Mais enfln, que dit-on? 

— Voici : Mourgue, qui a plus de quatre-vingts ans, 
6tait le fils d*un ancien serviteur des Prasly : le marquis 
Maurice, le grand-p6re de M. George, Tavait emmen6, 
presque enfant, en Am6rique od il fit la guerre de rind6- 
pendance; le marquis y fut tu6, et Mourgue revint en 
France, vers \ 786 ; d6s cette 6poque, on pr6tendit que son 
maitre, avant de mourir, lui avait confi6 une somme d*ar- 
gent k rapporter h Prasly, et que Mourgue Tavait gard6e. 
Ge ne fut jamais prouv6, et il est probable que la marquise 
n'en crut pas un mot, car elle choisit Pierre Mourgue pour 
son m6tayer jusqu*^ la majority de son fils. Malheureuse- 
ment, le jour od celui-ci atteignait sa vingt et uni^me an- 
nte, la Revolution 6clata, et il fut forc6 d*6migrer avec sa 
vieille m6re. Que se passa-t-il au chateau pendant son 
absence? Totals un enfant alors, et je ne Fai pas bien su ; 
ce qui est positif , c'est que Mourgue, au plus 'ort de la 
Terreur, acheta, pour quelques milliers de francs, payfe en 
assignats, une maison, des terres,^un moulin, bref, assez 



fir' -T*?-i=Titff;k-^i ^ '^ v-— " 



RECOFfClLIATIOlV. 205 

d'immeubles pour faire jaser. Quelques ann6es s*6coul6- 
rent; on apprit vaguement que madame de Prasly et son 
fils Adalbert avaientpass6 en Polognele temps de leur Emi- 
gration, et qu*ils y avaient endur6 toutes les privations de 
la pauvretE. Quand on commenga a parler de leur prochain 
retour , Mourgue , qui 6tait devenu propri6taire , parut 
tout h coup en proie h une agitation strange. Le bruit cou- 
rut que de fausses speculations Tavaient ruin6, qu'il 6tait 
oblige de vendre ses acquisitions rScentes ; en effet, on le 
vit bient6t mettre en vente pr^s, maison et moulin, et quand 
le marquis Adalbert revint, son ancien r6gisseur n*avaitplus 
un pouce de terre au soleil. M. de Prasly alia le voir, et, 
s*il faut en croireles r6cits dealers, ily eut entre le marquis 
et Mourgue une sc6ne terrible, ou F6migr6 qui tfavait plus 
retrouv6 ici que les quatre murs et quelques lambeaux de 
ses domaines, r6clama de Pierre un d6p6t que celui-ci 
affirma n*avoir jamais regu. Quoi qu*il en soit, pour d6- 
toumer les soupQons ou peut-^tre parce qu*il etait rede-, 
venu pauvre, Mourgue reprit le sac et la besace, et se remit 
au travail comme un simple journalier, forc6 de gagner son 
pain. Quelques ann6es aprfes, le marquis Adalbert mounit; 
sa m6re Tavait depuis longtemps precede dans le tombeau ; 
il ne resta plus ici que sa veuve, celle que nous avons vue 
mourir il y a quatre ans, et dont M. George est le second 
fils ; — raln6 est mort mis6rablement, un peu apr6s la 
revolution de Juillet. A repoque dont je vous parle, vers 
4846, ce fils atne touchait a peine h radolescence, et 
M. George 6tait encore au berceau ; les souv£:iirs de la 
grande Revolution commengaient h s*affaiblir; plusieurs 
des temoins oculaires avaient disparu, et ni la marquise, 
ni ses deux fils ne semblaient plus s*occuper de Mourgue : 
lui-meme venaitde perdre sa femme, et n*avait plus qu'un 



206 LA FIN DtJ PR0GB8. 

ills hgi de huit ou dix ans. II cessa de travailler, et »e fit 
b&tir, k deux lieues d'ici, au bord de cette route que vous 
venez de parcourir et sur un morceau de terrain qui n'est 
pas de notre commune, une maison ot bien peu de gens 
8ont entrSs. n y vivait avec Ticonomie la plus stricte, en-* 
▼oyant chez les fr^res de Ftoole chritienne son flls Antoine 
qui grandissait et s'annon^it bien. Les mauvais bruits qui 
avaient couru sur son compte, se dissipaient avec le temps. 
Seulement on ne pouvait s*empdcher de trouver, sur sa 
figure, dans son langage, dans ses allures, quelque chose 
de bizarre. On assurait qu'il £tait hallucin^, qu'il courait 
la nuit dans la campagne, qu'on avait entendu dans sa mai* 
son des bruits effrayants, et les plus superstitieux de nos 
paysans se signaient devant sa porte. Pourtant, ces nou- 
relles rumours seraient probablement tomb^eg, si, it la 
surprise gin^rale, on ne s'^tait aperQU que son fite, it rae- 
sure qu'il avanQait eb ftge, devenait sombre et inquiet 
comme lui. Lorsqu^arriva le moment oik Antoine dut tirer 
h la conscription, tout le monde croyait que son pdre trou^ 
yerait bien dans sa paillasse quelques vieux louis pour lui 
faire un rempla^nt ; non seulement 11 n'en fut rien, mats 
Antoine qui tira un bon num^ro, s*engageatrois mois apris. 
Mourgue, dit-on, cria et pleura beaucoup pour Ten empd* 
Cher, mais rien n*yflt; lejeune consent n'en partit pas 
moins, laissant Pierre seul au monde, dans cette maison 
triste et nue. On ne manqua pas d*en conclure qu'il 6tait 
malheureux avec son p6re, ou pcut^tre qu'il avait dicou- 
vert quelque coupable secret. Dcpuis lors, le vieux Mourgue 
a v6cu plus retir6, plus sauvagc, plus bizarre que jamaig; 
ne perdant jamais pourtant une occasion de gagner nn feuu 
he n^gligeant rien pour faire croire quil est pauvre, mais a 
certains moments, laissant ^chapper des paroles confuses. 



d 



RECONCaiATION. 207 

mystfirieuses, attributes par les uns a ses remords, par les 
autres h son cerveau d6rang6. Aussi le pays est-il plein de 
gens persuades, — et notre bon docteur est du nombre, — 
que Mourgue a vol6, dans le temps, le marquis de Prasly, 
qu'il a enfoui son argent, et qu*il se 16ve la nuit pour lo 
compter... 

— Et Antoine ? demanda Edgard. 

— Oh ! il a fait son chemin ; nous 6tions, lorsqull s*enga- 
gea, au commencement de nos guerres d'Afrique : Antoine 
savait lire, 6crire et compter; il s'est conduit, en maintes 
circonstances, avec une grande bravoure , et il est k pr^ 
sent chef de bataillon « . . 

^ Et mon cousin George Ta-t^-il rencontrSen AfriqueT 
Le notaire allait r^pondre, quand Tabbd Sorel rentra : 

— Madame la marquise de Prasly, dit-il k Edgard , sera 
heureuse de vous recevoir ; mais elle desire que ce soit en 
ma presence... 

M^vil comprit que cette precaution de sa cousine dtait 
un dernier reproche, un dernier souvenir du pass6, rap- 
peie avant rentier pardon; il se r^signa, etdit it rabb6 
Sorel : 

— J*allais vous le demander. 

lis s'achemin^rent vers le cb&teau, lesportman convert! 
soutenant de son bras la marche du vieux curd* 



208 LA FIIH DU PROCisS. 



VI 



Eie Ramean d'ollvier. 

Au bout de dix minutes , I'abbS Sorel et son jeune com- 
pagnon arrivaient au chateau de Prasly . Edgard 6tait 6mu, 
mais d'une de ces Amotions douces qui laissent en paix les 
passions mauvaises et ne font vibrer que les plus no- 
bles facult^s de r^me. Ayant eu autrefois pour sa cousine 
un de ces sentiments coupables ou futiles avec lesquels 
joue la 16g6ret6 du monde, s'accusant d*avoir troubl6, si- 
non son coeur , au moins sa vie , revenu depuis quelques 
semaines h de meilleures pens6es et anime du vif d^sir de 
r6parer le mal qu*il avait fait, Edgard acceptait d'avance, 
comme une expiation m^rit^e, comme une preparation h 
son rdle de m6diateur et de messager, cette entrevue avec 
Sylvie oi il 6tait clair que sa vanit6 soufifrirait. Ce sacrifice 
d*amour-propre, cette abdication du Lovelace et du dandy 
pass6 a retat debon mari et debon parent, quilui eussent 
6tb p6nibles sur le th^&tre ordinaire de ses succ^s et dans 
ces salons habitues h Tapplaudir, lui devenaient doux et 
faciles dans cette nouvelle atmosphere od ils semblaient 
k raise, comme dans leur cadre naturel. Edgard n'^tait 
pas poete; il eAt bien ri, deux mois auparavant, avec ses 
amis, et m^me avec sa femme, si on lui eAt parl6 de Teffet 
que pent produire, h certains moments , un clair de lune 
caressant de sa p&le lueur une coUine gris&tre et un cha- 
teau deiabre : il etiX renvoye cette decoration meiancolique 



J 



REGONCILlATIOIf. 209 

au Diorama on au romantisme poitrinaire de 1826. Et 
cependant, en montant avec le vieux pr6tre la c6te qui 
conduisait h Prasly, il s'abandonnait h son insu k Timpres- 
sion de ces objets ext^rieurs qui r^pondaient h T^tat de son 
ame. Le ventdu nord, f rais et piquant^ avait balay^^'orage 
dont les derniers lambeaux, accroch6s aux escarpements 
lointains des montagnes du Yivarais , s'y teignaient d'une 
blancheur iris6e. La lune, d^gag^e de tous ses voiles et 
nageant dans un ciel pur , d^coupait , comme dans une 
gaze argent^e, la silhouette des rochers^ des arbres et des 
maisons. Sa clart6 paisible et discrete se posait langiiis- 
samment sur la brune fagade du ch&teau , pareille k un 
cygne voyageur, pr^t h reprendre son vol vers les regions 
6th6r6es. En se retournant, le regard errait sur la valine 
endormie, sur le village, dont les derniferes lumi^res, 
s*6teignant Tune apr^s Tautre , laissaient peu k peu le 
paysage se masser dans Tombre et Tobscurit^. Mais cette 
ombre 6tait transparente, cette obscurity diaphane, et elles 
parlaient k imagination ce langage du mystere et de Tin- 
fini qui remue les plus insensibles. Edgard, marchant au 
bras du cur6 qui respectait son silence, et ^levant ses yeux 
vers Prasly, dont quelques fen^tres 6taient encore 6clai- 
r^es, se disait tout bas que la Providence r^paratrice n'avait 
pu choisir une heure plus favorable, une compagnie plus 
sainte, un lieu plus propice, pour lui rappeler ce dont il 
devait se souvenir et effacer ce qu*il voulait oublier. 

On les introduisit dans le petit salon qui servait de par- 
loir, et, un moment apr^s, madame George de Prasly vint 
les y trouver. 

M6vil et elle eurent peine k r6primer un cri de surprise; 
et, si une penste d'orgueil et de vanit6 mondaine eAt pu 
se glisser parmi les Amotions de cet instant, je dois dire 

6*** 



210 LA FIN DD PROClS. 

que la surprise de Sylvie eAt 6iA beaucoup moins flatteiise 
que celle de son cousin. Ce merveilleux , ce Brummel joli 
garQon, ce L6tori6res du faubourg Saint^-Honordt qui avait 
fait admirer pendant dix ans h une gdn6ration attentive le 
veloute de son teint , le noeud de sa cravate et la coupe de 
ses favoris, reparaissait devant sa cousine poudreux, fati- 
gue, en costume de voyage, et embelli d'une grosse cica- 
trice qui le pr^destinait aux rOles de grognards et de vieux 
marins k rhumatismes. Mais 11 faut rendre justice k M6vil : 
ce premier moment qu'avait redoutd son amour-propre 
s*absorba pour lui dans le premier regard qu'il jeta sur 
madame de Pradly. 

II lui sembla que cette beautfi souveraine qu'il croyait 
connattre, se r^v^lait k lui sous un aspect nouveau et mille 
fois plus frappant. Lui aussi retrouvaiten un cadre assom* 
bri, dans un pauvre petit pafloir, k la clart6 d*une mo- 
deste lampe d'albfttre, celle qu'il avait vue, quil revoyait 
dans ses souvenirs, iblouissante de parure au milieu des 
enchantements du plus brillant salon de Paris, Quelle 
diflfSrence pourtant! Cesquatre annftes avaient imprim^ k 
la beauts de Sylvie ce double sceau de souffrance int6rieure 
et de grandeur morale qui est aux traits du visage ce que 
rftme est au corps. Les chagrins fatigueftt et vleillissent; 
une vie saine et monotone efface parfois Texpression et 
vulgarise la physionomie. Mais quand une tristesse pro- 
fonde, m616e de tendresse et d*esp6rance, s*unit, chez une 
femme jeune et belle, au contentement intime d*une con- 
science purifl6e par le devoir et rafrafchie par la charity, 
elle devient alors la femme complete, c*est-a-dire la plus 
parf^lte creature que Dieu ait donnte au mondei La fai- 
blesse et TobSissance fSminines, malgrS leur douceur et 
leur charme, portent en elles je ne sals quelle id6e dinffi- 



mScONGILfATION. 311 

• 

rioiit^ relative qui Ote h Tamour quelque chose de sa gran^ 
deur : mais quand una femme n6e avec une &me alti^re et 
un caract^re impdrieux, s*assouplit et se fait humble h 
r^cole du malheur qui la frappe ou de Famour qui la sub- 
jugue, rien n'est comparable aux enchantemente de cette 
nature d'autant plus avide de se soumettre qu'elle se sen* 
tait faite pour commander. Ajoutez h, ces adorables in-* 
fluences ce myst^rieux et invincible espoir que Sylvie gar* 
dait constamment au fond de son coeur, et qui faisait da 
chacune de ses joum6es quelque chose de pareil h ces 
heures oft la jeune £pouse , agitde d'un trouble inconnu, 
attend T^poux de ses rdves, et vous comprendrez que sa 
beauts fAt arrivte h son point de splendour idtelOi comme 
ces perles & qui chaque vague et chaque souffle d'orage 
apportent, en passant, plus de transparence et plus d'6clat. 
La vue seule de sa cousine fit plus encore pour Edgard 
que n'avaient fait toutes les reflexions sages, toutes les 
legons p^nibles, recueillies depuis quelque temps. Malgr^ 
les vices de son Mucation, malgr6 ses habitudes de raille- 
rie et de galanterie mondaine, il lui sembla qull 6tait 
transport6 dans une sphere sup6rieure od, pour ^tre 
6cout6 et toUri » il fallait 6voquer le sursum corda des 
vrais enthousiasmes et des vraies croyances. II tressaillit 
comme un artiste profane, mais dou6 de I'instinct du beau, 
dcvant une de ces toiles oft Fra Angelico peignait la Vierge 
douloureuse avec une foi celeste ; il s'inclina comme un 
calfichumfene qui retrouve, h quelques ann6es de distance, 
Vo^jet de ses blasphemes devenu Fobjet de son culte. Sans 
la* presence du vieux cure, il fdt tombe h genoux devant 
Sylvie, lui demandant son pardon comme la plus divine 
des faveurs, son amitie comme le plus precieux des biens. 
Elle ne lui laissa pas le temps de s*abandonner h sa silen-^ 



212 LA FIN DU PBOCisS. 

cieuse extase, et lui tendant cordialement la main, elle lui 
dit avec une simplicit6 charmante : 

— Merci, mon cousin, d*avoir pens6 k une pauvre re- 
cluse. On est heureux, dans des moments comme ceux-ci, 
de revoir des figures amies ; quand vous 6crirez k Laure, 
remerciez-la de vous avoir laiss6 partir et assurez-la de ma 
tendre amiti6. '^ 

A coup silr, Edgard aimait beaucoup sa femme ; mais 
peut-^tre ne songeait-il pas h elle en ce moment. II devina 
que sa cousine Tavait nomm^e d6s sa premiere phrase 
afin de la placer entre elle et lui, de bien constater qu'il 
n*6tait plus, ne pouvait plus 6tre pour elle que le fils de 
M. M6vil et le mari de Laure, et de lui faire entendre, par 
cons6quent, que tout le reste 6tait, non-seulement par- 
donne, mais aneanti. 

lis 6chang6rent alors ces propos ordinaires entre pa- 
rents qui se revoient aprfes une longue absence : — se don- 
nant des nouvelles des personnes de leur famille, efQeu- 
rant des noms propres, 6veillant des souvenirs. La voix 
d'Edgard tremblait un peu ; celle de Sylvie 6tait calme et 
ferme. Mais elle ne pr6tendait pas au sto'icisme : quand 
son cousin lui demanda ce qu*elle savait ou ce qu*elle sup- 
posait de M. Durousseau, elle fondit en larmes ; puis, sur- 
montant sa douleur avec une remarquable 6nergie : 

— Mon cousin, dit-elle, je vais vous donner une grande 
marque de confiance ; monsieur le cur6, vous savez que je 
n'ai pas de secret pour vous. J*ai roQu ce matin quelques 
lignes de mon p6re, et elles m'ont bris6 le coeur. 

La lettre de M. Durousseau, 6crite sur une table Jau- 
berge, 6tait datee d*un petit village d'AUemagne ou il avait 
*^^t& forc6 de passer une nuit : elle 6tait alarmante dans son 
laconisme : 



RECONCILIATION. 213 

« Ma chfere Sylvie, 6crivait-il h sa fiUe, je quitte Vienne, 
od la faillite de la maison Rammer, d^clarSe depuis quinze 
jours, me fait perdre prts de deux millions, et je vais a 
Francfort oi j'ai h recouvrer une somme considerable au 
comptoir de Fritz-Hermann KoUer. Si cette somme me 
manque, je suis moi-m6me h d6couvert vis-k-vis de Bruo- 
ken et C® de Bruxelles, et je tfai plus aucun moyen de 
faire face au sinistre... Yoilkun mois que je soufifre des 
tortures inouies... Ahl j*avais mis Ik trop de confiance, 
trop d*orgueil ! j*6tais trop sCir et trop fierde cette fortune, 
mon ouvrage!... Moi qui me croyais in6branlable, moi 
dont la signature edt suffi au budget d'un prince alle- 
mand... qu*a-t-il fallu pour me renverser? un souflBe r6- 
volutionnaire passant sur TEurope... Adieu, ma fiUe, priez 
pour mon honneur ; priez pour ma ralson : priez pour ma 
vie. » 

— Et dire que personne, en ce moment, ne pent le se- 
courir J s'6oria Edgard. 

— Je ne saurais pas m6me 06 aller le trourerl reprit 
douloureusement madame de Prasly ; et puis ma place est 
ici : George reviendra bient^t, je le crois, je le seiis, j'en suis 
sAre ; et il faut qu*il me retrouve h Prasly et non pas ail- 
leurs... 

— Oui, ma cousine, je vais le chercher I dit Edgard avec 
feu ; et maintenant que je vous ai revue, maintenant que 
je sais ce qui Tattend ici, je suis certain de vous le ra- 
menerl 

II pronouQa ces paroles avec un enthousiasme si sincere, 
ce t^moignage d'admiration dtait si bien d^gag6 de tout 
compliment, de toute arrifcre-pens6e, que Sylvie ne songea 
pas un instant h s'en effaroucher : ce n'^tait Ik pour elle 



214 LA FIN DU PROGfiS. 

qu'une voix de plus^ lui disant qu'elle dttut digne de Tar- 
mour de George, qu'elle pouvait encore le rendre heureux, 
at cbacune de ces voix n'Stait que T^o de son propre 
(XBur. 

— Edgard, . reprit-ellei j'accepte votre prSftftge, et j*ao 
cepte YOtre offre ; oui^ partez, ramenez-moi George. Entre 
gens comme nous, rien ne doit 6tre vulgaire, et il me 
semble que c*est bien h vous que la Providence a dd r6se^ 
ver ce rdle de m^diateur et de messager. 

— Comme penitence? fit Edgard d'un air d'enjouement 
qui excluait toute idto offensante, 

— Comme reparation, comme oeuvre de bon parent, 
comme titre s^rieux h mon amiti^, r^pliqua Sylvie avec 
une gravity douce. 

La, malgr^ son Amotion, Tex-beau out une Ugbre re- 
chute. 

— H61as ! dit-il Jt sa cousine d*un ton de gaietS un peu 
forcto, la Providence fait tout bien, et j'ai maintenant, 
comme on dit au th6&tre, le physique de I'emploi... 

-— Ahl mon oousiol je ne Tavais paa vul dit madame 
de Prasly. 

Tout 6tait dans ce mot t ni pour elle-m6me, ni pour son 
mari, ni pour son pass6, ni pour son avenir, elle ne voulait 
qu'il flit dit qu'Edgard avait pu 6tre dangereux et qu'il 
avait cessA de Tfitre. Edgard, k Titat d*attentif ou d*amou- 
reux, n'existait pas pour elle, et elle ne voulait pas qu'il 
eti jamais exists. Orgueil ou vertu, conscience de sa force 
ou omnipotence de son amour pour George, il lui eAt ^ 
sembl6 odieux qu'une cicatrice it la joue,** la perte d'un 
agr6ment ext£rieur, eAt comptd pour quelque chose dans 
la situation de son cousin vis-tt-vig d'elle, dans la sienne 
vis-ii-vis de son mari« 



RECONCILIATION. 215 

M6vil, dans son triste metier d'homme h bonnes for- 
tunes, avait acquis assez d'exp6rience des femmes pour 
saisir au moins quelques-unes de ces nuances. II se r6si- 
gna de bonne gritce, et murmura avec un accent de fran- 
chise qui, cette fois, venait du fond de Fftme : 

— ma cousine ! quelle leijon d*humilit6 tous venez de 
me donner t Bile ne sera pas perdue... 

En ce moment, Tabb^ Sorel intervint : 

— La nuit avance, dit41 en souriant; madame la mar*-* 
quise est devenue trop matinale pour qu'il ne soit pas 
indiscret de la faire yeiller trop tard : M. M6vil n*a pas de 
temps h per dre ; il voudra sans doute aller reprendre de- 
main matin !e bateau h vapeurd' Avignon... D'ici lit, je lui 
oflfre rhospitalit^ au presbytSre. 

Edgard s'inclina en signe d'assentiment* 

Puis, se totimant -vers Sylvie, le cur6 poursuivit avec 
une sorte d'autorit6 paternelle : 

-^Madame la marquise lie devait-elle pas confier k 
M. M6vil une Icttre pour M. de Prasly? 

— Vous le voulez ? dit Sylvie dont les nobles traits se 
couvrirent d'une Ugkve rongeur. 

— Oui, madame, oui, je le veux... Oui, mon enfant, il 
le faut, ajouta tout has le vieux prfitre, redevenu presque 
confesseur. 

II y eut encore un court moment de combat int6rieur ; 
la flertS, Tamour, la pudeur, je ne sais quelle crainte 
feminine de manquer le but en le d^passant, se peignirent 
tour Si tour sur ce beau front oil n'avait jamais rien passfi 
de banal ni de coupable. Puis, prenant son parti avec sa 
vaillance habituelle, Sylvie marcha droit h un coflfret en 
laque de Chine pos6 sur une table, dans un coin du par- 
loir; elle Fouvrit h Taide d*une petite clef qu*elle portait 



210 LA FIN DU PROC&S. 

sur elle, ct, en montrant Ic contenu a TabM Sorel et h 
M^vil, elle dit h celui-ci avec une confusion charmante qui 
rembelUssait encore : 

— Tenez, mon cousin ! ne choisissez pas ; prenez au 
hasard celle que vous porterez h George. 

II y avait Ih des centaines de lettres ; depuis longtemps 
Sylvie Scrivait k son man tons les jours ; seulement ses 
lettres ne partaient pas ; elle Faimait trbp 1 elle avait trop 
peurl 

— Vous pouvez prendre celle que vous voudrez, le 
m6me sentiment les a inspires toutesi reprit-elle. Puis, 
comme Edgard, 6mu, stup6fait, h6sitait h toucher ces 
pr4cieux papiers, Sylvie prit dans le tas une lettre, et, 
aprfes I'avoir cachetic, elle la remit k son cousin. 

— Portez-lui celle4^, lui dit-elle; elle parlera pour 
toutes les autres. Dieu fasse qu*elle sqit le rameau d'olivier 
qui ram^ne ici la paix et le soleil 1 

Un feu clair brAlait encore dans la cheminto du petit 
salon. Sylvie, d*un geste rapide, saisit alors toutes les 
autres lettres qui restaient dans le coffret et les jeta dans 
le feu, od elles se consum^rent en un moment. 

— Que faites-vous IJi, ma cousine? dit Edgard d*un ton 
de reproche. George n'eiit-il pas 6t6 bien heureux un jour 
en lisant ce que vous venez de briiler? 

— Soyez tranquille, mon cousin 1 r6pondit-eile avec la 
s6curit6 d'un grand coeur; ce que je lui Scrivais Ik^ je 
saurai bien le lui dire. 

Un sentiment d*envie passa comme un 6clair dans I'^me 
fiaichement convertie d'Edgard : malgr6 toute sa bonne 
volont6 retrospective, il ne pouvait se dissimuler qu'on ne 
Favait jamais aim^ ainsi. Sa fatuity mourante se consola 
en se disant que chaque homme ^tait probablement de;^ 



RECONCILIATION. 217 

tin6 i rencontrer ici-bas sa somme d'amour ; qu'il avait eu 
la sienne en oionnaie, et que George aurait la sienne en 
lingot. 

LUnstant des adieux 6tait arrive ; d6j^ Edgard s*inclinaU 
devant sa cousine, et lui tendait la main pour prendre 
cong6. Sylvle TarrSta d*un mouvement ^nergique, et lui 
dit avee un incomparable melange d'imotion et de dignity : 

— Non, mon cousin, ne partez pas ainsi 1 

Le curS la regarda avec surprise; Edgard eut un instant 
de frayeur : il craignait que sa cousine ne rappel4t le pass6 
pour mieux le lui pardonner, et ne donnd,t h son pardon 
une forme trop precise, trop solennelle: mais FAme en- 
thousiaste de Sylvle ^tait h miUe lieues de ces vulgaires 
pens6es. 

— Non, dit-elle, dans un temps comme celui-ci , quand 
tout, au loin et autour de nous, est p6ril, trouble, menace, 
6pouvante; quand on ne salt pas, en se quittant, si Ton se 
retrouvera dans ce monde, on ne se quitte pas ainsi, entre 
parents, entre gens qui s*aiment... Edgard, vous 6tes un 
enfant dusifecle... vous avez toujours 6t6 trop heureux, 
trop enivr6 de succfes, de ffites et de plaisirs, pour songer 
s6i ieusement h ce Dieu qui ne se r6v61ait h vous que par ses 
bienfaits... Votre mfere 6tait pieuse, mais vous Favez perdue 
trop tot pour qu'elle pAt vous apprendre h croire et k ado- 
rer... Aujourd'hui Dieu nous frappe tons; il^ous punit de 
notre frivolity, de notre liidiff<6rence ; il nous ch^tie dans 
nos affections, dans notre orgueil, dans notre fortune, dans 
nos proches, dans notre patrie... Vous partez/ vous allez 
traverser la mer, courir peut-6tre quelques dangers, vous 
m61er peut-6tre un moment aux hasards de cette guerre, 
oil mon George expose chaque jour sa vie... Aliens, Ed- 
gard 1 une bonne pens^e ! une pens^e pour ce Dieu qui 



I 



^^ 



218 LA riN DU PROGBS. 

.nous entend et nous protege 1 A genoux, Edgaid, derant 
ce saint pr^tre dont la vie s'est consume en ddvoftments 
obscurs et sublimes : sa b^nMiction vous rendra fort et 
Tons rtooBciliera mienx ayec TOus-mAine qus toutes let 
paroles homaines I 

Une puissance Invincible terrassa Edgard : c'Mait la 
derni^re d^aite dn Sicambre : lo dandy, le mui, Fh^ritier 
coquet et vemi des Damis et des MMcades tomba k ge- 
noux devant un vieux cur£ de village, et le cur6 de village 
le h&mU 

— Et maintenant, partezl dii prtcipitamment Sylvie 
qusmd il se neleva; vous ^s digne de porter le rameau 
d'olivier. Ramenez-moi George, et je vous aimerai comme 
une soeur 1 



VII 



lift ¥eUle des AmiMU 

C*6tait la nuit, — une ntdt de printemps en AMque, 
cabne et belle, poitiqiie et itoil6e. Deux officiers franQais, 
dont les bumons blancs s'estompaient dans Tombre trans- 
paiente k tavers des massifs de Itntisques et d'aloes, tra- 
vers^^it silenciensement. un jardin ob s'encadrait uoe 
petite maiBon de construction arabe, dans le^ environs de 
L... On devait faire le lendemain Tassaut de la ville, et les 
deux officiers, qui itaient all6s effectuer une reconnais- 
sance, rentraient dans cette maisonnette, qu*on leur avait 



. i 



RiG0ffC1Ll*iTI0T9. 219 

assign^ pour logement, alln d'y goiter quelques heures ' 
d'lin sommeil rapide, entre les fetigues du jour et le com- 
bat du lendismftiii. 

Mais le temps ^tail^si beau, Fair si doux, les Stoiles si 
briOantes, im< tel souffle de m^lancolique grandeur planait 
sur la campague endormie, que tous deux, d'un commun 1 

accord, au liea de se jeter sur leurs lits de camp, mon- ] 

tkvent mv la ferrasse qui servait de toit et dominait le 
paysage. lis se fireut apporter leurs cWbooqueiS, et, quand 
la braise fougie se fut allumde comme un oeil de Cycl6pe 
sur le richaud parfum^, quand les longs tuyaux d'ambre 
se mirent k exhaler leurs blanches spirales de fum^e, 
quand ils eurentcong&lid leurs plantons de service pour 
jouir plus paisiblement de cette solitude et de ce silence, 
leurs coeurs'8*ouvrirenl sous rinfluence de ces grands spec- 
tacles de la nature orientale, que la guerre r^ausse encore 
de ses Amotions violentes, et ils ^changftrent k demt-voix 
quelques paroles amies. 

lis appartenaient tons deux Si ce 14* 16ger qui, sous les 
ordres du colonel T..., conquit une si belle place dans les 
fastes de nos guerres d*Afrique. Le plus avanc6 en grade, 
— il 6tait chef de bataillon, — semblait k peine exercer 
une 16g6re autoritS sur son compagnon, qui n'dtait poui> 
tant que capitaine et avait dix ans de moins que lui. Un 
observateur attentif edt m6me pu dScouvrir dans les ma^ 
nitres et le langage du supftrieur parlant k son subor- 
donn6 une nuance de respect et de d6f6rence, entrem616s 
i'une vague et inquidte tristesse, faite pour 6veiller la cu- 
riosity. 

--'Eh bieni capitaine, dit le chef do batadHon, point de 
nouvelles de France? 

-^ Aucune, mon commandant, que par les joumaux. 



220 LA FIN DU PROGES. 

qui sont peu rassurants. Ah 1 beureux qui n'a laiss6 Ik-bas 
ni int^r^t, ni affection, ni souvenir I Heureux qui n'a plus 
ou n'a jamais eu d'autre patrie, d'autre famille, d'autre 
horizon que ce camp dont nous apercevons les lumiires 
^parses dans la plaine, et ce drapeau qui se d^ploiera de- 
main aux premiers rayons du soleil \ 

— George, vous soufifrez, et depuis deux mois une nou- 
yelle angoisse est venue se joindre h vos peines, reprit le 
commandant d'un ton de doulonreuse tendresse. 

— Oui, Antoine, oui, je souflfre, reprit le capitaine, pro- 
fitant de Texemple de son chef pour ^changer le langage 
de la hierarchic centre celui de Famiti^ ; je souffre, et k 
qui pourrais-je me confier mieux qu'k vous, qui, dte le 
premier jour, avez 6t6 pour moi un guide, un appui, uq 
Mre atn^? h vous qui avez tendu la main au pauvre cons- 
crit arrivant avec ses Epaulettes de laine, et n'avez m6nag6 
aucune occasion de le mettre en Evidence? h vous, k qui je 
dois d'etre aujourd'hui capitaine, sans autre mErite que 
d'etre de votre pays et d*avoir fait mon devoir? 

— Je vous en conjure, ne parlons plus, ne parlous jamais 
de cela 1 interrompit Antoine qui semblaitEprouver un sen- 
timent pEnible pendant que son jeune compagnon EnumE- 
rait ses titres h sa reconnaissance. 

— Oui, je le sais, poursuivit George avec une expression 
d'aflfectueux reproche ; vous ne voulez pas que je vous re- 
mercie... II y a des moments oii Ton dirait que ma grati- 
tude et mon amitiE vous gEnent, que votre coeur se ferme 
k moi tout h coup comme pour cacher quelque mystEre.... 
Ah 1 ce mystEre, quel qu'il soit, ne pent 6tre, j*en suis 
siir, que noble comme votre ftme et irrEprochable comme 
vous! 

Antoine tressaillit et porta la main h sa poitrine comme 



RECONCILIATION. 221 

s'il eAt voulu comprimer r^Iancement de qnelque secrete 
blessure ; puis il dit d'un air plus calme : 

— Ne parlous pas de moi, mais devous... Cette souf- 
frauce int^rieure qui vous consume depuis quatre ans, et 
que j*ai devin^e, elle a redouble, n*est-ce pas ? depuis ces 
iv^nements terribles qui agitent et menacent notre pays T 

— Cest vrai, dit George sans hfesiter. Vous m'avez trop 
bien compris pour que j'essaie d^sormais de ri^ vous ca- 
ches II y a quatre ans, lorsque je quittai ma femme, mon 
chateau, ma terre natale, tout ce qui aurait pu encore me 
rattaeher h la vie, lorsqu'une force irresistible me prit sur 
le cercueil de ma m6re pour me jeter sur cette plage afri- 
caine oA vous m'avez accueilli et relev6, j'6tais soutenq par 
deux gardiens cruels, mais sArs : la douleur et Thonneur. 
Ma m£re 6tait morte, et j'accusais de sa mort les dichire- 
ments intimesqui avaient suivi pour elle mon mariage... 
Je me sentais bumili6, outrage presque par cette famille 
opulente qui avait cousu son or h ma pauvret^. II n'en 
fallut pas davantage pour me couvrir d'une double armure, 
el me dieter la resolution supreme qui m*a conduit jus- 
qu'ici. Maintenant, bien des choses que je croyais irr^vo- 
cables ont 6ib modifiees ou ebranltes par cette vie de soldat 
oil j*accomplissais de nouveaux devoirs, oA un honneur 
nouveau se r^veiait k moi... Un doute que je n'avais pas 
pr^vu, que je n*aurais jamais cru possible, s'est glisse peu 
& peu dans mon coeur comme une ombre ou comme ufie 
clarte : je me suis demand^, avec un melange bizarre de 
surprise, de remords, de trouble, presque de joie, si ce que 
j'avais appeie Thonneur n'etait pas de Torgueil, si ce qui 
avait 6tA d'abord la douleur, n'6tait pas de Torgueil aussi, 
— Forgueil d*un dfeespoir st6rile qui n'avait voulu cber- 
cber qu*en lui seul sa p&ture et son tourment 



222 hk FIN DU PROCiSS. 

— Uhoimeurl Forgueill 11 est done possible de leg con- 
fondrel murmura ABtoine airec uiie tristesse poigoante 
doDt George oe poavait p^B^trer tautela myst^rieuse amer- 
tume. 

— A present, continua ce dernier, toutes les coaditioDs 
sent chang^es, et mes ressentiments, s'ils persistaient en- 
core, se soDt absorb^s daas eette catastropbe immense qui 
cbaoge la face du pay$. Ceux dont les drains m*Uvaient 
irrit6y sent humili^s& leiir tour... Quand ma pens4& me 
reporte vars ceGhd.teau que j'ai fui, ce n'est pins une 
femme elegante et fiire que j'y reteoove, wat lenme a la 
mode, se jouant de mes souffrances, JK)iiriant k un fot et 
proclamte reine par ce moade qui me raiHe ou me m^ 
prise... Non ! c'est une f^nme Isolde, sans aqppm, sans de- 
fenseur, une lemme qui peut-^tre a besoiii 4e moi, et qui 
n'ose pas me t^dre les bras de peur d'^lre repooss^e 1 6on 
p^re n*est plus cet bomme imp^riein: et sup^be, exer^ant 
dans toute sa plenitude la dictatuve de rargent» et relisant 
ses biU^ de banque k trayers iles dtebimies de mes vieox 
parcbemins : o'est un n^gociant, un industriel, teras6 
peut-^tre dans le d^sastre uniyersel, et se Yoyant assez pr6s 
de sa mine pour devenir mon Sgal... 

— Qui, chacun a successivement sa part des lopms de la 
Providence I dit Antoine comme se parkmt k lui-m^me. 

— Celle-lk, reprit George, semble jn'dtre euYoyde tout 
expr^s pour co^urotuner les qnatre jois qui liennent de 
transforms ma vie... F«mr les ocBiursiUloftr^s comme pour 
les coupaJdes, il n'y a pas de plus salutaire apprentissage, 
pas de r^g^a^ration plus puissante que ce noble metier des 
armes, on f&me se revfit d'un uniforme comme le oorps. . . . 
ou disparaissent toutes ees categories, toutes ces distinc- 
tions socialesqui aigrissent et divisent, oil il n'y aplus ni 






BEGONGILIATIOIV. 223 

gentilhomme, ni roturier, ni riche, ni pauvre, mais un 
soldat... un soldat marqu6 au front et au coeurpar la pa- 
trie, cette mfere fficonde qui a le m6me amour pour tons ses 
enfants I 

En pronongant ces parties avec un martial enthou- 
siasme, George de Prasly ressemblait bien peu k ce timide 
jeune homme que nous ayons vu, au commencement de 
notre P6cit, si triste, si mal pr6par6 au bonheur, si mSflant 
des autres et de lui-m6me. La pens6e qu'il venait d'expri- 
mer r^pondait sans doute aux sentiments inthnes de son 
compagnon, car Antoine, se levant k dcmi, iui prit la main 
et la Iui serra. Puis il Iui dit ayec cette tendresse mfilanco- 
lique que nous avons A6]k remarqu6e et qui excluait toute 
id6e de curiosil6 indiscrfete : 

— George, tous ne m"avez pas dit encore tout ce que 
j*ai lu dans votre coeur... Vous aimez votre femme, vous 
Taimez avec passion... Me suis-je tromp6? 

— Oui, je Taime comme un insens^, je f aime chaque 
jour davantage, rfipliqua George k voix basse, mais avec 
une Amotion qui faisait vibrer tout son 6tre. Vous le savez, 
Antoine, les veiBes de combat disposent les Ames les plus 
contenues k Vexpansion et aux confidences : eh bien ! oui, 
je Faime, et depuis quatre ans que je me d6bats centre cet 
amour, je n'ai fait que I'enf oncer plus avant dans mon 
CiBur comme un trait enflamm^. . . mon ami 1 que Fhomme 
est une miserable et infortun6e creature I Quand j'6tais 
pr6s d'elle, je ne savais rien dire pour m'en faire aimer. 
D'injustes rancunes , d'indignes soupgons , de pitoyables 
m^fiances s*6tend2dent sans cesse entre mon bonheur et 
moi, assombrissaient mon front, scellaient mes Ifevres et 
donnaient parfois k mon affection un air d'indiffSrence ou 
m6me de haine... Aujourd*hui, un ardent souvenir m'em- 



224 LA FIN DU PROCtS. 

porte h ses cdt^s... Je m'agenouille en esprit devant cetto 
fem>uie qui e$t mienne, qui porte mon nom, dont la beauts 
est mon tr^sor, et (jui a eu le droit de me croire stupide ou 
insensible I Je la revois dans mes songes dix fois plus belle 
qu'elle ne m*est jamais apparue... Pour un seul de ces 
moments que je passais pr^s d'elle mome et silencieux, je 
donnerais maintenant dix ann6es de ma viel... Antoine, 
nous livrons Tassaut demain matin... Si je suis tu6, si 
vous me survivez, oh I promettez-moi d*aller en France, 
d'aller dire h Sylvie k quel point je Tai aim^e !... 

— Mais vous-m6me, dit Antoine, entrain^, h son tour, 
par les confidences de George, si vous me voyez tomber 
mort sous les balles des Arabes, et si vous avez, comme je 
respire bien, le bonheur de me survivre, promettez-moi... 

II s'arr^ta brusquement, comme si une riv^lation ter- 
rible se Mt tout k coup flgte sur ses l^vres. 

— Eh bien ! mon ami, parlez done 1 s'^cria George avec 
feu : falliit-il, pour accomplir vos volont6s, aller k FextrS- 
mit6 de la terre, vous savez que je vous appartiens de corps 
etd*&mel 

Antoine n'eut pas le temps de r^pondre. lis entendirent, 
en ce moment, un bruit qui venait de la plaine et qui se 
rapprochait d'eux; ils regardferent k travers les arbres et 
les arbustes dont les masses opaques s'arrondissaient k 
leurs pieds, et ils virent des lumi^res s'avancant comme 
des feux follets dans la direction de la maison : puis, le 
bruit devenant plus distinct, ils reconnurent le pas de cinq 
ou six ehevaux retentissant dans la nuit. Les qui vive ? 
des sent^nelles s*^chang6rent, un l^ger cliquetis annonca 
que rop\,<)rtait les armes, et, au bout de quelques secondes, 
un groupe de cavaliers envdopp6s de leurs burnous, s'ar- 
r^ta devant la porte. 



• • • . 

' • • .. 



•mt m ^^^^^mm JMJU|,iJt^».,;^-W _Jii.jN.^. 



RECONCILIATION. 225 

George et Antoine se hfttferent de descendre dans la 
chambre qui devait leur servir k la fois de salon et de dor- 
toir; on apporta des flambeaux, et ils attendirent les h6tes 
nocturnes qui leur arrivaient ainsi k rimproviste. 

G'6tait le g^n^ral M..., avec quelques officiers de son 
6tat-major ; ils acoompagnaient un voyageur frangais, v6tu 
en bourgeois, qui, apr^s un instant d'hteitation, courut 
au capitaine George, et lui dit avec une Amotion profonde 
qui faisait trembler sa voix : 

Capitaine... mon cousin... ne me reconnaissez-vous pas ? 
Je suis Edgard M6vil ; je viens vous donner des nouvelles 
de personnes qui vous aiment et que vous aimez... 

L*h6sitation de George fut encore plus courte que celle 
de son cousin. Sa figure un peu p&le se couvrit d'une vive 
rongeur; il sembla m^me pr^t h faire un pas en arri^re : 
mais se remettant aussitdt, il tendit la main k Edgard, et 
lui dit avec une simplicity cordiale : 

— Cest vous, mon cousin I Soyez le bien-venu. 

Le g^n^ral M... ^tait un homme d'une haute naissance 
etd*une magnifique renomm^e militaire. II avait connu 
M6vil a Paris, dans le monde et au club, etil s'6tait form6 
entre eux une de ces liaisons qui, sans ^tre pr6cis6ment des 
amities, en portent quelquefois le nom. Peut-^tre quelques 
6chos des salons £taient-ils arrives jusqu'^ lui, k T^poque 
ou George de Prasly avait perdu sa m6re et s'^tait engage 
comme simple soldat dans un de nos regiments d*Afrique. 
Le fait est que le g^n^ral, aussi noble de coeur que de bla- 
son, attir6 d*ailleurs vers George par ces affinit^s de race 
qui faisaient jadis de tons les gentilhommes de notre France 
une seule et mtoe famille, avait vou^, d6s Tabord, un in- 
t^r^t proiond et sympathique k ce consent de vingt-huit 
ans, n'ayant rien voulu garder de son naufrage que le droit 



396 LA FtK «c f socks. 

de motirir sous runiforme. nTaraM constamment suivi du 
r^ard, eaos que M. it Praety pM se doater de cette pro- 
tection inriuble, et c'6tait ii hii aatant qu'au cbaleurenx 
accueil da commanftaiit AnlMDe qoe George avail dA de 
pouvDir, eo peu id'aini^ se distingneF par des actions 
d'^clat et moDter rapidement en grade, fin arriva»t h Al- 
ger, Edgnrd HkrS, bien reoseigii^ d'ailleurs, avait eu la 
]»DDe idM de s'adreflser au gSo^ral M. .. CelDi-d, ptacA par , 
le gouvemeur t la t^le de la eourle exp^diOon qui aRajt 
fintr par ie siige et t'assaut de L..., arait parfaitement regu 
son ancietme connaistasce de wbisth et d'Op^ra. Une con- 
versaticffi aseez confideotielle ponr mettra le g^n^ral au 
coarant de )a sitnatioD, aTait signal^ cette premiere en- 
trevue. Ddgard in^tait (ur la n^cessit^ nrgente du retour 
de George'eo France : h la snite de cet entretien, le g^s^ral, 
qi« fi'itait fait fi)rt d'obtenir un cODg6 poor George et que 
Ton attendait sous les murs deL... pour donoer I'assairt, 
avfutvouhi senir lui-m^e de guide & Edgard, et le con- 
duire anprSs de son cousin. 

— Capitaine Prasly, dit-il a?ec one dignity affectneuse, 
H. H^vil, mon ami, a beaneoup h canser avec vous, et je 
vais voQS Icussffl* ensemble. 0ri cong£ voos est accord^ ; 
vous pourriez r^mrtir, k I'instanI m^me, pour la France, 
si TOUs le TOuliez... Mais, je tous connais; tarrt qu'fl j 
aunt nn grain de poudre i brtler id, et on p6rfl k courir, 
le monde raitier vous rappellemt, que tous ne partirie2 
pas... Cestbien, c'esttr6s-bien, etjevoislilecomraandanl 
qui est deTOtreaiis. L'armfefranpiises'honoredecoinptei 
dans ses rangs des hommes tels que tous. respire blen 
que demain soir nous serons -maltres de cette vieille forte- 
resse arabe qui nous a d^Jt coflt^ trop de temps et de 
sang... Ce sticctej dont je sois stir en yoqs regardant, ler- 



REGONGILIATiaif. 227 

minera la cwnpagne. Mors, capitaine, vous serez libre. 
George et son commandant Antoine ^taient debont, ^cou- 
tant les paroles da gitediul avec im respect calme qui n'ayait 
rien de servile. M. de Prasty s'inclma en signe (f oMis- 
sance et de remepciemenl : le g^n6ral poursniyit : 

— Voire CGiffiin, H. Edgard M^l, a demand^ a prendre 
part a la journee de demain en quality de Tolontaire ; je 
Taime trop poor hii refuser cetle partie de pkdsir. Yons lui 
montrerez te cheimn, je n'en dis pas daTantage. Adieu, 
messieurs : f ai OTcore quelques ordres h donner, et puis 
ui^ couple tfheures k dormir. Nous nous retrouverons 
demain oA inoos savez, et que Bien protege la France 1 
Monsieur le marquis de Prasly, oubliez un moment la dif- 
ference des grades, et faites-moi un grand honneur : au 
lieu de me saluer comme votre chef, embrassez-moi coiiime 
votre ami. 

Georgese ppftcipHa dans ses bras : des larmes mouilterent 
ces mariiales panpidres qui ayaient vu bien des fois la mort 
sans se baisser, 0t un instant fipr6s, il n'y eut plus dans la 
chsonbre que George, Edgaard et le commandant Antoine. 

Quand mtoe un reste de rancune eut surv^cu dans 
quelque secret repli du coeur deM. de Prasly, cette sc^ne 
edt tout effac6. Pffeent^ de cette fa^on et lui arrivant en 
cette compagnie, Edgard emportait d'embite sa confiance 
et son araitife. Anssi, «e fut avec une expression de s^r^nitt 
affectueuse que George lui dit en lui montrant le comman- 
dant d'un geste amical : 

— Mob cousin, je yous prisente mon chef, mon bicn- 
faiteur, mon ami, le commandant Antoine Mourgue. 

— Mourgue ! r^6ta Edgard avec un tressaillement invo- 
lontaire, et sans s'apercevoir que son exclamation et sa 
surprise pouvaient sembler ^tranges au chef de bataillon. 



1 

i 



S28 LA FIN DU PROCfcS. 

— Oui, Mourgue, reprit George avec line gravity qui 
ressembiaii presque h un reproche ; c'est le nom d*un habi« 
tant de notre pauvre Vivarais, que j'avais entendu pronon- 
cer quelquefois dans mon enfance, sans me douter que le 
fills de celui qui le portait serait un jour mon meilleur ami. 
Jamais nom ne fut honors par un plus grand courage et 
un plus grand co^ur. 

Pendant ce dialogue, le visage du commandant s'6tait 
convert d'une pd,leur affreuse. II paraissait lutter avec plus 
d'angoisse que jamais centre cette secrete torture qui d^jk, 
h plusieurs reprises, avait pr6occup6 M. de Prasly. Mais ii 
se contint par un 6nergique effort, et sans autre indice de 
son Amotion qu'un l^ger tremblement des l^vres, il dit k 
George : 

— Mon ami, je vous dirai comme le g6n6ral : vous avez 
beaucoup h causer avec M. M6vil, et, parmi vos confidences, 
il en est plusieurs sans doute qui exigent le tMe-k-t^te. Je 
vais m*^envelopper dans cette couverture et descendre au 
rez-de-chauss6e od je trouverai bien un coin pour dormir. 
II est plus de minuit : dans quelques heures, nous eaten- 
drons la diane, et vous viendrez me r6veiller. 

A ces mots, toujours triste et calme, il sortit de la cham- 
bre, et George et Edgard se trouvferent seuls , face h face. 

— Avant tout, dit Edgard M6vil, heureux peut-^tre de 
saisir tout d*abord cette diversion, qu*est-ce que ce com- 
mandant Antoine Mourgue? Que savez-vous de lui? 

— Ce que je sais ? reprit George : Antoine est le flls d*un 
pauvre cultivateur de mon pays, possMant pour tout biem 
une maison au bord de la route du Pon^Saint-Esprit k 
Prasly. A vingt-un ans, ne pouvant se r6soudre k la vie 
de paysan et entrain^ par une ardente vocation militaire, 
il s'est engage ; il avait un peu d'instruction, et, grdce a sa 



RECONCILIATION^ 229 

bonne conduite et a sa bravoure, il est devenu chef de ba- 
taillon. II n*y a rien Ih de bien extraordinaire... 

— Oui, mais dans ses maniferes, dans ses allures vis-k-vis 
demons, n*avez-vous pasremarqu6 quelque chose d*6trange? 

— Quand j'arrivai au regiment, Antoine Mourgue n'etait 
encore que capitaine, et un heureux hasard me fit entrer 
dans sa compagnie. Mon nom, quand il le sut, produisit 
sur lui un efiFet que je n*ai pu m*expliquer. On etlt dit que 
je lui faisais peur, et qtfen m^me temps une force irresis- 
tible Tattirait vers moi. Souvent ma presence le troublait ; 
sa voix, quand il me donnait un ordre, n*avait plus la fer- 
mete du commandement, ou bien elle devenait brusque et 
dure pour me cacher son Amotion. Mais je ne tardai pas h 
m'apercevoir que, sous ces variations bizarres, se cachait 
un profond intSret pour moi. C*est i lui que je dus de fran- 
chir rapidement ces premiers pas qui, dans notre metier 
comme dans tons les autres, sont les plus dif&ciles et les 
plus longs. En dix-huit mois, je fus caporal, sergent, ser- 
gent-major, sous-lieutenant, et cela k la suite de rapports 
ou le capitaine me faisait toujours valoir, et d*occasions 
brillantes dont je n'aurais peut-^tre pas profits sans lui. 
Une fois que je fus oflScier, nous devtnmes amis, et Antoine 
put, sans enfreindre la discipline, me parlerparfois coeur 
k coeur. Cette amitie m^me avait, de temps h autre, un 
caractere singulier. II y avait des moments oti rinf6rieur 
semblait presque intimider son sup^rieur, et ou son front 
se detoumait de moi comme s'il etlt eu quelque chose k 
craindre ou Si cacher. Lorsque nos grades se rapproch^rent, 
et que nou? filmes tout h fait famiUaris6s Tun ^ Vautre, 
j'essayai de le questionner : en lui exprimant ma recon- 
naissance pour tout le bien qu*il m*avait fait depuis mon 
entree au regiment, je lui demandai la cause de cette subite 



S5D LA riN BU pnocis. 

bieDTeiUance et aussi de ce& Inzarreries que favats soo^Biit 
remarqu6e&. Mes^ questions parurept iui causer uu doulou- 
reux embarras, ^ il me r^poudit vaguanent que mes pa- 
rents avaient autrefois rendu des services aox siens. If'a- 
percevant bient6t que mon insistanae lk<4essQs bii ^tait 
tr^s-p6nible, je me dis que je serais un ingrat de Faffliger 
davantage pour satisfaire ma curiosity. Je ne rinterrogeai 
plus, excepts dans ees rares moments oil une ciicoiistanee 
particuliire, un danger prochain, une Amotion ressentie en 
conunun, ammiaientenire nous un besom d'expansionetde 
confiance... Cette nuit, par ex^ple, au^moment oA vous 
dtes arrive, j*ai cm que le commandant Antoine, entratnS 
par nos mutuelles confidences, aUait me r^61er un secret.. . 
Mais quel que soit ce secret, je sok bUt que, s'il le con- 
. c^me» il ne peat 6tre qu'bonorable. 

— Et s*il eonceniait son p&ne? reprit Bdgard, qui en 
rapprochant ce rtoit de ses piopres soOTenirs, croyait en- 
tfevoir la T^rit^. Si son p6re, pendant la Rivolution, avait 
d^pouill6 le vdtreT Si ce crime, k demi cachi ou conlestedde 
pour ie public, 6tait proovi pour le fib 7 S'il e'6tait r6f ugi6 
dans les camps et dans la Tie de sotdat, pour kiTer cette 
tache origineUe, pour ^chai^r h cette aicessit^ borrible 
de condamner et de mi^pria^ son fibiel Si YirOibttt qu*il 
Yous a tdnioign6» le bien qu*il a youIu voiis faire, Ataient 
encore un eftet de la mteie cause, d'un dteir de d^mh 
ration ^ivears voire race et votie ncm? Alors peut-^tie, 
€e qui vouB a sembl^ dtrange^ trouverast son explication 
naturelle. 

Et Edgard raconla a sodi coisin les details de sa renr- 
contie avec Pierre Mourgue, et les renaeignements qn'on 
Iui avait donnis sur ce bizarre persoaaagft. -Gi^asgty s^As 
Tavoir ^coutt, Iui ditavec douceur : 



BiBoaiiciiiiAirtoN. lot 

•— Si oda est^ &i yrainikent Antoiiie a eu qudque chose a 
r^parer en vers moi, il s'est loyalement aoquilt^ de sa dette, 
et mon estime jponrlmdemeureiirtacte... Oublions! Ou- 
blioDs I Que tons ces imtaats sonveEnirs dispandssent dans 
ta nnit dii pass^ li Spoliateurs on victimes, oppTesseara ou 
apprim6$, n'ont ptus id qa'une m^me descendance: des 
enfants d'une mdme patrie, des soldats d'un mdrne dn^Maa . 

•^ Yoilk de belles 6t bonnes paroles I s'^eria Edgard ; 
ellea sont ¥iaie& aujdurd'faiii surtovl que noos sommes toos 
frapp^ desmdmeaangoisses^meiiaQte des-m^mesmalheors. 

— Yous m*apportierdes; mnifeQes de France ? dit-Oeorge 
que ces demiers^ mots ramendF^t aux r^alitfe du moment. 

Et une 6matio& ardente se peignit sur son o^le visage. 

— Qui, mon cousin ; elles sent tristes, reprit M6yil, hod 
moins ^mu. 

— M. Dutonsseaa ? ctociianda George qui, ne so^geant 
qa'h Sylvie, n-osa pas la nommer. 

— Mon oncle est ruin^, et ce qu'il y a de plus horriWe, 
e'est qu'un malhjBur plus grand que la vuine, plus grand 
que la panvrelS, paralt suspeodu sur sa IMe. Atteint pai* 
plusieurs failtiUBs, il ignore 8*il pourra lui-^n^me Mre faae 
ases engagemefifts^'etGOthomme qui, il y a deux mois, 
remuait par douzaines <les millions des autares el les siens, 
amrait aujoord'bui beaoiii de cent miUe francs pour conju- 
rer un d^agtve, >qu6 ni mosi p&re, m moi, ni aucun de ses 
CKHifr^res nepouxrait les lui prdter... M ! si jamais on a jm 
accuser mon iOBde d'etre fier de sa fortune, il expie ce tort 
d'une fa^^ bi<m eraielle, et KxaoBL qse 6on orguell a pu 
froisser, seraient, fan sols str^ les premiers h lui par* 
domiert 

— Je le (Stiifi, dit H. dePrasty qui sentait s*6vanoiiirl6s 
demiers vestiges de ses lieux ressBitimaUs. Puis, nS&p- 



233 LA Flir DU PR0Gk8. 

missant sa voix, il ajouta avec un calme que dimentait le 
feu de son regard : 

— Et madame de Prasly... ma femmeT 

— Je venais vous chercher de sa part, dit H^vil. 
George fit un mouvement qu*il r^prima aussiMt. Pendant 

un instant plus rapide que r6clair, son ceil se fixa sur 
Edgard comme s'il eftt voulu percer i jour les plus myst6- 
rieux replis de son coeur. Edgard soutint ce coup d'oeil 
scrutateur avec une dignity triste et douce qiii persuada 
George mieux que les protestations les plus passionn^ ; 
et d^S'lors, sans ^changer d'autres questions ni d'autres 
riponses, une certitude instinctiye dit h ces deux hommes 
qu*ils 6taient dignes de s^entendre et que rien ne les sepa- 
rait plus. 

— EUe est h Prasly ? vous Favez vue ? dit George sans 
que le plus 16ger grain de m^fiance se m^l^t k cette demande. 

— Qui, mon cousin, je Fai vue, en presence de Fabb* 
Sorel, r6pliqua M^vil. 

Et sans attendre un nouvel interrogatoire , il retraga, 
avec cet accent de ir6rit6 sur lequel nul ne saurait se m6- 
prendre, tout ce quil avait vu, entendu, appris, au village 
et au ch&teau. II essaya de peindre, dans la modeste maison 
de maltre Ramignard, prfeente au souvenir de George, ces 
trois pieux et charitables vieillards, encourages et recom- 
penses par Sylvie dans leur sainte et laborieuse t&che ; cette 
emulation de charite fecondee par sa charmante influence ; 
cette aureole de vertu et de bonnes oeuvres rayonnant au- 
tour de cette noble figure, et la protegeant centre la me- 
chancete des Jieneurs revolutionnaires. Puis son recit, 
anime et colore pen h pen de son emotion invincible, pe- 
netra dans le ch&teau meme, promena la pensee de George 
dans ces sombres corridors oix elle errait si souvent, et le 



RECONCILIATION. 23o 

fit entrer avec lui dans ce petit parloir oft Sylvie Tavait 
regu. II la lui montra, seule, r6sign6e, courageuse, v6tu^ 
de deuil comme au premier jour de leur separation, plus 
belle mille fois qu*au milieu des fdtes, et attendant son mari 
avec une tendresse silencieuse qui n'en 6tait que plus pro- 
fonde ; il flnit par le mot qu'avaient r6p6t6 h Fenvi le docteur 
et le notaire, et qui r^sumait pour Edgard les impressions 
de cette visite : « Cest une sainte 1 » 

Pendant qu'il parlait, avec un enthousiasme qui ne 
cherchait pas h se d^guiser, M. de Prasly se remettant du 
trouble et de la surprise oti I'avait jet6 la brusque arrivfe 
de son cousin, le consid^rait avec plus de sang-froid, et il 
6tait vivement frapp^ du changement accompli dans toute 
sa personne. Trop identifiS avec la vie de soldat pour faire 
beaucoup d'attention h la cicatrice qui d^figurait Edgard, 
George s*en pr^occupait moins que de Fattitude sMeuse, 
du langage sympathique, de F^motion respectueuse et sin- 
cere de ce s^millant dandy qu'il avait connu si l^ger, si 
goguenard, si persiffleur, si dispose h prendre pour devise 
le nil mirari d'Horace. Mais s'il ^prouvait cette impression 
en regardant et en 6coutant M^yil,' celle qu*il lui causait 
n'^tait pas moins vive. M^vil se demandait si c*6tait bien 
1^ ce gentilhomme r&p6, taciturne, inquiet, d^pays^ dans 
les salons 6Ugants qui Faccueillaient en intrus , embar- 
rass6 de sa contenance aupr^s d*une femme qui F^crasait 
de sa beauts et de ses triomphes. Toute cette triste d6- 
pouille du vieil homme avait disparu. Le gentilhomme 
d6class6, abattu, 6teint, s*6tait relev6 sous F6paulette. L'es- 
prit chevaleresque et guerrier que George avait regu de ses 
anc^tres, mais que, faute d*aliment et d*emploi, il avait 
refouie dans son coeur pendant les mornes ann^es de sa 
jeunesse inactive, s'^tait tout ii coup ranim^ et 6panch6 



S34 LA FIN »U PROCis. 

comme une scarce f^cond^e par Forage, h la premiere 
.boufiFte de ce nouvel air qu'il respirait k pleins poumons. 
11 semblait grandi d*uiie coud6e, tant il 7 avait d'^nergie 
dans ses traits, de k^met/k dans ses gestes, de d^dskm 
dans ses allures. Son visage h&M par cm glorieux soleik, 
par oes salubres fatigues qui endurcissent le corps et re- 
trempeut Fftme, offrait oe type martial, popularise par la 
peinture, mais ennobli par je ne sais quelle distinction hi- 
r^ditaire qui faisait songer tout ensemble h Marengo et h 
Fontenoy. Oui, c^itait bien I^ Tb^ritier d'une de oes ?ieilles 
races mllitaires dont te g^n^reux sang a pam se tarir du 
moment qu*il n^a pu se r^pandre h flots pour le roi et pour 
le pays I 

Ces observations rapides, ce muet ^bange de reflexions 
et de surprises, ne fut perdu ni pour George, ni pour Ed- 
gard. Tons deux sentirent redoubler Festime et la con- 
fiance qu'ils slnspiraient Fun h Fautre et qui, cbez Ed- 
gard, se nuan^ent de respect. Le milieu od ils se retrou- 
yaient ^tait si different de celui oh lis s'6taient rencontres, 
et eux-mdmes diflKraient si eompl^tement du souvenir 
lointain qu'ils s'^tatent Iaiss6, qu'il leur sembla que tout 
devait fttre nouveau dans leurs relations et leurs senti- 
ments. Les demiers nuages se dissip^rent, et ce fut sans la 
moindre arri^e-pens^e que George, tendant la main h 
Edgard, lui dit, doucement ^u : 

— Et madame de Prasiy,.. Syivie... votre cousine... ne 
vous a rien dofin^ pour moi? 

Pour toute r^ponse, M6vil tira son portefeuille, y prit 
une lettre soigneusement cachet6e, et ta remit h son 
cousin. 

George Touvrit, regarda par basard la date, et ne put 
rSprimer un cri de surprise : 



-f- 



BdconCILIATION. 235 

— Mais, difrM, cette kttre a deux ans 1 £Ue est datte 
d'ayril ^846 ; que signifie...? 

— Cela sigmfie, mon cousin, que votre femme you& 
^oriyait tous lesjours, que ses tettres itaient toutes r^u- 
nies dans im caBssAy et qu'elle 6tait si stlre que toutes yous 
exprimaient la mdme tendresse, trahissaient la m^me dou- 
leur, reufermaient la m6me esp^rance , qu*elte n*a pas 
TDulu choifiir ; .11 iui a suffi de mettre la main dans son 
tr^sor et de tous envoyer la premiere peiie que cette main 
a rencontrfe. 

— Quoi I elle aussi ! elle aussi ! s*6cria George dont Ics 
traits rayonnirent d*amour et de joie. Et, sans essayer de 
lutter contie la noble ivresse de ce moment, 3 coumt h 
son porte-manteau, en d^boucla les courroies , dt , ouyrant 
un ndoessaire de vcrjfage ferrn^ k clef, il y saisit une bras- 
s6e de tettres qu^il rtpandit dang la cliamlnre en s'^criant : 

— Tenezt moi anssi je hii icrivais... sourent... bien 
soQi?ent... cbaqne mtte de combat, chaque lendemain^ 
chaque fois que mon pauvre ggsqt avait bepoin de s*ou- 
vrir t Je lui foriTaia sur mes genoux, au crayon, des bil- 
lets infannes , mais qui lui pariaient tous le m^me Ian- 
gage, qui tmis M disaient ma tendresse, ma douleur, 
mon espair de mourir ici , avec son souvenir pour mon 
dernier bien, son image dans mon 4me, son nom sur mes 
Ifevres I 

George pronon^ oes paroles avec ime exilHation si son* 
Teratne, que H^il en tressaillit oomme h rapparition d*un 
numde incoonii dont 'il ne devait pas franchir le seuiL 
Slnclinant h demi devant son cousin , il lui dit : 

— Ah t jamais daix dtres ne furent plus dignes Tun do 
Tautrel Jamais deux cceurs ne furent mieux feits pour se 
compiendi^et pour s*aimer 1 



236 LA FIN DU PROGES. 

George se rapprocha de la table, et, pendant que M^vil 
se tenait discrfetement h I'Scart pour que rien ne g6nftt Y&- 
motion de cette lecture, il lut la lettre de Sylvie. 

Yolci le contenu de cette lettre, vieille de deux ans et 
jeune comme un amour qui ne doit pas finif j; 

« George, mon George , je vous 6cris ce soir, comme 
hier, comme demain, comme toujours... Leseul sacrifice 
que je puisse faire h votre orgueil... au mien peut-^tre, 
est de ne pas vous envoyer ces lettres qui vous rappelle- 
raient. 

» Qui, je le crois, c'est notre orgueil seul qui nous s6- 
pare : votre sainte et malheureuse mfere m*a pardonn6... 
quoi ? je n*en sais tpop rien : le trouble que j'avais apport6 
dans sa vie... la douleur de n'6tre plus seule k remplir vo- 
tre coeur... les momes et silencieuses m^fiances qui s'6- 
taient 6levtos entre elle et moi... Elle m*a pardonn^ avant 
de mourir ; Tabb^ Sorel le salt, et j*ai d'ailleurs senti ce 
pardon s*abaisser sur moi comme un rayon de cl^mence 
c61este... Vous, George, vous 6tes bien sftr... oh I oui, 
bien sAr que pas une pens6e coupable ne s*est gliss^e dans 
mon ^me; que le bruit, F^clat, les succis du monde ont 
pass6 sur mon front sans y laisser de trace, comme ces 
nuages qui courent sur Fazur des lacs sans en troubler la 
surface, sans en atteindre le fond... Vous en 6tes sAr, et si 
quelque calcuoanie inf&me est arriv6e jusqu*& vous, le coeur 
de mon George est un sanctuaire au seuil duquel viennent 
expirer le blaspheme et le mensonge..* et pourtant nous 
sommes s£par6s 1 

» Oh ! notre orgueil I notre orgueil 1 Si vous saviez, 
George, avec quelle joie f6brile je d6chire te mien pour 
vous en offrir les lambeaux I Si vous saviez to^t ce qm je 



RECONCILIATION. 237 

r6ve, h quel prix je voudrais vous ramener Si moi I C*est 
cette odieuse richesse qui a creus6 un ablme entre nous... 
Dites-moi , cet argent qui vous ofifusque, voulez-vous que 
nous y renoncions en commun? Voulez-vous que nous 
nous fassions b&tir, dans les d6pendances de Prasly, une 
petite maison blanche, qui ne ressemblera pas plus h une 
villa qu*^ un ch&teau, et, une fois Ih, que nous devenions 
les intendants et les fermiers des pauvres ? Cet horrible ar- 
gent ne sera plus ni h vous, ni k moi, et il se sanctifiera 
en se donnant. La charity, voyez-vous? George, c'est la 
grande r^paratrice. Dans cet abtmequi nous s^pare encore, 
versons ensemble une de ces gouttes d*eau, chores au Dieu 
de paix et de pardon, et ce qui nous divisait ach^vera de 
nous unir ; ce qui enchatne nos coeurs dans une pens6e de 
vanity terrestre les fondra dans un sentiment de divine 
mansu^tude... Dites, le voulez-vous?,.. Mais non, vous ne 
m'entendez pas... vous ^tes ISi-bas, bien loin, retenu par 
cette vocation militaire qui sommeillait en vous et que vos 
douleurs ont r6veill6e, emport6 dans ce sillon de gloire oti 
s'absorbent les &mes intrSpides... Eh bien? savez-vous 
quelle est parfois ma chim^re? Sur ce sentier oti vous 
cherchez peut-6tre la mort, vous tombez un jour, blessS : 
on vous rapporte victorieux et sanglant sous votre tente... 
et la, pendant ces heures de flivre ou de faiblesse qui vous 
enveloppent tfune ombre douce et voil6e, une femme s'in- 
cline sur votre lit de-soufifrance; vous ne repoussez pas sa 
main, parce que vous ne la reconnaissez pas... elle vous 
soigne, elle vous veille, elle vous effleure de ces mystiques 
caresses <Ju coeur qui mettent en fuite les songes brAlants 
et les a,pres d^sespoirs ; elle vous ramine peu k peu h cette 
vie dont vous ne vouliez plus, cruel I et qu'elle vous force 
de reprendre...Puis, quand vous 6tes sauv6, ranim6, gu6ri, 



2S8 LA FIN BV PROC&S. 

'dans ces premiers instants de convalescence el de bien-6tiie 
oA tout sentiment mauvais s'est 6vanoui avec les visiiMis de 
la fiivre, elle se pencbe k Tetre oreiUe elvous dit tout bas : 
George, c*est moi, c*est TOtre femme... je suis h vous, vous 
ne pouvez pa& faire que mon nom ne soit pas le ydtre ; 
maintenant (diassezHQuoi si yous en avez le courage... H6- 
las i oJL s'^arent mes foUes pens^es ? Je suis seute» yous 
ne m'entendez pasw«* Je you& aio^; je tous Tai dit bier, je 
yous le dirai demain ; maisyous, George, ^ qui je le dis, le 
saure&yous jamais T... » 

* 

La plume s*4lait arrfttte la, d^sesp^raat peut^tre d'ex- 
piimer cetleardeurdiasteet pasfiionnto^.qui toute parole 
semblait froide; mai& George y suppl6a» et, baisant cette 
page avec ua pieox amour, ils'^cria, sans m&me se souye- 
nir qu*Edganl diait 1^ pour Tentendre : 

— Sflyiel que ton adorable image me prot6ge encore 
demain ; et puis, ma yie tout enti/^re k toi I ma vie pour te 
faire oublier que, poss^dant uu pareil tr^sof , j'ai eu le 
malbeur de le mdoomiattre et la folie de le repousser I 

Puis, reyeflont k ses lettres, qui ^taient resttea 6parses 
dans la chambce, il en fit ua paquet, el a^ta : 

— Pa» un mot de ce que j*ai dcrit Ik n'est digneMd*eUe I . - 
Je ne Vaimais paa eacore comme eUe mdrite d'etre mnie [ 
Si Dieu a pitii de nous, all peoael que jela reyoie, je sau* 
rai bien lui dire ce que je ressens; tt ja suis tuA domain, 
yous lui direz, Edgtu^ ce que yous avez yu; yous lui di- 
rez que, ^ouvanl mon amour petift et miserable deyant le 
sien, yai brA16» dans cetta veiUte supidme^ tout ce que, 
pendant ces quatieaos, j*ayais essays de lui terire I 

Et, d'un geste r^)ide, il jeta ses lettres dans le brasier 
qui bsOlait encore. Edgard poussa un cii, se pr^dpita 



R£GX)NGILIAT10N. 239 

pour sauver au moins une de ces feuilles; et comme 
George, surpris, lui en demandait la raison : 

— C'est que j'aurais voulu, dit M6vil, que tout fftt 6gal 
entre vous. Ma cousine, elle aussi, a br<116 ses lettres, mais 
aprfes m'avoir donii6 celle que vous venez de lire. 

— Non, reprit GecNTge^ oda yrat mieux ainsi; Famour 
de Sylvie est trop sup6rieur au mien, et mon langage p^li- 
rait trop devajit son laagage.i^ D*ailleurs, si je yis, c*est 
moi qui lui porterai ma r6p^se; si je ne la bi porte pas, 
c'est que je fiarai mort ; la mort n'a pas besoin de parler. 

Lea derni^res heiire» de la nuit s'^taient envolto pen- 
dant eel eDtretien. D6jk uae p&le lueur, pkis blgfiche que 
celle des 6toiles^ jouait k travers les rideaux et pteStrait 
daas Tappartement; oa entendait au loin des bruits va- 
gues, de sourds murmures, les bruits d'un camp qui ae re- 
veille. 

Tout it coup,, les notes vibraj^tes du clairon retentirent 
dans Tespace : en mftipe temps on frappa discr6tement k 
la porte : G*6tait le commaadsmt A&toine qui venait re- 
joindre Edgard et George. 

— George, dit-il tout bas k H. de Prasly, laoi aussi,. 
avant que m\x& mentions k Tassatut, j'aurai quelque chose 
fc voua dire. 



340 LA FIN DU PROCfcs. 



vni 



l4i Wlctiflie exj^Ulolre. 

Le jour s'6tait lev^, aussi pur et aussi beau que la nuit 
avait 6t6 pure et belle : le camp s'^veillait; de chaque 
tente, de chaque touffe d'arbres et d'arbustes sortaient, 
comme une fourmili6re de toutes couleurs, fantassins et 
cavaliers, liraiUenrs et spahis ; le fifre entremdiait sa gr^le 
chanson au sourd roulement des tambours, h Fappel ma- 
tinal du clairon. Toute la plaine, couchte au pied des re- 
doutables hauteurs que L... domine, s'animait de ce mou- 
vement indescriptible qui pr^cide un combat. George et 
Antoine regagnaient, au pas militaire, leur poste au pre- 
mier bataillon du 1 4 * l^ger, qui avait 6t6 d^signS pour 
donner Fassaut. Edgard les suivait, se tenant h quelques 
pas en arri^re, parce qu*il avait cru deviner que le com- 
mandant d^sirait parler en secret k M. de Prasly. 

En effet, Antoine; apr^s avoir regard^ k droite et it 
gauche, se pencha vers George dont il tenait le bras press6 
centre le sien, et lui dit en baissant la voix : 

— Mon ami, promettez-moi de faire Ob que je vais vous 
demander. 

— Je vous le promets, dit George. 

— J*ai le pressentiment que cette journSe me sera fa- 
tale ; si je suis tu6, je voiis fais mon h^ritier... Ne sou- 
riez pas ; je n*ai rien ; je ne suis qu*ua oiBcier de fortune^ 
arrive de grade en grade k celui que j'occupe : et pourtant 
jamais testament ne fut plus s^rieux que le mien 1 



RECONCILIATION. 241 

George le regarda avec une inquietude affectueuse : il 
devinait quil y avait Ih quelque douloureux secret. 

— Si je meurs, reprit Antoine, voici mes demi6res vo- 
lont^s : vous trouverez, cousu dans mon uniforme, un pa- 
pier pli6 sous enveloppe et cachets de cire noire : c'est une 
lettre adres§6e k mon p^re. Vivant, je n'oserais jamais ni 
la lui envoyer, ni en laisser soupgonner h personne le sujet 
et le contenu : mort, c*est un devoir sacr6 que j'accomplis, 
un devoir de fils envers lui, un devoir d'honn^te homme 
envers vous. 

— Que voulez-vous dire ? murmura George. 

— Pour le moment, ne m'en demandez pas davantage : 
quelques mots encore cependant... Depuis quatre ans, je 
n*ai rien n^glig^ pour obtenir votre amiti^ ; aujourd'hui, 
mon ami, jlmplore quelque chose de plus ; votre pardon. 

— Mon pardon, grand Dieu I et pourquoi? Vous ne m*a- 
vez fait que du bien : si je suis ici, k vos c6t6s, avec un 
grade presque 6gal au v6tre, c*est h vous que je le dois : 
ah I ce n'est pas un pardon, c'est une in^puisable action 
de gr&ce que vous avez le droit de me demander? 

— Vous me comprendrez plus tard... ce soir... dans 
quelques heures peut-dtre. Maintenant, h notre poste 1 et si 
vous me voyez tomber, songez h ce que je viens de vous 
dire ; courez h moi, et pardonnez-moi i J'aurai besoin, 
George, de votre bdn^diction supreme pour ne pas mourir 
en d^sespSrS 1 

Une si horrible angoisse se peignait sur les traits du 
commandant, que George en fut navr^. n attira Antoine k 
lui par un geste plein de tendresse, et prenant sa main 
dans la sienne, il lui dit avec un accent d'ineffable douceur : 

— Antoine, quoi qu'il arrive, quoi que j*apprenne, je 
vous pardonne, je vous estime et je vous aime. 



243 LA Fiir Bu »it<ycii8. 

ns ^smA pu^eiMs k im maiMloft ou le batailloD se fof- 
mait en carrt pour commencer fattaqne. Au bout cTun 
nMHDent^ lom tes hommes 6taieBA h leur rang, tous les fu- 
sils flambte, et le tambour battail la charge. Antoine jeta 
UA> dernier regard k son and et prit la tSte da bataillon. 

I... apparaissMi au sommef da paysage, ^tageant sobs 
un ciet <f ontre-ner ses mors fortifies dont \g» sombrss 
deB<ielures se dessinaient snr des masses confuses de b^llf- 
ments et de gow^iis. Poat atteindre k la br^che qof y avaienl 
faite les batteries, nos troupes avaient h suivre an sentier 
dont la iigne crayeuse serpenlait d'abord dsams ht plaise, 
puis s'attongeait coiiiiiie'uiie> conleuvre au flanc de te eel- 
line qu'eUe enkgaiif) de son r^seaci' blanchdtre jnB(|u'^ Tou- 
verture bianle de la muraiUe eflfiuidrAe. Ge mince et bardi 
rubsm s'aceirMliait (k el Ht ant sadMie8> des rochers, se bri- 
salt dans de» tioiiite> eompads^ de cactus on d'atoes, et 
derridrv chacne cte< ces sailKes, k tracers chaicune^ de ces 
tai^h»j on voyaiit dtimeler, aor sotett l^awtr o&Ame de 
sinistra felaivsy leg longs fasils^ des Kabyles. A mesure 
que le bataiUon avan^^t sur ce chemin itroiletesearpS^le 
sitence se faisaiC pea k peu dans les raAgs^ et Ton n'enten- 
dait pbis <pie te' bmil ri&galier do pas de charge^ la jovx. 
br^ve des officiers s«k qoelcpie cri de senrtniAelle nventant de 
la plaine. George ataili plac^ Edgard M^yil k se» c^y^s. Le 
comman(knt Antoine tes devani^t, et^ k chaiqfiie osidula- 
tion decette route sinueuse, se retoumait pour les r^^der. 

Rous ne pr^tendons d^erireni un combat, ni un assaut. 
n fsot, pmup peindreces scenes militaires, y aivoiir pris une 
part persennidA&, itte soi-miSme do mMer;. et Cdsar res-^ 
tera Timmortei modile' de ces narpaiteurs de bata^esr dont 
les r^cits s'impr&giient natureHement de la chalear de Tac- 
tion. Que mes lecteors resent quelques-ims de ces livres 



AEGOT^GiXlATilON. St5 

a physio&omie gnerri&re qui sKms ont raccntt^ laos casm- 
pagnes d'Af ricpie ; quite ee Urafisportent en idte au milieu 
de ce .«ite d'aiiie ^andeur feiUhtfiie, et, sous Faeur Hvtn 
beau del, mub iin i^^ 4e pdfflft^aups, q>u'fls y placent 
une |rai^^ de fios dM«^«8 «iai;cbaflit it ia KleBtntcttoii 4*«n 
de ces fl^ds .d'orfraaes at de vautours qui serraieBt de re- 
paireauxtolgaiulagespepittaneB^, auxr^^cMesiBoessafflites 
des tribus sanvages on reb^es. Lorsque le signal de t'at- 
taque fiit iimnik, loi^que les raugs se rompiveoC pi0ttr oom- 
menc^ ees ksttes d^iofliiBe k iM>mme, ^ces (aseauts f artiels 
it irr^guliers qm oaractoiseid; oe ge&pe 4» go^rre, on put 
voir iun speotacle ^BKmvaiit qui, UM que ta Fraooe 'oou- 
eervesa isou iixoe et son g^siie, lera bat^tre Ses cmjtfs ka 
plus inseasibles. Tfois lioaimes se mmMHraient cofislam- 
onent en ttl^ des plus 'rtecdus, gravissant ies pentes 'Oscar- 
p6es, sounds aux baUes qui si^aient k 4eu>rs <eFBilies, aux 
{Herpes qui pleuvaiei^sur leurs pas, animaiift, ^diauffaM, 
emportant leurt dans Tirp^sistiUe coi»rant de leur bi&i»i(que 
bravoure. C'^rtait le commBfoAxid Aixtoifie, le ^sapitaine 
George de Prsusiy et le vetontaire Sdgard M6viL 

Et pourtant de oes tpois hooiffies, il <n*y •en avait qu'un 
qui Gberchdt la mort. IdgaM oie^voulsuit ique «e rShabiliter 
vis^k-vis de ceux qui Taiiraient -comu frrvole et )6ger, m^^ 
riter Festime de sa femme et surtout de sa cousine, el 
peut-6(iFe donner ^ la cicalaitiGe qui Tenlaidissait une sorte- 
de Gons^oratioB militaire. George, dost le coeur d^bordait 
d'amoor et ful avait plae6 fiiur sa ipoltriBe la lettpe 4e Syl- 
vie, demandait k Wim de le laisecar vime pour reconqn^ir 
Ges tr^eofs de tendresse qiill avait m6c(mnus ; mais en 
mdme temps, par une contradiGtion digue de eette xiature 
de soldat, il se livrait avec plus d*ardeur que jamais k ceHto 
ffnesse du p6ril qui sied aux «xtases de rammr Gomme a 



I 



244 LA FIN DU PROGES. 

ses tortures ; et en bondissant h la rencontre de ces balles 
arabes qu*il avait si souvent appel^es dans ses jours de 
d^sespoir, il se disait tout bas que pour mSriter son bon- 
heur, il fallait faire encore plus qu*il n'avait fait pour se 
dSlivrer de ses angoisses. Antoine seul voulait mourir. 

A ces Amotions sympathiques qu'excite toujours le cou- 
rage 61ev6 jusqu'k rh^roisme, auraient pu s*ajouter cette 
fois des reflexions d'un autre genre. II y avait Ik trois 
hommes, Fun enfant du peuple, Tautre gentilhomme dis- 
herits, le troisiSme ills priviiegie de cette bourgeoisie opu- 
lente qui avait eu son avSnement, ses victoires et son rSgne. 
Tons trois de filiation diffSrente, de race diverse ; tons trois 
s6parfe dlnt6r6ts, de souvenirs et d'origines ; tous trois 
reprSsentant, pour qui aurait voulu plonger dans Fhistoire 
du passe, une sMe de luttes, de conflits, de haines, de ja- 
lousies mal eteintes, de vanites mal assoupies. Eh bien I 
Ihy il n'y avait plus que trois frSres d'armes, rSunis sous 
un pli de notre drapeau. Le niveau militaire, ce saint 
et noble niveau de regalite dans le devoir, la discipline 
et le danger, avait passe sur ces trois tetes, et, de toutes 
ces distinctions, de toutes ces hostilites de caste et de nais- 
sance, il ne restait plus que troiS' hommes intrepides, 
marchant du meme pas k Fennemi, battant d'un meme 
ccBur pour la France. 

Nous Favons dit, Antoine Mourgue voulait mourir. II y 
avait dans sa bravoure, dans ses cris : En avant ! dans sa 
course furieuse h travers buissons et ravins, quelque chose 
de sombre et d'ardent qui ressemblait h un sacrifice volon- 
taire. George ne le perdait pas de vue et se trouvait pres- 
que constamment derriere lui. II lui semblait que leur 
amitie avait*pri& depuis la veille un caract6re particulier, 
qu'un lien mysterieux s'etait etabli entre Antoine et lui, et 



REGONGILIATION. 245 

qu'il 6tait pour quelque chose dans cette resolution sinistre 
qui lui faisait chercher la mort. 

Cependant le feu des Kabyles se ralentissait ; nos troupes 
etaient mattresses de tons les escarpements de rochers, de 
toutes les d6chirures de terrain qui servaient de contre- 
forts aux inurailles. Uennemi 6tait d61og6 des buissons et 
des ravins, et se repliait en d^route dans la premiere en- 
ceinte. Quelques voltigeurs frauQais, pr6c6d6s du comman- 
dant Antoine et de ses deux compagnons, touchaient d^j^ 
h la br^che et s*appr6taient k la franchir. A ce moment, 
toutes les dentelures de ces murs, tons les cr^neaux de cette 
forteresse, toutes les ouvertures des maisons, toutes les 
crates des hauteurs voisines se gamirent d'Arabes, qui dis- 
parurent h leur tour dans un immense nuage de fumto ; 
c'6tait une d^charge g&n6rale qu'ils essayaient avant de c6- 
der tout k fait et de s'enfuir vers leurs pics inaccessibles. 
Huit ou dix de nos soldats tomb^rent en pirouettant le long 
du raide talus qu'ils venaient de gravir : une vingtaine de 
blessi6s s'accrocha silencieusement aux branches des ar- 
bustes, aux rebords du sentier ; on tendit la main aux ca- 
marades, qui les couch^rent immMiatement sur leurs ca- 
potes grises, en attendant que les mulcts vinssent les 
recueillir dans leurs cacalots. Antoine, George et Edgard 
6chang6rent un coup d*oeil rapide : ils n'6taient pas blesses. 
— A moi I h moi ! s'6cri6rent le commandant et George 
d'une voix vibrante qui retentit jusqu'au fond de la valine, 
et, suivis d'Edgard, pr6c6dant de quelques pas les premiers 
trongons de la colonne, bristo en cent morceauxdans le feu 
de Faction, ils s'61anc&rent h la br^che. Devant eux, h une 
port^ de fusil, 6tait un pan de mur rest^ seul debout au 
milieu des d^combres et trouS en quelques endroits par 
nos batteries. George apergut derri^re ce mur deux tdtes 

7*** 



>« 



846 L^ FIN nu PBocss. 

bruoes el deux eanoos de fusil qui s'abaissaieut. n 66 pn^ 
cipita vers Antoine, qui avait un peu d'avanoe sur lui, et le 
couvrit de sou corps. Hais Autoine^ lui aussi, arail vu ces 
deux euBaaus at leurs fus|Is braqu^s. Par uu gesla d'une 
incFoyable ^aergie, il i^epoussa George qui alia triSbucber, 
k trois pas, sur uu ias de pierres. Eu mdme temps les 
coups parliFeut, et le oouuuaudaut tojuba frappiS de deux 
baUes. 

Qualqu06 minutes aj^^s, le gto^ral M,,.. & la I6te de ses 
spabis, arhvait d'uo autre c6tA. II avait && fovci de tour- 
ner le flaac do la ooUiue, afiu d'investir la plaoe et dUtm" 
dre Tassaut sur pluskurs poiuts 4 la toiB. On se saisit des 
deux traluards qui avaient tirS sur le wauomdmU pen- 
dant que le gros de la tribu kabyle s'^uyait dans lamoa- 
tagoe, abaudofioant provisioas et baga^. C'^taieot deux 
HuAulmaas faaatiques qm, voyaat Aatoiae conduire Tatta- 
que, aTaia^i MmM kwvie pour le tuer : teur figure ba- 
saate, aux yeuxreluisanto et aux deats blaac&es , n'oxpri- 
malt que haiae iaiplaeablo at ^oaleniesa^t £^oce : on les 
lusttta daas ua eoia. 

Le s^a^l M... avmt peu da paries i dSplorer, et la ville 
^it prise. Afais la btessuf a da coiamandajit lui causa uae 
vive douleuf . II s'approeha du petit gr oupe qui entourait 
Aatoiae et le vit, pftle et d^ait, i demi couob^ daas les 
bras de George; il respiiaii eaeore, H mi^me fies yeux 
itamit ottverts; un fiMble aourine arrail «ur ses l^vpos; 
mais tous les braves qui <6taieat ]h avaieat tnop Tbabitude 
des blesnives •d'larmes k feu et des eaaglaiUa ^asodes de 
la guene pour eonserver'la laoiadre espfiraace* 

Quaaid i! Mconnut te g^airal, A^toiae lui dteigaa George 
de l^main; puis, faisant ua effort pour parler, il mur- 
murad'uneiroix sifflante : G^a^l, c'est lui.*. c'^ le g»- 



|fc^COIfGlLlA.TION. ^7 

pitaine George de Prasly qui est entri le pFomier dans la 
brtcbe! 

Tom k» ftsfiifttacrts admirdneat cet h^rottnie de i'aioiti^ 
qm, mtoa mi miUea des ombres At la mort, songeait ea- 
£OFe & £B4fe ¥aloir les serviees du ffiorn^^ant. Le yisage de 
George 6tait humecte de grosses larmes qu'il n^essayait pas 
de retenir, et 11 diaail en se ^nchant k ForeiUe du bless6 : 
Takr-toi, taiS"toi 1 je ne te demande que de vivre I 

Bieii qtiie fomiliiarifii avec ees isotees fun^&bres, le gin^ 
rai fut profond^mesDt (^mu dfi ce speetaele. n aimait George 
comme ua Mre ; il avait pour Antoine une tendre el pro- 
fonde eatime. D^tachant de son eou la croix de commaa- 
deur, dont il portait le ntban en saiitoir sous «on vnifome, 
il la placa sur la pcdtriae d*ABtoine, et Ivi ^it avee une 
ineffable expression de mgret etde bontd : 

— Commandant, croyez^voiis pouiroir Ade taeas^rtA 
jusqu'k rambulance ? 

— Qui, mon g6n6ral, j*esp6re 6tre encore assez fort poor 
soutenir cette demi^ ^preuve. 

Quatn^ Toltigeui^ s'approchftrent. Le eommaadant Stait 
ador6 de ses soldats, el tous cas hmnittes piemaient. On le 
hissa 6ur un ie oes cacaiols dont on chevalemsque ^ri- 
vain, M. de Mfdtaaa, a letrac^ la pbysionomie sinistre et 
le rude emploi, at que portail un des mulets d'ambulanoe. 
Antoine, pendant ce court trajet dont chaque seeousse^tatt 
pour lui use souffranoe, voulut avoir ooofttamment la main 
de George dans la sienne. De temps en temps, il le reganbit 
comme pour ae donner du courage , ou bien parce que,, 
craignantde suceomber, il neToulait pas mourir a^ant de 
lui adresaer eiicore queues mots. On arriva aansi jusqpi'^ 
rh<)pital, vieille maison aarabe ot de tongues galeries ed- 
toyaient, k llnt^rieur, une cour carr^e et a'ouTraient sur 



I 



248 LA FIN DU PROGES. 

des chambres assez pareilles aux cellules des cloftres. On 
d^posa Antoine dans cette grande cour, sous un vieux sy- 
comore qui commengait a se rev^tir de son feuillage prin- 
tanier. Uair 6tait si doux, que le bless6 demanda h rester 
ISi, Toeil fix6 sur ce pan de ciel bleu et cette naissante ver- 
dure. 

Le chirurgien s'avanca, examina ses plaies , lui t^ta le 
pouls, et fit un geste imperceptible dont le sens n'^chappa 
h personne : le commandant Antoine allait mourir. II fit 
signe qu*il d6sirait rester un moment seul avec M. de 
Prasly. Ceux qui Tentouraient s'Scart^rent aveo un doulou- 
reux respect, et Antoine dit h George d*une voix que les 
approches de la mort suffoquaient de plus en plus : 

— Mon ami, c'est le moment ; prenez ce papier qui est 
Ik, dans la doublure de mon uniforme. 

George ob6it : ce papier avait la forme d*une lettre et 
portait pour toute suscription : A mon p6re ! — II 6tait 
cachets de noir. 

Le mourant exprima sa satisfaction par un regard; puis 
attirant de nouveau M. de Prasly, de fa^on Si ce que ses 
l^vres livides touchassent presque k son oreille : 

— George, murmura-t-il, vous allez repartir pour Prasly : 
puissiez-vous y trouver le bonheur que vous m6ritez I C'est 
le dernier voeu d*un mourant qui vous aime et k qui vous 
avez pardonn^... 

— Mais pardonn6 quoi? b6gaya George 6perdu, et re- 
tenant h grand'peine ses sanglots. 

— Par piti6, ne me le demandez pas encore.., laissez- 
moi le peu de force qui me reste... Une fois k Prasly, vous 
irez trouver mon vieux p6re... vous lui annoncerez ma 
mort, et vous lui remettrez ma lettre. 

— Et puis? 



RECONCILIATION. 249 

— Et puis vous lui direz que, s'il veut que la MnMic- 
lion de son fils mourant le visite et le console h sa der- 
ni^re heure , s*il veut que la misSricorde de Dieu ne se re- 
tire pas de son agonie, il faut qu'il accomplisse le vodu, la 
volont6 supreme renfermSe dans cette lettre. 

— Et cette volenti, quelle est-elle? 

— Vous le saurez alors... George, je vais paraltre de- 
vantmon juge... Prions ensemble pour d&armer sa co- 
lore, pour que mon sang sufiSse k sa justice, pour que les 
coupables se repentent, pour que la mort du commandant 
Antoine rachfete Thonneur et Y^me de son pfere ! 

Comme s*il redoutait d'en avoir trop dit, le commandant 
tressaillit, et une faible rongeur colora un moment ses 
joues k travers sa p&leur de mort. Reprenant la main de 
George dans sa main d^faillante, il ajouta : 

— Je meurs content... pr6s de vous, aimfi, pleur^ par 
vous... il fallait que ce Mt ainsi... il fallait qu'il y etkt une 
victime, et que cette victimeMtmoi... Adieu, George... 
L^-bas, h Prasly... dans ce pays qui est aussi le mien... 
quand vous serez pr6s de votre femme... heureux... riche, 
console... demandez k la marquise de Prasly de prier quel- 
quefois pour le commandant Antoine. 

Sa t^te retomba, et George crut qu'il 6tait mort ; pour- 
tant il respirait encore. George fit signe au g6n6ral et k ses 
compagnons d'approcher : ils s'agenouillfcrent tons autour 
de ce grabat funfebre, et dirent, avec la foi vivo tly soldat 
Chretien, les priferes des agonisants. Antoine marquait, par 
un 16ger mouvement de ses 16vres, qu*il les entendait et les 
suivait. Quand le dernier verset fut r6cit6, le mourant pro- 
mena un regard sur tons ces visages amis auxquels- il es- 
saya de sourire ; ses yeux 6teints s'abaissferent sur la croix 
et le ruban rouge qui se confondait avec son sang, se re- 



2S0 h^ rui Dd pRocJEfL 

lev^rent %m te g^n^ral, parurmt lui adresfier im muet re- 
merciement, puis s'attscbi^rept sur George qu'ik ne quit- 
threat p)m£ jusqu'a ce que la mort les &bt fermte. 

Is Qiaair^ se d^eouyrit A&vuit ce 'Corps q«e la vie ¥e- 
nait d'abanddidii^, et dit avec la sifirpUcitd fito'ique d'un 
familier des champs de balaiUe : 

— C'est la mart d'uu brave ! 

Ensuite, se touruaot v^rs George : (CapiJaiiie Prasly, lui 
diMl; la cajnpagne est fiiue ;L...e^ fm, les soumissions 
nous arriveut. Kous resAeroas encone id (deoaain pour e^- 
terrer nos ioorte. Apibs,^ vous semt, UJbre, at hfohs ponurpez 
reutrer en Fraiace. }e m voudrms.pis que f.aimte perdit 
un officier tel que ;^hs : pourtant^ ctooun ioi^bas a sa 
destiu^e h reniplir ;; peut-6tite i^tes-yoiijiB isiiipel^ par d*au- 
tres devoirs, ^le doiatiie suis sAr, c'est tfue le ii^ ligear ne 
vous ouJbliera jamais. 

II y eut dans tout le groupe lua muiwuBeiii'asaentijoeBl : 
la J)i:avoure, la digioit^^ la rsiiiiple et iieble attitude de 
George avaient depuis longtemps conquis tons les gcbujbs. 
n r^merda le g^n^ral M...., teadit la main k ceusL qui 
rentouraient, et djou(ta quUl profiterait de son cojag^ pour 
retourner en France. 

— Jtton cousin, je partiral avec vous, dit Edgard. 

— £t partout oil vous irez, ajouta le g^6ral, saebez 
qu'il y aura id de braves gens pour quile capilaine George 
de Prasly restera le type de la loyaute, de F honneur et 4u 
CQxm^el 



V;. 



B]IC0N6fLiATf05« 23^f 



IX 



SI f<8vt^ viraii 



^ylvie vtitait pas an bout d» ses- peines. Pendant; les 
ppemiers jours qui sniimpeBt son entrevne avec son ccmsm, 
eli^ fut soutenue par Vesp^rance qne le depart d'£clgard 
avati FayiT^e. II sembiiait si stir dB Ini Famener G^rge, si 
heureux cte ri^paper ses torts en coop^rant k cette (Buvre 
concilialSrtee 1 EHe-mMe, en descendant dans son^ propre 
coeur, y troif^ait on tet amomr pour M. de Pra^ty^ ime 
telle foi dans eet aimoar 1 

Gependant, une pensto affreuse ne tarda pas & 96 glis- 
ser an mHieu de ces donees luetirs, pajreille k ces sombres 
gel6es de mars qu», refomla^Bt toot k coup la s^e des grands 
chines, tu^t le bourgeon b^i^ sol» \e feuillage s6ch6 par 
rhiver. Sylvie atait puf recoonaf fre*, par sa propre expe- 
rience, k qoA poiiit rbonneoF de George ^tait susceptible. 
Elle akBaik, mai» eBe redoutait eetle stisceptibilitd de sen- 
silive, s'efiairoudtniit m plus ISger conCactl, et pr^ranf 
Fexil, les pritations, le malheur, la movt, au moindre 
souffle (fm la temM ou Tetteur^t Maintenant , savait- 
elle si cet honneur chevaleresque ne serait pas tout a;ussi 
ombrageux sur d^aulnres questions, moiiis d^licates pent- 
etre, mais non moine ptoibles ? La paurret^ n*elfrayafit pas 
Sylvie : eHe aif ait taM de Ms dicciEse et maudlft la rieftesse 
comme cause ptemibre de ses chagrins ; elle a^ait tant de 
fois repris, dans sa doulouireuse solitude, ce rive romanes- 
gue de pauyret6 k deux, de ehaumiAre parie par Famour, 



252 LA FIN DU PR0GE8. 

dont se moquent non sans raison le monde, les quinquagS- 
naires et les vaudevilles, mais qui gardera toujours pour les 
coeurs de vingt ans ses rayons et ses sourires 1 Aussi Tid^e 
que son p^re 6tait ruin6 avait-elle commence par lui ins- 
pirer un sentiment bizarre. Horriblement troubl6e et alar- 
m^e pour M. Durousseau , elle avait ressenti pour elle- 
m6me une de ces joies 6tranges qu'on n'avoue pas , qu'on 
n'expiique pas, et qui, chez certaines &mes, semblent un 
d6fi jet6 aux malheurs et aux d6sespoirs vulgaires. II fau- 
drait une subtilit^ d'analyse toute feminine pour d^m^ler 
les Amotions contradictoires qui se disput^rent ce coeur k 
la fois meurtri et ranim^. Les tendresses les plus d^vou^s, 
les plus intr^pides, ont aussi leur part d'^go'isme, inh^rente 
k la nature bumaine, mais qui, cbez eUes, s'ennoblit en 
mourant de ce qui fait vivre les 6gofemes ordinaires et en 
vivant de ce qui les tue. Sylvie, aux premiers moments, 
n'avait compris qu'une chose : elle allait 6tre pauvre com- 
me George, done George allait revenir k elle. Cette in^galit^ 
de fortune qui les avait siparis n*existait plus, done les 
fiert6s, les d61icatesses, les ressentiments de M. de Prasly 
n'avaient plus leur raison d*6tre. Elle le jugeait d'apr^s 
elle-m^me, et elle savait que ce qui 61oigne les &mes ba- 
nales attirerait la sienne. Et puis c'^tait une solution, un 
dtoouement h une situation dont Timmobilit^ cruelle la 
tourmentait comme une toigme sans mot, la brisait com- 
me une douleur sans fin. Si son mari, sachant M. Durous- 
seau ruinS, sachant Sylvie pauvre , ne revenait pas, tout 
ilMi dit : comme ces rois que Ton d^posait et qui ne 
comptaient plus dans leur royaume, elle le faisait descen- 
dre du trdne id^al oil elle Favait plac6 et le rabaissait, dans 
son coeur, au niveau des autres hommes , c*est-Ji-dire de 
son indifference et de son dMain. S'il revenait!... le vieil 



i 



RECONCILIATION. 253 

orgueil de Sylvie se riveillait alors, mais sous une forme 
plus pure : ce n*^tait plus cet esprit superbe de domination 
qu'elle tenait de son p6re ; ce n'^tait plus I'ignorance ou h 
m^pris de tout ce qui s'^loignait de cette atmosphere de 
richesse et de magnificence qu^elle avait respirto dans la 
maison patemelle : c'^tait la conscience de sa beauts, de 
son amour, de tout ce qu'elle pouvait faire, de tout ce 
qu'elle pouvait 6tre pour le bonheur d*un homme noble et 
bon ; c'6tait la certitude qvCk la place de ces tr6sors fragiles, 
disperses par le soui&e r^volutionnaire comme des grains 
de sable par le vent, elle avait k oflfrir h George le myst6- 
rieux et inalienable tr^sor silencieusement amasse au fond 
de son coeur pendant ces ann^es d*affliction et d'^preuve. 
Sylvie, en ces instants, tressaillait de se sentir belle. Elle 
qui s*etait longtemps detoumie de son miroir comme d'un 
mauvais conseiller, elle se surprenait parfois devant lui, 
s'absorbant dans une contemplation muette qui etait en- 
core un hommage b. Fabsent. II y a dans Joseph de Maistre 
une phrase d'une chastete brfllante, qui ne pouvait se 
rencontrer que sous la plume d'un grand 6crivain catho- 
lique : c*est celle oti il parle de T^pouse chr^tienne, chaste 
encore dans les transports d*un amour legitime et partagS. 
Sylvie aurait pu servir d*expression vivante a cette pens6e, 
lorsque seule dans sa chambre, sa lampe k la main, elle 
jetait en rougissant un regard ardent et fier sur sa glace, 
qui lui renvoyait les lignes harmonieuses de son noble 
front, rSclair voil6 de ses yeux noirs, le pur ovale de son 
visage. Que lui importait alors tfavoir 6t6 riche et d'6tre 
pauvre? Que George revint; qu*il fdt Ik, prfes d*elle; qu'au 
lieu de cette glace inerte, ce fdt lui, ce fAt le*feu de ses re- 
gards, le fr^missement de ses 16vres qui lui dit qu*elle etait 
belle; tout le reste n'etait rien et s'absorbait dans leur 

8 



\ 



Y 



354 LA FIH Dir PROCBS. 

amour oomme des atomes dans ua rayon de aoleil. 
Gette exaltation dura pen. Pendant les journtos qui sni- 
yirent, madame George de Prasly relat bieo des fois la 
lettre de son p^ : elle r6flichit, ^ quelqoe» paroles 
^diiappdes & mattre Ramignard, acbev6rent de la mettreen 
presence d'nn malheur possible, anquel elle n'avait songd 
encore que confuaiment. Malgrd son inexpMence, royale- 
ment entreteane jusqii&*lii par la prosp^nte otHmncarciale 
de toules les personnes de sa conoaissance on de sa famille, 
elte savait ponrtant ou da moins elle apprit qn'il y avait, 
dans le commerce et m^me dans les plus hautes r^ions de 
rindnstrie, des dteistres dont la cons^enoe la plus 
cmelle n'dtait pas la pauvrett. Sans donle, il ne pouvait y 
avoir de d^sbonneur oomplet Ik oti il n'y avait pas de faute, 
et les catastrophes politiques oonrraieQt en ee moment de 
lenr immense yoile noir les naufrages particuliers. Mais 
Sylrie n'^tait pas de ces &mes qui marchandent arec ce 
qui les d^chire, et admettent des palliatifs quand le coBur et 
la conscience sont en jeu. Absolue et passionnfe dans sa 
franchise el dans sa force, elle alia, d'un trait, jusqu'au 
fond de cette pens6e redoutable qui lui doonait le vertige, 
et elle se dit, avec one dneiigie poignante, qu'il 6tait pos- 
sible que son p^re ne sorUt de cette crise que dishonors. 
Ce fut assez pour qu'une reaction terrible s'acoomplU en 
elle, Le bonheur de George! avait^Ue dit; — le rendre 
heureux, Faimer^ ^e belle 1 s'agenouiller devant lui 
comme une esclave devant son maitre! — Et <piel bonheur 
pouvait-elle d6sormais donner, si le marquis de Prasly, si 
le descendant de cette antique race dont la noble et blanehe 
pauvretS rappelaitlepo^W mori de Thermine, ne pourait 
plus toucher de ses l^vres le front de sa femme, sans y 
r^contrer la tacbe h^r^ditaire? Lui qui, pour de 16g^s 



ABCONGILIATIOIV. 255 

atteintes h ses fiertes de gentilhomme pauvre, pour des 
8oupQons chim^riques, des m6fiances insaisissables, avait 
tout quittS, tout rompu, pourrait-il supporter d'etre le 
gendre d'un... Tout le coeur de Sylvie se soulevait d'hor- 
reur, en se d^l>attant contre le mot sioistre qui troublait 
ses pri^res, la suivait jusque cbez ses pauvres, i^tait son 
sommeil et flamboyait dajas ses insomnies. Elle passa d'un 
extreme k Tautre ; aussi excessive, aussi ?aillante dans son 
humiliation, qu*elle Tavait iiib dans sa confiance, die 
s'exag^ra ces sup6riorit6s nobiliaires qu'elle avait ignories 
ou m^Gonnues; elle oublia cette bienfaisante thtorie des 
grands cosurs, effa^ant les distinctions de caste dans TAgate 
noblesse des sentiments, dans rirr&istiUe niveau de Ta- 
mour, et elle ne se souvint que d*une chose : que dans 
cette communautd du mariage oA George avait apportd ses 
parchemins, elle avait apport6 sa fortune; que c'6tait pour 
relever sa maison qu*il Tavait 6pous6e; qu'il n'y eftt jamais 
song6 si elle avait 6t6 pauvre; et que, sa fortune s'toou- 
lant, elle n'avait plus rien h lui donner. Alors, dans son d^ 
espoir, elle songeait k fuir, k s'enfermer dans un couvent, 
k se cacher en quelque pays bien lointain, Imk inconnu, 
afin que George, k son r^ur, ne la retrouvit plus k 
Prasly ; afin qu'U ne se crftt pas forcd de fetndre une ten- 
dresse etune joie k jamais fl^tries; afin d'^chapper k ce 
malheur, le plus grand de tous : avoir toot esp6r6 de son 
amour et devoir tout k sa pitid I 

Sylvie en 6tait Ik qoand elle refut one noavelle lettre de 
son p6re : nos lecteurs jugeront si elle 6tait de nature k la 
consoler ; 



256 LA FIN DV PROCiES. 



Bruxelles, 18 a^ril 184$. 

€ Sylvie, ma fiUe, mon enfant, je chercherais en vain a 
te cacher le malheur qui me menace, Tangoisse qui me d6- 
chire : Je viens de passer un mois que je ne souhaiterais 
pas h mon plus cruel ennemi. Tout s*6croule sous mes 
mains, tout s*6boule sous mes pas, et celui dont le bonheur 
proverbial 6tait autrefois un objet d'admiration et d*envie, 
n'est plus que le miserable jouet d'^vSnements qui renver- 
sent toutes les provisions humaines, d*une fatality terrible 
qui me livre pieds et poings liSs, k la mine, au dOsespoir... 
klafaiUite! 

»Les Brucken, Htoaud et compagnie, de Bruxelles, 
8ont mes crOanciers pour une somme considerable : huit 
cent mille francs. MOnaud, FassociO frangais de la maison, 
est mon camarade de college; nous faisions, depuis trente 
ans, des affaires ensemble, et je Fai toujours regard^, moins 
comme un correspondant que comme un ami. Aprfes la 
banqueroute Rammer qui a portO un coup si afFreux k ma 
fortune et h mon credit, j'allai trouver Htoaud, je lui ex- 
posal masituation, et je lui demandai quelle ressource, quel 
moyen il pouvait m'olOfrir pour me tirer d'embarras, ne fAt- 
ce que momentanOment; car, nous autres n6gociants, il 
nous semble toujours qu'en nous donnant du temps, on 
nous donne tout, et que le mdme imprivu qui a Sbranle 
notre credit, pent le relever. On 6tait alors au 20 mars. 
M6naud me dit que, vu notre ancienne amitiO et les mal- 
heurs publics, il ajoumerait jusqu*Si fin avril tout rfeglement 
de compte avec moi ; mais qu'i cette 6poque , 6tant eux- 
m6mes talonnOs, ils seraient obliges d*exiger le versement 



REGONGILIATIOM. 257 

cTau moins moitid de la dette. J'avais encore de Tespoir, 
car il me restait k recouvrer b. Francfort, dans une maison 
qui passait pour excellente, les Fritz-Hermann-Koller , 
plus du double de ce que me demandaient les firucken. 
Je partis h la h&te pour Francfort; je me prfeentai chez 
M. Keller qui, bien qu'un peu trouble comme tout le com- 
merce europ6en, m'assura qu'il ferait honneur k ma 
cr^ance et qu*il tiendrait, le lendemain, la somme k ma dis- 
position. H61as 1 il 6tait six heures du soir, et Ton apprit 
dans la nuit rinsurrection allemande, Tinsurrection hon- 
groise, T^tincelle ^leclrique partie de rH6tel-de-Ville de 
Paris et parcourant toute I'Europe. Tous les banquiers de 
Francfort ferm^rent leurs caisses, et, trois jours apr^s, j'ap- 
pris que la maison KoUer suspendait ses paiements. On 
croit, en g6n6ral, que cette suspension n'est que provi- 
soire, que personne ne perdra rien : mais quand la caisse 
se rouvrira-t-elle? Et tfici Ik, comment faire? Les jours 
valent des ann^es, et les semaines des millions dans une 
situation comme la mienne. Je suis revenu ici, en proie k 
une agitation que tu peux ais6ment comprendre. J'ai revu 
Hdnaud ; il est convenable, mais triste et froid... Je ne lui 
en veux pas : le commerce est une bataille oil Ton est quel* 
quefois contraint de tirer sur ses allies. A la fin, lundi der* 
Dier, il y a de cela huit jours, il me dit qu'en consid^ratioi 
de nos relations d'affaires et de ma reputation inattaauable, 
sa maison se contenterait d'un yersement de deax cent 
mille francs fin avril, et que, pour le reste, je ferais des 
billets k trois mois ; mais que ces deux cent mille francs 
leur 6taient rigoureusement nicessaires, parce qu'ils 
kaient eux-mdmes k d6couvert d'une somme ^gale Yis-&- 
Tis d*une maison de Birmingham. J'ai imm£diatement £cri t 
k Paris que Ton portM mon argenterie k la Monnaie, que 



858 LA FIN DU FROCfcS. 

roft vendlt mB» tableaux, mes chevaux, mes vottnres, qae 
I'oD fit asgeat d6 totit... Ltenard, mon eaissier, m'dmt gae 
Ton a fldilem^t ex^eut^ mea ordres, mais que le r^sultat 
n'a pas toul-&-fait r6p<mdu k mes esp^aDces. Croirais-ta 
que moa beau senrice de cliez Odioi, que f avals fait re- 
renouveler lors de ton manage, et qui vaudrait ciuquante 
mille francs en temps ordinaire, a At Mre laiss6 1 la Hon-* 
naie pour dix mille, tant il y a d'encombrement et de con- 
currence I Hon surtout de table, dessind par Cbenayard, 
avec figuiies de Barye — un cheM*oeuTrel -^ g'est venda 
six miUe 1 — Mes Froment-Meurice, que tu aimais tant, 
quatre mille 1 — Mes Decamps, mes deux petits Delacroix, 
mes Rousseau, mes Jules Dupri, mes Corot, mes Diaz, en 
tout trente mille francs, dont un tiers seulement a pu 6tre 
pay6 comptant. Mes chevauxet mes voitures ^proportion : 
bref, tout monnay^^ ou vendu, Leonard B'a pu m'apporter 
que cinquante-quatre miUe francs. Tu vois que je sois k)ln 
dtt compte I 

» Mon enfant, je na te demande aucon sacrifice : d^ail- 
leurs, que pourrai^tu m'oflrir? Je sais que, gr&ce ^ tes 
excbs de fiertS yis-k-vis de moi et de aibuM ?is-&-^ des 
pauvres, tu n'as jamais mille £cus d'aranee. Pour tes bi- 
joux... je te connais, tu n*h6siterais pas un moment h les 
vendre pour saurer ton pdre ; mais oe serait to m^me em- 
barras ; cbez quel joaiUier trourerais-tu cmquante mille 
francs comptant, m6me en lui lirrant en ddpdt tes perles, 
tes diamants et tes terins qui en valent deux cent mille? 
Et puis, qu*il est cruel de se siparer de toutes ces char- 
mantes choses qu'on avait soi-m^me commandoes, choi- 
sies, discutOes, inspires I Si tu savais combien mon coeur 
saigne quand je songe que mon hAlel est vide, qu'il n*y a 
plus une seule de ces OlOgances, de ces oeuTres exquises 



RECOKCILIATIOn* 2S9 

ijiie j'avais paytes m banqiiier, quB je comprenais en ar- 
tiste 1 Encore, si en les peidant, je pouvais me sauverl 
Mais non, c'est impossible ; je n'atleindrai jamais le chiffre 
exig^. Mod courage mAme m*a abandonn^ ; je suis brisi, 
vaincu, broy6, an6anti; je ne me reconnais plus. Cette 
force morale qui surmoatait les obstacles et conj.urait tes 
perils, ce don d'in^uition rapide et de dteision f oudroyante 
qui m'a tir6 de ptusieurs pas dif&ciles, ce que mes rivaux 
appelaient mon bonbeur od mon giuie, toot cela a dis- 
paru. J'^prouye une sensation anaiogne a oeUe de Vbomme 
qui roule au fond d'un precipice, h celle du g6n6ral qui 
assiste k la d^ule de sod arm^e. Cest ta&t6t une torpeor 
b^b^t^e, un mtiange de stupeur et d*apatbie qui joe ren- 
drait incapable de la d^marcke ia plus vulgaiie; tant6t 
une angoisse, uo emportem^t, une inesse de douleur et 
de colore qui me foit craindre pour ma raison... Sylvie, 
plains-moi I prie Dieu poor moi I 

» C'est done le SO avril, c'est da&& douze jours que tout 
sera fini, que mon naufrage sera d^dsif, que je me trou?e- 
rai en face de la ruinei du dfebonneur, moi I... moi, Du* 
rousseaul Dlci 1^, j'aurais le taaps peut-Atre dialler a 
Prasly, d'aller f embrasser, te demandiMr da courage ! Je 
n'ose pas, j'ai bonte I Je ne Ytux pas me faine voir, ruinS et 
abattu, Ik oti on m'a ?usi ricbe, si magiiifique.«. c'est au-* 
dessus de mes forces... Et pourtant Je voudrais bleu ta 
voir I... Ton regard, ta voix, tes caresses me feraient du 
bien... Tu es pieuse, toi... tu me dirais de bonnes pa- 
roles... Tu me dirais comment on demande k Dieu le par- 
don et I'esp^ranoe... Ah! mon orgu^ll toujours mon or- 

gudl! C'est lui qui est frapp^ et c'est loi qui me punit 

C'est lui qui, dans mon d^sastire, est 1& ii mes cdt^s, h6te 
des jours de ditresse comme des jours de bonbeur : 11 ett- 



260 LA PIN BU PR0GE8. 

venime mes douleurs, il irrite mes plaies, il souffle k moo 
oreille le mot implacable qui tord le coeur, qui monte au 
cerveau, qui £gare la main, le mot qui tue... Sylvie! 
Sylyiel tu m'aimais autrefois... Sjlvie, qui me sauvera? » 

Cette lettre r^pondait trop bien aux terreurs, aux an- 
goisses, aux d^chirements int^rieurs de madame de Prasly 
pour qu'elle n'en roQtlt pas une impression profonde, une 
secousse terrible. Depuis quatre ans, tout enti^re k son 
amour pour George, k ses regrets, k ses esp^rances, k sa 
solitude, elle aVait n6glig6 son pire. Elle Faccusait secr6- 
tement d'avoir satisfait les rdves de son orgueil aux d^pens 
du bonheur de George et du sien. £lle avaitvoulu, en 
<i*enfermant seule au ch&teau de Prasly, prouver k tous 
qu'elle entendait rester, pour le monde et pour elle-m^me, 
la femme, peut^tre la veuve du marquis de Prasly plut6t 
que la fiUe de M. Durousseau. Mais, en face d'un malheur si 
grand, elle sentait se r^veiller toute sa tendresse filiate ; elle 
se repr^sentait son p6re dans une froide chambre d'auberge, 
seul avec ses pens^s, son supplice, sans consolation, sans 
soutien, comptant les jours et les heures qui le sSparaient 
encore du gouffre oti allaient s'engloutir trente ann^es d'une 
vie de travail, d'honneur, de richesse et d*orgueil ! Son de- 
voir, k elle, lui parut tout trac6 ; elle monta pr^cipitam- 
ment dans sa chambre, fouilla dans toutes ses armoires, 
vida tous ses tiroirs, fit une revue rapide de ses 6crins et 
de ses bijoux. £lle en calculait la valeur sans leur accorder 
un regret. Qulls pussent Taider ^ sauver son pire, elle n'en 
voulait pas davantage. N'avait-elle pas d'ailieurs renonc^ a 
toute parure ? Que lui importaient ces diamants, ces perles, 
ces opales ? Elle les avait port^s dans ces soirfes d*enivre- 
ment mondain qui avaient afflig6 Gebrge ; c*£tait assez 



REG0T9GIL1ATI0N. 261 

pour qu*elle les eut pris en d6goiit, et tout cg qu*elle leur 
demandait, c'6tait de se vendre cher. 11 y avait quelque 
chose de bizarre dans cei examen avide, dans cette curiosity 
ardente avec laquelle cette femme, si jeune encore et si 
belle, regardait ces joyaux admirables, ces merveilles dignes 
d'une main de f&e et d'un front de reine, non pas pour en 
jouir, mais pour s*en d^faire I 

Ce n'6tait pas ce sacrifice qui lui cotitait : mais, h force 
de se dire qu*elie n'aurait pas besoin de ces parures pour 
plaire h George, si jamais ils se retrouvaient ensemble, que 
George Taimerait bien mieux dans sa simple toilette, en 
robe blanche et avec une fleur dans ses cheveux, elle finit 
par songer h George un peu plus qu'il n'aurait fallu pour 
garder tout son courage. Depuis le depart de son cousin 
Edgard, eUe avait scrupuleusement compt^ les jours ; 11 y 
avait presque un mois qu'Edgard ^tait parti ; m6me en fai- 
sant la pai^t de Timpr^vu, elle pouvait, sans trop de i^ 
raison, attendre M. de Prasly d'un moment k Fautre. S'il 
revenait en son absence I Si, ne la trouvant pas au cha- 
teau, il s*imaginait qu'elle ^tait retourn6e aupr^s de son 
p6re, qu'elle s'6tait ennuy6e de son isolement, que les si- 
tuations ^talent rest^es les m^mes ! S'il y avait Ik pour 
cette ^me rouverte au bonheur, mais toujours fi^re et 
m^flante , un nouveau sujet d'inqui^tude , de ressenti- 
ment, de tristesse 1 S'il repartait pour ne plus revenir 1 Si 
le fruit de ces quatre ann^es de retraite, d' immolation et 
d'attente allait 6tre perdu I perdu pour toujours I Sylvie se 
d^battait en vain contre ces pens6es qui la dSvoraient; 
mais elles ne lui firent perdre de vue ni la certitude de son 
devoir, ni sa resolution de I'accomplir. Pout se rendre 
tQute hesitation impossible, elle acceieraitd'une voix ferme 
et br^ve les prSparatifs du departs Elle activait le domes- 



263 Li. nn du pioais. 

tique et la femme de diainbre qoi deraieot Vaccompagner. 
L^ teriiis et les boltes dt&ient aifemris dans lea cofTrets, 
les coBrets dam les malles, les malles duis les c»ssods ; un 
exprts entoyg au rehis voisin avail ramend les chevaoK ; 
UQ qutrt-d'heure encore, et Sylvie allait partir. 

EUe it'en eut pas le temps. 

On a remarqufi bien souvent gnc let manvaiBes noaveBes • 
se rgpaodent beaacoop plus vite que les bonnes, et cela 
est vrai sortout h ces ^poques de termentaUaa populaire 
oh les classes panTres, partag^es entre le booheur chlm6- 
rique qu'on leur promet et les souffruices r^elles qu'^les 
eodurrait, sonl k la fois assez exalte poar tout croire, et 
assez exaspdr^ pour tout oeer. La roine de H. Dorous- 
seeu ^tait le sujet de loos les entretieDs, taat k Prasly-le- 
Nenf qne dans les locality voisines. Un momeot suspendue 
par rinterveDtton d'Bdganl M^vil et le rdle qna^^ci^ 
doDt il arait eu I'idte de s'afTiibler aupi49 des tapagears 
du Cafi de la JennO'France, la rumenr puMique avajt re- 
pris son cours ayec plus de violence, et il s'y m^lait des 
amplifications et des commentaires, Ids qae les imagina- 
tions mfTidionales ne manquent jamais d'en ajouter aux 
^T^nements importants. On assarait qneM. Diirousseau, 
prtvoyant la crise, avait r^alis^ tous ses capttanx, et qn'il 
^tait puti pour an pays Mntain oi il tnenait un train de 
prince; D'aatres pi^tendaient que son ai^nt, de concert 
avec cehii de boa nombre de gros banquiers on riches 
capit^iates, servait h soudOTer les ennemis de hi B^pn- 
bliqiM, h ^iper une ann6e r^ctionnaire, prMe h mar- 
cher sur Paris, tambour battant et mfidie alhnnge, h Teffbt 
de rSlablir le tyran et de renverser le gouvememenl ppovi- 
soire. Les plus sages se contentaient d'affinner que le 
grand industriel s'^it astucieusement entendn avec ses 



B^CONGILIATieiT« 963 

eonfrires pour retirer de la circulation le ps^ier-monnaie 
et rargent mon&ay6> interrompre les travaux, faire fermer 
les ateliers, forcer les petits caltiTateurs ii vendre h bas prii 
leurs denrfes, (^ rtduire le pauvre monde h la misSre : le 
tout dans le seul but de bien oonstater qoe le triomphe d6- 
mocratique, eu r^ouissant loutes les imes, tvait Yiii 
toutes les bourses. Ce qu'il y avait de positif au milieu de 
toutes ces fables> c'egt que la Villa-Durousseau 6tait d6- 
serte, que pas un ouvrier ii*y avait mis le pied depuis six 
semaines, et qu*Aiidr6, le r^gisseur, tr6s-inquiet de Tab- 
senoe de son maltre, se sachant lui-mdme trte^impopu- 
laire, avait fini par perdre k pea prfes la tdte et par quitter 
le pays. C'est dans ces jours de crise et de catastrophe que 
Ton a pu apprteier la diffirence des serviteurs d'aujour- 
d'hui d'avec les serviteurs d'autrefois. Ceux-lft, attaches k 
la maason qu'iis servaient par d'autres liens que Tint^rAt, 
rhabitude on la crainte, snppl6aient, dans les mauvais 
jours, anx maltres absents, s'exposaient k des dangers 
plutOt que d'abandonner le seuil o^ ils avaient gmndi, oft 
ils avaient teur part d*aiIection ^ de souvenirs, et ne se 
croyaient ni digagSs de responsabilitd, ni dispenses de d6- 
vouement, paroe qtfon n'dtait plus Ui pour les commander 
etles payer. M. Durousseau, nous Tavons dit, 6tait de son 
temps. II Mait juste, parfois magnifique envers ses subor- 
donn&S) mais rien de phis; il n'avalt point songi k mettre 
dans ses rapports avec eux oe je ne sais quoi qui fait Tefifet 
de la goutte d^huile dans le ronage^ el dont nos anciennes 
mcBurs ^t nos aacieniies families avuent seules le <i^ret. 
Andr6, tmitt par lui aveo cette prficislon stehe et imperative 
qui n'anive jamais jusqu'au cceur, le servit sans Faimer, 
fit souflRrir k ses propres inffrieurs, avec un degr6 de ru-* 
desse de plus, ee qu'il soUssait lui-«mtaie) exag^ra les 



1 



%4 LA FIN VV PROGJES. 

intentions rigides, mais droites, de M. Duroasseau, ne 
songea qu*^ grossir son petit p6cale, et, quand vinrent les 
moments critiques, n'eut d'autre id^e que de s'en tirer sain 
et sauf, lui et ses Economies. Andr6, malgr6 son ^corce 
grossi^re, avait un pen de lecture, et 11 savait qu*apr6s les 
revolutions, les ministres sont encore plus menaces que 
les rois. 

n yeut done, & Prasly-le-Neuf , d^s le commencement de 
mars, quelques m^contents qui ^talent d6jk ddsoeuTr^s et 
une foule de d^scBuvr^s qui furent bient6t m^contents. 
Ajoutez-y ce contingent de mauvais sujets, de vagabonds, 
de maraudeurs, que foumit chaque commune et que mul- 
tiplient dSmesur^ment les temps ded^tresse et de cli6mage, 
et vous comprendrez ais6ment que la tranquillity du pays 
fut fort compromise. 

Le meunier Girard, citoyen maire, quoique bonhomme 
au fond, avait donn6 k la demagogic criarde trop de gages 
pour avoir de Tautoritd centre elle : d*ailleurs, on le savatt 
riche, et c*6tait assez pour qu'il fAt suspect et pour qu'iletlt 
peur. Marius Floquet, install^ dans son tribunal, cachait 
de son mieux son bonnet rouge sous sa toque noire. Quant 
& Tadjoint, c'6tait un paysan illettr^ et finaud qui tremblait 
comme la feuille k la seule idSe de se faire un ennemi. Le 
garde-champ^tre avait ^t^ remplac6 par un braconnier 
dont les opinions avancees offraient toutes garanties. La 
brigade de gendarmerie conservait seule un peu de pres* 
tige; mais on commengait k regarder les gendarmes de 
travers, et la femme du brigadier ^tait en couches. 

Le plus dangereux, le plus acham^ de ces vauriens qui 
n'attendaient qu'une occasion de devenir des malfaiteurs, 
etait ce Baptists Fraisse, que nous avons vu au Caf^ de la 
Jeune-France, cherchant k ameuter d'autres faintonts» 



RECONCILIATION. 265 

pour aller demander du travail k mad^me de Prasly. Bap- 
tiste 6tait ivre de fiel et de mis6re. Mauvais ouvrier, pares- 
seux, buvant au cabaret les quelques sous qu'il extorquait 
aux gens charitables, il laissait chez lui, sur un grabat, sa 
femme et ses trois enfants que son travail eM fait vivre ; il 
passait la joum^e h se croiser les bras le long des haies ou 
sur la place, et, le soir, il criait contre les riches qui s*en- 
graissaient de la sueur des pauvres. Plusieurs fois, Sylvie 
avait 6t6 obligee d'interc6der auprfes du rSgisseur Andr6, 
pour obtehir que Baptiste rentr^t h. la fabrique, oil il met- 
tait le d^sordre par son inconduite, ses mauvais exemples 
et ses propos incendiaires. Depuis quelque temps, on le 
rencontrait rOdant autour du ch&teau, et, quand il voyait 
venir h lui, soit le docteur, soit le curS, soit le uotaire, au 
lieu de les saluer, il d^toumait la t^te comme pour cacher 
un dessein sinistre, ou il jQxait sur eux un regard insolent, 
comme pour leur faire entendre qu*il ne craignait plus les 
honn^tes gens. 

Heureusement, il 6tait l&che, et reculait k Viiie d*atta- 
quer ouvertement le ch&teau ou la villa. II savait od con- 
duit le vol avec effraction ou par escalade, etles gendarmes 
lui avaient signifi6 que s'ils le trouvaient, h la nuit tom- 
bante, trop pr6s d'un mur de cli)ture ou d'un poulailler, 
ils Fempoigneraient. Ce qull esp^rait, c'dtait un incident 
foumi par Tagitation publique, qui lui permit de mettre 
ses convoitises sous le convert d'une manifestation g6n6- 
rale et de subvenir h ses app^tits famdliques dans la 
oohue d'un mouvement populaire. Ce mouvement, il 
avait d6]h, k plusieurs reprises, essayi de Texciter ; mais 
ses tentatives avaient £chou6, tantOt contre une circon- 
stance fortuite telle quo le passage d'Edgard k Prasly, 
tant6t contre la repulsion instinctive inspire par Baptiste 



'360 !■* 'IN >ii »kocis. 

i. ceui-l& mtaifi qui sembl^mt faits pour AUt ses com- 
plices. 

Le jouF 06 DOus a conduit notie rScit, B&ptiste dtait 
sorti it grand matin, pour ne pas eolaiidre sa fetniae et ses 
enfants qui liii demandaient du p&in. Lui-m&De n'avajt 
lieo mang6 depuis la veille; les cabaretiws du Ixiurg ne 
TOulaient plus lui faire ciidit; le Caiid de la Jeune-Fraoce 
lui ^tait totmi, et il n« pouYut plus mtaie, suivaitf sou ba- 
bitude, noyer sa faim et m rage dans le vin 00 reau-de- 
Tie. II se promeoait, batlant les buifisons, sor le cbemm 
qui va de Prasly au Pont, lor«qu'il renctmtra I'expris en- 
voy6 pa; Sjlvie pour commander les chevaux de posts. Ce 
messager 6tait uQ jeune garcon de seize ans, us peu niais, 
moiU6 paysao, moiti6 domestique, ud de oes ^tprentis 
malti«s-Jacques, doiit Walt»-Scott a dessin6 le t^ dans 
le malheureux Gibby des Pwitains d'teost€, et que po»- 
sMent, arec plus oa moins de Taraotea, presque toute» les 
miusons de province, surtout dans le Midi. .A^oel -» c'6- 
tait son nom — avaU aidd & £&ire les malles, et, en rcoe- 
vant les ordres de Sylne pour le releis voisia, 11 arait pa 
voir, ^parpilife sur le t^is dans un pdhwesque dfeordre, 
ces terins, ces collier*, ces bracelets, chefs-d'cBUTre ds 
JanissA et da FromentrHrarice, visians aussi ti)loHifisuites 
pour BOD regard naif que les Contet de Fiea ou lei Miile 
et WW N-uiti ponr les lecteurs adolescents, fi^lste Fraisee 
chemina cdte h cAte avec lui, le questlonoa et le fit jaser, 
ce qui n'^tait pae difficile, ^net lui raosnta que lout 6tait 
en mouveouint au cbfLteaOr que madame la marqaise allait 
parUr, que tout 6tait prAt pour ce depart et qa'W allait, tni, 
Agnet, demaoder ^ la potts les cbevaux qui devaknt em~ 
mener madame de Frasly. Baptisle dresta roreiUe & cette 
wninUe, comme un braconnler qui mitnd I'aboi de lei 



RECONCILIATION. 267 

chiens glapir h travers les taillis, et il redoubia son inter- 
rogatoire. Agnet 6tmt trop 6merveill6 des belles choses qu'il 
avait vues pour oilblier d'en parlor, et son admiration se 
traduisit dans un ricit si resplendissant, qn'on e(kt dit que 
tous les tr^sors de Golconde, tons les diamants du grand 
Mogol, tOBtes les perles d'OpIur venaient de sTentasser 
dans les caissons de madame la marquise. Qu'on jnge de 
Teffet que dut prodnire cette description californienne sur 
rimagination affamfe et enfl^trSe de Baptisle ! Son parti 
fut pris h rinstant; mi premier toumant de la rotHe, il dit 
adieu h son jeune compagnon, et, reprenant k grands pas 
le chemin du village, il combina son plan strat^gique, de 
fagon k rfeliser enfln, et presque i^uis risqnes, le rftve qu*il 
caressait diqnds si loDgtemps. Car se presenter seul, en 
plein jour, ao diftteao^ effraj^r madame de Prasly, s'em- 
parer de oes bijoux dont le moindre £tait une fortune, it 
n'y fallait pas songer : Baqitiste avait tontes les qualit6s 
qui font le bandit complely excepts la braroure. Se glisser 
furtivement dans fat maison, se cacber dans quelque galetas 
ou quelque armoire, et, la nuit venue, mettre la main sur 
un de ces ooffres si bien dterits par Agnet, ceki edt mieux 
arrange Baptiste; mais c'6tait encore trop chanceux, et 
d*ailleurs madame de Prasly aUait partir : il s'^tait dit, dfes 
les premiers mots de TexpaBsif domestiquef qa*il feillait s^ 
prendre autrement 

II se: dirigea done sans hdsiter et k pas de course vers 
Prasly-le-Neuf, et comme si le hasard eAt voulu favoriser 
ses desseins, 11 put recueillir sur sa route troisou quatre de 
ses camarades de la fabrique et do cabaret, mis en grfeve 
comme lui, comme lui moonoit de fidm, et presque aussi 
bien pr6par6s que lui*mdine & tous les mauvais coups quil 
leur proposerait II tear dit de le suivre, en ajoutant qull 



268 ta FIN DU PROcfes. 

y aurait grasy slls avaient Fesprit de le seconder. lis ne 
se firent pas prier, et leur petit groupe recrutant quelques 
autres d^soeuvrSs h mesure qu'il avancait, lis ^taient dix 
ou douze quand ils arriv^rent h la porte du Caf6 de la JeuDe- 

France. 

Ils entrtrent hardiment. Le cafetier p&lit en reconnais- 
sant les plus mauvais sujets du village ; mads leur nombrOj 
Teffraya, et il n'osa ni les renvoyer, ni leur refuser la' 
consommation de rigueur. D'ailleurs un feu sombre et tei^ 
rible couvait dans ces yeux caves, sur ces figures amaigries, 
et le cafetier avait trop chants avec eux, dans les premiers 
jours, de Girondins et de Marseillaises, il avait trop c616- 
br6, le verre en main, les bienfaits de F^galitd et de la fra- 
ternity, pour pouvoir opposer des arguments bien solides h 
la soif de ces dangereux clients. Courtisan un peu trop 
press^ de la victoire, il s*etait cru un grand politique en 
pla^ant la prosp^rit^ de son Caf6 sous le pli le plus rouge 
du drapeau r^publicain. Les consommateurs paisibles et 
payant comptant, s'^taient peu k peu ^clips^s, laissant le 
champ libre aux tapageurs. Llmpr^voyant tavemier re- 
cueillait ce qu'il avait sem6. Ualcool itait tiri, il fallait le 
boire. 

Baptiste se fit apporter une bouteiUe d'eau-de-vie et 
remplit les verres, tout en regardant h droite et k gauche 
dans la salle ; il faisait beau, et c*6tait un lundi : tons les 
bons ouvriers travaillaient : il n'y avait dans le Caf6 que 
les fain^nts et les mauvaises t^tes. Baptiste fut tr6s-content 
de cette premiere inspection. 

Quand on eut bu rasade, il annonga d'un geste qu'il 
avait k dire quelle chose d'important : on fit & peu pres 
silence, et il s'toia d'une voix stridente : 

— Savez-vous ce qui se passe T Madame la marquise 6e 



REGOIfCILIATION. 26^ 

Prasly part dans une heure , emportant plus d*argent, d'or 
et de pierreries qu'il n'en faudrait pour nourrir la com- 
mune enti^re pendant vingt ann^es I 

On se r6cria : Ce n'est pas possible I Madame de Prasly 
n*a pas boug6 d'ici depuis quatre ans. Le docteur est encore 
all6 ce matin chez elle ; c*est un conte ; pourquoi s'en irait- 
elle ? EUe ne s*en va pas... 

— Elle s'en va si bien, que, si vous voulez venir aveo 
moi sur la route, vous verrez arriver les chevaux de poste 
qu*elle vient d'envoyer chercher. 

Et il leur raconta, en amplifiant, sa rencontre, la com- 
mission dont Agnet 6tait charg6, et tout ce que lui avait 
narr^ h lui-m^me le candide messager. 

— \oilh, les riches I dit-il en flnissant : Le pays souffre ; 
le peuple a faim : il faudrait occuper ces bras qui veulent 
du travail, remplir ces benches qui veulent du pain..» 
Savez-vous ce qu*ils font, ces aristocrates? lis fontun 
paquet de leurs bijoux et de leur or, et bonsoir la compa- 
gnie I Le p6re est parti le premier ; la jQlle va le rejoindre,, 
et tons les 6cus de Tarrondissement auront voyag6 dans 
leurs malles 1 

— II ne faut pas qu'elle parte ! il ne le faut pas I Nous 
saurons bien Fen empdcherl hurl6rent les plus har- 
dis. 

C'est ce qu'attendait Baptiste ; il ne laissa pas refroidir 
un si beau z^le, et frappant du poing sur la table : 

— Oui, mes amis, reprit-il ; de bons patriotes comma 
nous ne doivent pas souffrir qu'on trahisse la R^publique : 
or c*est la trahir que de quitter son pays dans un moment 
oil les riches ont peur des pauvres, ou les pauvres ont be- 
soin des riches ! 

Ces deux mots, s'enfongant comme des coups de maillet 



570 Li pni DP MlOCfcB. 

-dans ces cetTMUx surexciife, y produisirent leur effec or- 
dioaiFe. 

— Les riches ont asses join t il faat que lea panrres 
aient leur tour I criSrent en chteur les digoes acolytes de 
Baptiste. 

— Mais «a moins nons ae feroBs ancvn msi i. la bonne 
dame I dit un des assistants, un pec plus timoii que les. 
antres. 

— Qui paile de tni faire mat T rSpliqna Baptiste en lut- 
gant h I'inlemipteur un r^;ard foudroyant. 

Puis, COTnme frapp* ff uo sonveoir : 

— Mes amis, mes frferes, dit-il avec une sombre amer- 
tume, il y a UQ mois, oons ^tiouB id tous, comme SBjotn^ 
d'hui ; je Yons proposal ce que je tous propose encore en 
€6 moment ; qnelque dtose de imn innocrat et de t«ei) 
simple : d'aller demander du b^rrail k madame de Prasly, 
rien de plas ! Un voyageur que le hasard amena daas cette 
salle, que doub D'aVons plus rsvu, et qui, j'en sais sAr, 
s'est jou* de noas, arr6ta voire *lan pattiotique : il yens 
fit pcur... 

— Non, non, jamais peur 1... Le patriote n'a pas pear ( 
beagl^rent les ivrognes, qui, au graad dteespoir dn cafe- 
tier, voftaleQt de d^udier leur ciaqui^e bouteille de 
cognac et d'y puisei* une bravoure surhumaine. 

— n TOUS fit M bim pear; ingista Bap&te en criant phis 
~fort, que voos n'y etes pas lUl^s, et que, depois un mois, 
Touscrewe de faim... 

— Cest vrai 1 mais cette fois , bien fort qui dobs arrtte- 
raitt dit un buveur en brandissutt sen yerre. 

— Bh Htfa I en route I et au pas de diarge 1 il n'y a 
pas un moment k perdre, sans quoi le bel oiseau serait d^ 
iiidi^... 



RECONCILIATION. 271 

£t ils soilirent du CM en tamnlte : ce n'^tait plus on 
groupe, c'^tait une ^meute. Les curieux, tes tildes, les 
poltrons, avaient fini par se joindre k eux; tons les polis* 
sons du vULage s'^taient mis de la partie. Oa 6tait entrd 
douze, on sortait deux cents. 

Au bout d'une demi-^heure, cette tourbe avin^e, d6gue- 
nill^, rugifisante, arrivait au cMteau de Prasly. En chemin, 
les uns pour paraltre plus importants, les autres pour don- 
ner plus de valeur h leurs menaces, s'6taient arm^s de tout 
ce qu'ils avaient trouv6 sous lear main : qui una faux, qui 
un rdteau, qui une fourche ; les braconniers un fusil, les 
maraudeurs une cogn^e. 

La porte du ch^Ueau 6tait ouverte h <teux battants, et, 
quand ils entrirent, ils tirent que Baptiste Fraisse ne les 
avait pas tromp^s : les cbevaux de poste 6taient d^jit dans 
la cour ; le postilion les attelait. 

— Postilion de maUieur I emm6ne tes chetaux, et plus 
vite que <^ ! lui dit Baptiste en lui mettant sous le nez les 
six dents d'un r&ieau de fer. Madame ne part pas : nous 
aTons a lui parl^ 1 

£t il jetait d&jk un avide regard sur les malles que Ton 
portait dans la voiture. 

— Le magot est 1^, dit-il tout bas aux deux ou trois 
6meutiers dont il se croyait le plus sftr. 

Sylvie 6tait k sa fendtre, surveiUant les pr&paratifs du 
depart. EUe vit cette foule, elle entendit oes mots : elle 
comprit tout. 

Elle s'^tait d^cidto si Tite qu'eUe n'ayait pas eu le temps 
de faire pr^venir ses trois vi^x amis. Elle ^tait seule. Ses 
domestiques, glacis de teneur, ne pouvaient lui £tre d*au- 
cun secours ; le postilion, stup6fait et effi*ay6 des menaces 
de Baptiste, commenQait it di^teler ses cbevaux. 



272 L^ FIN DU PROGES. 

— PostillOD, que faites-vous done? s*6cria-t-€lle d'une 
Yoix ferme : attelez, je descends. 

£t, une seconde apr^s, elle parut sur le perron, pr6le k 
descendre an milieu de cette troupe furieuse, compost, 
comme toutes les ^meutes, de cent cinquante imb^ciles^ 
de quarante 6nergum6nes, et de dix coquins. 

— Mes amis, que voulez-vous T leur dit-«lle avec calme. 
Elle 6tait si belle et si imposante dans cette attitude se- 

reine, qu'il y eut un moment de surprise et de silence. Les 
plus exaltis avaient honte d*eux-mdmes et de leur ouvrage. 
Les Imbeciles et les poltrons commeuQaient k regretter 
d*6tre venus jusque-lk. 

— Madame... la marquise... citoyenne, nous ne voulons 
pas que vous partiez I bSgaya Baptiste, cherchant h re- 
prendre son aplomb. 

— n le faut pourtant, dit-elle de ce m6me ton calme et 
ferme : — et elle fit un pas vers la voiture, comme pour 
donner courage au postilion qui en avait grand besoin. 

— Je vous dis que nous ne voulons pas que vous par- 
tiez 1 La R^publique ne le veut pas I reprit Baptiste, h qui 
ces grands mots rendaient toute son arrogance, et qui 
d*ailleurs se sentait aoutenu. 

— Qu'est-ce k dire ? La liberty ne veut pas que je sois 
libre? r6pliqua-t-elle en souriant. 

Puis, regardant dans la foule, et reconnaissant quelques 
visages moins hostiles : 

— Ah I c*est vous, Jacques, dit-elle avec bont6, et vous 
aussi, J6r0me I... vous 6tes venus pour me dSfendre ; c'est 
bien, c*est trfes-bien ! je vous en remercie... 

— Au fait, murmuraient ceux qu'elle interpellait ainsi, 
cette bonne dame n*a jamais fait de mal h personne. Elle a 
peut-£tre un motif bien puissant pour partir 1 



RECONCILIATION. 273 

— Oh ! oui, bien puissant I s*6cria Sylvie avec cet ac- 
cent du coeur qui 6meut parfois les Ames les plus rudes. 

— Et puis, elle reviendra... ajouta J6rdme, le moins 
m6chant de tous, et d^sirant la tirer de ce mauvais pas. 

— Oh ! oui, mes amis, reprit-elle, croyant sa cause ga- 
gn6e : je reviendrai dans quelques jours, et je vous rain6- 
nerai mon p6re. . . mon pftre qui vous aime, qui vous don- 
nera du travail h tous I... 

A son insu, la pauvre Sylvie venait de commettre une 
maladresse. M. Durousseau ^tait estim6, consid6r6, envi6, 
servi, mais il n'^tait pas aimi; d'ailleurs elle avouait 
qu'elle allait le trouver, et Baptiste n'avait pas dit autre 
chose : il comprit qu*il allait regagner.tout le terrain qtfil 
avait perdu. 

— Vous le voyez 1 fit-il en ricanant, elle le declare elle- 
m6me ; elle va rejoindre son p6re : elle lui porte des tas 
d'or et d'argent, tandis qu'ici Ton n*a ni travail, ni pain I 

— Moil grand Dieul s'icria Sylvie, que cette accusation 
trouva sans defense. 

— Oui, vous 1 poursuivit-il plus hardiment. Dites-nous, 
faites-nous le serment que vous n'emportez que vos cha- 
peaux et vos robes, et nous vous laissons partir. 

Sylvie n'avait jamais menti. Elle se tut. 

— Eh bien I que vous avais-je dit ? cria Baptiste k ses 
complices avec un accent de triomphe. Elle emporte de 
quoi nous faire tous vivre comme des princes pendant 
vingt ans, avec diners h trois services, vins fins, linge 
blanc et cigares de cinq sous... et cela est si vrai, qu*elle 
n'ose pas m6me mentir ! 

Sylvie restait muette ; son courage ne Fabandonnait pas, 
mais ses forces chancelaient. 
'— Madame 1 dit un des plus chauds meneurs, aussi 



274 LA FIN DU PROCBS. 

avide que Baptiste, mais moins mtehant, vous voulez par- 
tir, aller retrouver M. Duroasseau qui peuti-6tre a besoin 
de vous. Soit; mais aou6,.nou8 avons faim» nous n'avons 
plus d'ouvrage; nous sommes ici deux cents qui nesavons 
pas si nos feounes et nos enfants auront h manger de- 
main... Allons, madame, vous 6tes charitable... un bon 
mouvementl... Laissez-nous puiser dans yos caisses, et 
vous serez libra de partir. 

— Ahl jenepuispas, c'est impossible i r^pondit Sylvie 
songeant h son p&re. Par piti6, ne me le demandez pas I 

EUe dit cela avec una expression navranta qui eHX atten- 
dri des tigres. Hais il y a dans ces tourmentes populaires 
un moment ou le g6nie du mal Femporte, ot les dernieres 
voix de la piti6 s*envolent 6perdues. Ce moment 6tait ar- 
rive ; Baptiste triomphait. 

— Ah 1 c'est comme <;a I dit-il m gringant des d^ts : 
on fait des politesses k la ctto]jfenne, et elle ne vent pas en- 
tendre raison«.. Eh bient tu ne partiras pas, et nous au- 
rons le magot 1 Et si tu dis un mot, nous mettons le feu k 
ton aristocrate de voiture I 

Et il 56 dirigea vers la caltehe de voyage. Sylvie fit un 
mouvement pour se j^r devaat lui et se plaga r^soM- 
ment devant la voiture, avec un regard oil se ccHifondaient 
la douleur et la resignation chr^tienne. Hais le miserable, 
arrivt^ k ce demi^ paroxysme de haine, de fiivre, de cupi- 
dity , d'ivresse , oA Fhomme est plus fSroce que la b6te 
fauve et plus grossier que la brute, leva son r&teau de fer 
sur la courageuse femme. 

Elle ne pd,lit pas ; tous les assistants, ni^me les plus fo^ 
cenfe, poussdrent un cri de terreur : le r&teau allait re- 
tomber. 

En ce moment^ on officier en p^te tenue parut ^ la 



ftlicOKGILIATIOIf. 275 

porte. n £tait suivi d'on soldat do 4 4 « liger, d'nn spahis et 
d'Qn domestique arabe. 

Sylvie le regarda, lai tendit ies bras; elle ¥onlut parler, 
mais sa voix expira sur ges Mrres : une joie celeste illu- 
mina son visage, puis fit pteoe i nne p&leur effrayante. 
Uoffider oourait ^ elte ; on supreme effort la ranima : — 
George, mon George! s'^cria-telle. 

C'^tait le marquis George da Prasly, rentrant, apr^s. 
qnatre annfes d'absence, dans le chd,teau de ses pires. 



T#vl Mirteii. 

George, en entrant dans la cour, n'ent pas besoin d'un 
grand effort d'intelligenoe pour oomprendre oe qui se pas- 
salt. Plus prompt que T^clair, il se pr6cipita sur Baptiste 
Fraisse au moment oft le r&teau de ce forcen6 allait s*a- 
battre sur la tto de madame de Prasly. Saisir Baptiste au 
collet, le d^sarmer d'une main, le faire pirouetter de Fau- 
tre, et, par un vigoureax tour de poignet, le forcer de se 
mettre k genoux devant la marquise, oe fut pour George 
Faffaire d'un ii^tsmt; puis, se retoumant vers les 6meu- 
tiers qui remplissaieot bi cour ^ que son arriyte soudaine 
avait glac6s de frayeur : 

— A genoux, tous I s*6cria-t-il d'une voix tonnante ; k 
genoux devant cette femme que vous avez insulteel 



376 LA FIN DU PROC&S. 

n y avait dans son attitude quelque chose de si Snergi* 
que et de si fier, que tons ces mis^rables, p&les et muets 
xiomme en presence de leur juge, sentirent leurs jambes 
fl^chir. Cependant ils hSsitaient encore. 

— Mes amis, dit George h ses trois compagnons d'ar- 
mes ranges ^^quelques pas en arrifere, serrez-vous pr6s de 
moi, et attention 1... nous allons voir 1... 

Sans l^her le collet de Baptiste, toujours agenouill6 et 
se dSbattant sous sa puissante 6treinte, M. de Prasly tira 
de sa poche deux pistolets h double canon, en passa un au 
domestique arabe et ordonna aux deux soldats de tirer 
leur sabre. Ensuite, dirigeant son pistolet vers la foule 
^pouvant^e, et faisant signe h TArabe de I'imiter, il reprit, 
de sa plus forte voix de commandement : 

— Si, h rinstant m^me, vous ne vous agenouillez pas 
tons, j'^trangle votre digne chef et nous faisons feu de 
nos quatre coups ; nos sabres feront le reste. 

Tel 6tait le silence de cette cohue, si bruyante tout h 
I'heure, que Ton entendit le bruit sec des pistolets que 
George et son domestique armaient. En m^me temps Bap- 
tisle, suffoqu6, poussa un cri d*angoisse. 

Tons tomb6rent h genoux. 

— G'est bien, dit George sans quitter sa position defen- 
sive ; maintenant, toi, poursuivit-il en s'adressant a Bap- 
tiste, qu*il remit brusquement sur ses pieds, et qui se lais- 
sait faire comme une machine inerte, ton nom? 

— Baptiste Fraisse, b6gaya Touvrier, qui 6tait livide. 

— Fraisse! r6p6ta M. de Prasly comme frapp6 d'un 
souvenir ; il me semble que ce nom ne m'est pas inc^nnu . . . 
Ton age? 

— Trente ans. 

— Ce n'est pas cela... non... Mais tu as un frfere... un 



RECONCILIATION. 27? 

fr^re n6 en 4823... conscrit de la classe de 1844, ayant tird 
le num^ro i 3 ? 

— Oui, murmura Baptiste d'une voix mourante. 

— II 6tait pauvre, laborieux, n^cessaire h sa famille ; 
mattre Ramignard s*int^ressait h lui... Sais-tu quel est 
rhomme qui, h cette 6poque, lui a servi de rempla- 
Cant? 

Baptiste foudroy* ne ripondait rien. George reprit avec 
une dignity froide et douce, plus irresistible encore que sa 
colfere : 

— Cest celui dont tu t'appr^tais h piller le chftteau, 
dont tu menagais la femme... c*est le marquis George 
de Prasly, actuellement capitaine au 11« 16ger... c'est 
moi!... 

II y eut un cri de repentir et de honte dans cette tourbe 
d^guenill^e qui, cinq minutes auparavant, appartenait tout 
enti^re au g6nie du mal. 

— Monsieur le marquis, pardon... c*etait la faim... la 
mis^re ; il n'y a plus de pain... plus d'ouvrage. 

— Est-ce vrai ? demanda George h quelques 6meutiers 
d'une figure un peu plus humaine. 

— H61as I oui, bien vrai, r6pliquferent-ils en se rassu- 
rant par degrSs. Madame la marquise allait partir... nous 
n'avions plus d'espoir que dans sa presence parmi nous... 
Et alors... 

— Vous alliez partir, madame 7 s'toria George dont le 
front se rembrunit. ^ 

Sylvie, pendant toute cette sc^ne mille fois plus rapide 
que notre rteit, Stait restto immobile pris de la voiture, 
Toeil fixS sur son man avec une indicible expression de 
leconnaiss^nce, d'admiration et d'amour. Rappelte h lui 
par sa question, elle lui r^pondit avec calme : 

8^ 



S7& L A* FI N ' nU * PAD ois. 

— Qui, mom ami; je vcms dirai' pmrquoi qnsnd nous^ 
seroDs seuls. 

— La misfcrev 1^ faim , la oraihte diB p«pdre votm bien- 
fidtrice, reprit'George (Tun. air grave, tfexcusent pas d'bor- 
ribles violtaroes-... Vows avier; d'ailleurs, quaard je suis^en- 
trt, une siiiguliftre fa^on de retenir parmi vous cell^en 
qui vous mettiez votre dernier espoir. N'importe I je- ne 
yenx pas que le jour oti je reviens dans mon pays-soit 
marqu^ peur un seul d'entre vous par un ch&Ument^ 
mftme miriW. Ce n'est pas moi , d'ailleurs, que vous avw 
offa[i86... Sylviei pardonuezHrous-Sr oea pauvres geos ^ 

— OhI dfi^ttmtemoB SLme! j'allais vans wiprier, s*-*- 
cria-t-elle ; que ce seit Ik votre don de bieBvenuel 

— G'est bien , dit George en la remerciant du regard ; 
madame de Ptasly veus pardenne. 

ns s'inelinirentlOus <}omme'des oondamif6^k moitdont 
une reine eAt sign6 la grSice. 

— A prfeent> dcouteftnnei^ repriHldeoe ton martial 
et fler que Syiviene lui> cDnnaissait paset qui lui allait si 
bien. Le pays d'ot je vims et le mistier que j^i fait n'enri- 
cbissent gu^re ; pourtant i/oiei la bourses dti soMat pour 
subvenir it' vo9 premiers- besoins : il &ut aller au plus 
press6, et sQitout eorpftdier que vos ftoimes^t vos ^enfant^ 
meurent de fidm; puis, avant huit jourS) jevous promets 
du travail : comment ? je n'en sais rien moi-m^me, car 
voilii tout mon surgent comptant; Mais madame^e Prasly 
pciera Dieu, et Dieu ne nous abandonnera pas-. 

Et; d^pki^antiineiongue bourse'^giirienne qui lussait 
reluire h tfavers sas maiUes un aisez bon nomAre depi^ 
oes d'or; ill en flt'Iui^^me' la dlstiibution de gnmpee» 
groupe>-Ne vouy^tomiez/ pasvdb raie voir si'riobe, dlsut^ 
il pendant cett^opirattonictiaritable^ jesavias'queijeF^troiH 



RiGONcrminiON. 319 

i^emisiici deiamiLsfare : j^enaiitouch^^un mot & mon gsd- 
niral, billies xamaredBs,^!M. fidgaid ilfAtil,:raon cousin, 
et:i}s:n'ont!pas'm»ii]ii'nie taisaer)pattir termains vides. 

Tont'oela'itaitdit'Bvec'Uiie aimplicil^iioble.et calme qui 
raieYait iBsriHoiadrestmotSyfaesimaindms^gBSte. Hoe Ion- 
gue ftociamation )repDnd]it : h see rpandte,c& xes largesses, 
ddffouement tbiBn iniatlendu ate t»tle QSo6ise tumultuftuse. 
Quand) ibeut fini,» Qimonta suritat fitemiim marcbe du per- 
ftm,ret:il lepntdten^ton plos'sdiFtee : 

— <Un mot vncoie.tVous eliez vousretinr vnbon ordre; 
aucuner{daintenie'8eia<adfessfe:paT moiiiia jmtice ; 'mais 
y^ideslfoaDiii6,)|HniTsniTit--il'3en«ddsignantileia main le 
postilion let tesHsoldats. Si j'apprends qu^emilliftraepar- 
tied&ceiqiie'je'Tieiis de tous don«er:a '^ik dipens^e an 
loabaret ; 'si,> d*ici h huit fours, on signote dans la com- 
muiie<nn d^lit, une menace, une>velUit6de ddsordre,Je 
saurai vous Tetrovyer, et,«ette)fo£3^ je geraiiinftexiUe. Mam- 
tenant , ngertez : je vous donne Tendez^Tmis, h huit jours 
d'ici, dans la fabrique de mon beau^pire, dans les^jardins 
de la villa, sur les digues de rArdiete, snr la terrasse de 
PraMy, partout oti il^^aura du >pain k gognier ihooon^te- 
ment, ?pan*)le trsraail. 

— iViveiM. Ieni»inpii9l .tWe)inadanielamai*quiiie!'m&- 
rent i& pteiBs 'pommms lass 'bmines ^gsm, ^dont plusieurs 
&taM»t^n»S'^ur pillerile chftteau de I'un et voler les bi- 
joux de Tautre. Auru poputtms! a dit la sagesse iatilie. 

Geovge aoiieya ide ies eongtiier d'uti geste, ^et jamais 
capitaine ,4i6n~!6te de sarcompagnie , we fut plus T6guUiTe- 
ment jobii. lesiplus'mdtlEis,.ltaKrem d'enngtre^tpitttes ^ si 
bon tmarehi ; les plus: honnMes, > pressids de 4^oigiier teur 
repentir ; (tous, subji^^s par Firrtsistible ancorit^ de cette 
m&leiflgare,' de (sette parole inergique, de e^^ fl^-att>- 



280 LA Fill DU PR0GE8. 

tade. ns sortirent en bon ordre, et, au bout de quelques 
minutes, cette grande cour 6tait vide. George, pour en flnir 
avec son r61e impSratif, commanda au postilion de d^teler 
ses chevaux, de les mettre provisoirement h T^curie, et 
d'aller se rafraidiir h la cuisine ; puis il ordonna aux do- 
mestiques du ch&teau d'avoir soin de ses compagnons de 
Yoyage, qui, sur un signe de lui, suivirent le m^me che- 
min. II se retourna alors vers SyMe ; ils 6taient seuls, bien 
seuls. Tout ce qu'un amour longtemps contenu pent mettre 
d'ardeur dans un regard, dans un mot, rayonna dans ce 
regard , vibra dans ce cri de George : Sylvie ! ma femme I 
Elle-m6me venait de passer par des Amotions trop vives, 
rarriv6e de son mari Tavait sauv6e d'un trop horrible dan- 
ger, sa Yue lui avait caus6 une joie trop souveraine, pour 
qu'elle ptLt se souvenir de tout ce qui n*6tait pas lui. M . de 
Prasly lui tendait les bras. EUe s'y jeta comme dans un 
refuge oti aucune douleur ne pouvait plus Tatteindre. II la 
pressait sur sa poitrine avec une force surhumaine, et son 
ccBur, trop plein, ne savait que r6p6ter : 

— Sylvie, tu me pardonnes ? 

— Te pardonner I qu*ai-je h te pardonner? murmurait- 
elle d*une voix entrecoup^e par des larmes de bonheur : te 
pardonner, h toi , le plus noble, le meilleur, le plus brave, 
le plus loyal des hommes I te pardonner d'etre revenu , de 
m*aimer, de me le dire, h moi, si fi^re de porter ton nom, 
si flfere d*6tre ta femme I George, je f aime I 

£t, comme si elle eilt pli6 sous le poids de ces sensations 
d^licieuses, elle s'inclinait, par un mouvement plein de 
gr&ce, cachant son visage dans les bras de M. de Prasly, et 
abandonnant h ses 16vres les tresses d6roul6es de ses beaux 
cheveux. Puis, se relevant tout h coup, rapprochant sa fi- 
gure de la sienne et plongeant ses yeux dans les siens, elle 



'•. ^^:Wl^-^y:tfTs^^^- 



RECONCILIATION. 281 

le contemplait avec une sorte d'ineffable extase. EUe admi- 
rait le changement qui s'^tait accompli dans toute sa per- 
Sonne : ces traits dont la distinction primitive avait 616 
longtemps amortie par un air de timidity triste et m^fiante, 
et qui maintenant brillaient d'une expression vaiUante et 
virile , reflet d*une belle vie et d'un grand coeur; ce teint , 
bruni au double feu du soleil et du bivouac, et dont le hd.le 
s*accordait si bien avec ces yeux noirs ; cette fine mous^ 
tache , ces cheveux bruns, coupes court et d^couvrant un 
front de poete, de gentilhomme et de soldat ; cette taille 
haute, qui ne perdait plus un seul de ses avant-ages, et dont 
Tattitude calme et digne 6tait de celles devant qui une 
femme aimante 6prouve un myst^rieux orgueil k s'humilier 
dans une servitude volontaire , dans une tendresse infinie. 
George la r^ardait aussi, etsajoien'^tait pas moins douce, 
et sa surprise n'6tait pas moins vive. Celle que ses souve- 
nirs lui avaient si souvent montr6e comme une vision 
mondaine, ichappant h son amour dans un tourbillon de 
valse et de fleurs, emport^e dans d'autres bras que les sien^ 
au milieu des chuchottements et des sourires d*un salon 
par6 pour le bal, il la retrouvait toute h lui, chez lui, en- 
ferm6e dans son ch&teau comme dans un clottre, dans son 
nom comme dans un sanctuaire ; belle d*une beauts toute 
nouvelle, transflgur^e par la douleur, par Famour, par la 
charity ; belle k faire tomber h genoux ceux-lk m^me qui, 
quatre ans auparavant, valsaient avec elle, h faire dire : 
c'est une sainte 1 par ceux qui disaient autrefois : c'est une 
femme I George se souvenait de ce mot de ses vieux amis 
de Prasly, r6p6t6 par Edgard M6vil, et il itait frapp6 de sa 
justesse. — Qui, c'6tait une sainte , en effet, mais une de 
ces saintes des grands peintres espagnols, dont le front 
garde un jet de flamme terrestre au milieu de ses aureoles 



282 LA mm hv 'p^ocj&s. 

itAit lasa femi&e. 

11 ymt lit .ipKHir<euK otjQdiiws instants fillneinie \msp». 
ne saunitt exprlmer, (fn^uttmi ^dwcmii ^neidauraitimdm. 
% av«ient;toatm]bl«&,r3eteept6 era^toie^. JkrriAre^peiMfeSy 
hcpit^tiidedilii dfth«s», souvenirs 'loiitlai»6(ou rteentg,'inh- 
pressiods oAitaie ate }a> ^oe qui irmatt He wpasBcr, itotrt 
ftVHlt dispom. n n'yfomit plus ifue eBt'imnroKtel p)»gm&>Se 
deuiL'ismm^loD^temps s^rte qui ^ mtnniti^ttt s'unto^ 
sent (kens uneiiidttoie'^eiinte. PourqnoiiS^vte.^M 
partir sn 'MOBixnit 6Ji ^GUsovge i^lait arrifrt^ PourquoieiB 
pf6p8ratil9<i^iBes i^ie^ux depaste^'AoufquBinettetenuteY 
-Queltes :craine0B avatettt4iiB.%n-«g»entir?'iQui^Itos:iiDuteiifl3 
h 6citanger? ills n'en Bsvaimt rie»: ee qo'ils savaient, 
c'est qu'ilsitatBntHiitous d0iK,<et 4u!ilsislBtunBient.:3yl^ 
pfit soninmri'iiaHa nnln,;«t.lui fltjyaxsonurir avtic «lle les 
appartcumntsQlUQ^Meau rfieoTH^niainrqua^dfcc un dmiK 
«lteiidvi»fiimenti(|iie'p9»Jan(ehiaBg6meot,riiitoie de dMoil , 
n^y atitit^fttg^Mt pontatt son jataMce. Onentidit que-^ecs 
queUrenuft n^Bmfemdur6i|n^eiiait,ttflulrS7ltienmitmB 
de^dtn ininut)iaxiii)iifQiiltratr'tout0& dhosos danstVdtatjOft 
Gmjtge les-^vait loisstoft. OhaipietnveublB, chaquelid^lBau 
i^it kisaipia«e. Ilk ot^s' raivi(ns^6taieot<ifrMte<n wm 
«8U, les tnmux t4tai0ntinstfe int8frompii& : :!itti jme^ten^ 
lure &dtmi^d6(5rnoIife;/Ui<JUAeidoM0n^mdtidni^ 
toin, un>46aali«r*s*aiTMant it^mi'^heinin. M. dadRraslyire- 
tniu^ daoB ;«a dchambR iSa labia, 'fes paptem,:se6 ilitRs, 
teipaqmt defpluai0s>4Dttnn8ni96 (k foMde FeHmeri^n. 
iPourtaot, *8n lUii ttionticim • toviBLids »i^ .ftomhivB <qufil 
TeoonnaiMtit -^rec dxiliises, rS^Me itntiiissttt lune .imotiim 
itirop pvoftnide^Mnir qu^il ne."^^ apcr^ pes: : iltpiomena 
i^Tegaiijfif^iilMU&^it ^.'Sai^ un eri : ises^smx 



ItlSCOtfGIIJlA'YiON. 383 

tenatent He ^mtdtsr sur deux'iai)6dailtoii6 rsospendus Abb 
itetr^ c6t6s de'kt ^laee, aiHtessus lie la idicmmite. X'un re- 
pnft^neattiSiylne e& grand deutl : Tautre^ itsAt le iiortraiii dB 
madame tfePfasty, la'inftrejde Gwrge. II lut^snr le<iDadi!e 
rinscription suivante: Ofteft -h 'M. ie ^^marqws dte Prasiy 
par TatfW Sorel. 

— C'est H. ie «ur6 de^Pra^ qui a, deHgaJpropremain, 
ptoe^ Ml ce'poitmif en^regarQ duinten,imtnr!mira*8:ftne i«s 
^uiL baissids'dt t6s jomsi^eou^nsftes^d^uae adorable rougeur. 

<6eoyg©'€»mprittout; te'vieux prttre, te^vteofxcoafegscur 
de sam^re, wait eu-seul le droit de se fcii^ I'interpr^te du 
pandon xm ^lutdt de la 'niecmciUation ^supr^me, leftscQaat , 
dans une heure d'agonie.sanctifli6e][mriia'toi, lesiinalen- 
taidttsetites diflBideaces de ces' decBL leeeai^. Lui aeul, en 
j^lafiant "aimi feee k^fee^e^et' thorns la«t^aYnbre de' George 
rimage de ces deuxtemmes qui 9^*taiertt un^inomeilt com- 
imttHes dans dOU' eoaufr, ' avait le^ droit ^ dei lui indiquer, par 
une sorte de^itfidenee delicate, 'qu'il «po»vatt ^mer ga 
femmie sans manquer & )a m^moire<de'^.mftre. 

*En tout 'temps, H. *e'Pr»slywat'\^«6 digue <de tom- 
prendre tontesYses i}umii^;'^'cetle haurecMeijiive, ily 
<Tit eomflfe uwe CMsrtomiim>'edteslelte*^i(maiiii^^ de 
ison tbwiheWj^Wrewnawt-k-SylTtejTewaeiaato^ prte de 
la taftte : 

— ^i51*je'p«o'ViBfe t^imw <teYai!t8^, ilui^dlt-iMes larmes 
vux^feux/ceqiie fe Tiens de TOiriiaccrdttmit^eircore rm. 
tendresse; mais c*est impoetsil^, ajouta^-^il; touteeqiie 
je puis te dire, c*e$t qufli< Assumes e«mtife^les ndtres, il 
%iit pour dcff Ettr : 'tout lou Tien;— -*«tqiycn 'regardant ce 
portrait, '^Una'yiai^lus, tSans ma tommum ni itetis mon 
'eoeur, tnie^fltape xpii »fle 'rtpftte : Tout I 

II prononga cette demttre ^ylldl^ * itenii-voix, m«as 



384 LA FIN DD PR0G&8. 

avec une telle passion, que Sylvie en fut presque effray^e 
Sans rentrer encore tout h fait dans le sentiment de la 
r6alit6, elle en ^prouva comme un vague et insaisissable 
frisson; mais le cours de ses pensies fut encore une fois 
d^toumS par George, qui lui demanda avec un sourire 
attendri : 

— Mon bon al)b6 Sorel ne pouvait me ftdre un cadeau 
qui me f (it plus pr^cieux et plus cher * mais je ne pense 
pas qu'il soit devenu, en mon absence, le rival d'Isabey : 
il y a done encore quelqu'un que je dois remercier. Quel 
est le peintre qui a si bien compris ta beauts, et qui, 
chose difficile, a su faire de souvenir un portrait si res- 
semblant de ma pauvre m^re? 

— H^lasl ce peintre, c*est moi, dit timidement Sylvie : 
mon ami , en faveur de Tintention , vous pardonnerez, 
n*est-ce pas, k la faiblesse de Toeuvre? 

— Vous I... vous aviez ce dilicieux talent, et je Tigno- 
rais 1 s*£cria George au comble de la surprise. 

— Oui, moi... humble 61ive de madame de Mirbel, qui, 
par amiti6 pour mon pire, m'avait autrefois donnS quel- 
ques conseils. Ici, dans ma solitude, ayant beaucoup de 
temps h moi, renoncant h la musique qui eAt trop dementi 
ou trop exalte ma tristesse, je me suis remise k la pein- 
ture, et vous voyez mes chefs-d'oeuvre... George, ajouta-t- 
elle d'un air de tendre reproche, comment avez-vous pu 
croire qu'un autre que moi edi fait, en votre absence, le 
portrait de votre mire et le mien ? 

Hais M. de Prasly ne Tentendait plus. 

— Ainsi, murmurait-il avec un melange de ravissement 
et de tristesse, talents, graces, vertus, votre esprit, votre 
coeur, ce livre d'or que je pouvais lire, c'est aiyourd'hui 
seulement qu'il s'ouvre pour moi t 



RECONCILIATION. 285 

— George I reprit-elle, ne vous plaignez pas ! ne vous 
reprochez rien I Ce temps d*6preuves et de souffrances, je 
n'ai plus le courage de le maudire 1 il nous aura appris h 
mieux nous aimer 1 

lis descendirent ensemble pour continuer leur prome- 
nade dans le jardin. Au moment oil ils sortaient , les 
regards de George se portSrent sur la voiture Iaiss6e hors 
de la remise, et il dit machinalement, sans attacher k sa 
question une bien grande importance : 

— A propos, Sylvie, vous ne m'avez pas dit encore 
pourquoi vous vouliez partir? 

— Ah I malheureuse 1 je Tavais oubli6 1 s*6cria-t-elle en 
p^lissant. 

Et sans avoir la force de rien ajouter, elle tendit h son 
mari la lettre de M. Durousseau. 

Pendant qu'il la lisait, un rapprochement terrible s'em- 
para de Sylvie. Elle se souvint que, dans un moment 
d'expansion presque aussi doux, presque aussi tendre, ils 
avaient &\6 s6par6s par une autre lettre, celle qui annon^ait 
a George que sa mSre se mourait. Tout devait-il done 6tre 
sym^trique dans les d^chirements de leurs coeurs et de 
leurs destinies? Uagonie de madame de Prasly, la mine 
de M. Durousseau, et entre ces deux termes extremes d'un 
double malheur, deux coeurs n6s pour se ch6rir et deux 
fois brisks. 

George lut la lettre jusqu*^ la derni^re ligne : Sylvie 
SQrveillait avec une anxi6t6 d^vorante Feffet de cette lec- 
ture. Un nuage de tristesse passa sur le front de M. de 
Prasly ; mais il resta grave et calme, et rendant la lettre h 
sa femme, il ajouta avec douceur : * 

— Votre pftre est bien h plaindre : votre place est auprfes 



286 UkiVlK DU PROflkS. 

de lui; laimi^fieestaupr^sde YOiis...'8yliie,:iioii6;allons 
partirrensemble. 

— Quoi^ George, tqub feriezicda? YQusYi^driez ayec 
moi? reprit-elle ; et ses yeux 6tincel6rcnt. 

— Vous vous en 6tomiez ! st'icria-tril avec .line .soFte de 
colore prj6f6rable a.toutes.les tendresses : vous craj!ez done 
qu!apr^.yous.ayoirLretEOuv^,(je¥ais encore tous perdre? 
qu'apr^s favoir press^iSur mon.couir, je vais rouvrir mes 
bras pour que tu parte6.^anfi.moi'?....PartQut oil tu iras, 
j'irai; je.t'ai. reprise, je te tiens,,je te j^rde, et Dieu seul 
peut nous s^parer : encore, s*il te.ravis&ait kmes 6^reintes, 
mon kme suivrait ton d,me etirait te ressaisir pr^s de luil 

— Oh 1 tais-toi ! dit-elle avec line polgnante expression 
d'amour, de d6sespoir et d'angoisse. Laisse-moi ma force, 
je t'en prie, je t*cn conjure : laisse-moi mon courage, je te 
le demande h genoux. 

— Ton courage I »Et'|»i9urquoi?'murm\iTar-t-il un peu 
6tonn6. 

— Pourfaire aiijouiflL'hui ce quelu asfait fl^ya -quatre 
aivs,'poursiii'vit'madame de Pradly en^^xdltent de jlus en 
plus :'poiir'tf*couter que tes suscepfibilittsttemonhon^ 
neur, comme ' tu rf*coUtas que les^^^licatesses du tien; 
pour renoncer h 'tout, ^iri^me^ toi, plutdt que de' vhrre'ii 
tes cdt^s en fapportant la mine et la horrte... We raewm- 
prcnds-tu pas? "Ne me disais-tu pas tout k l*heure que 
pour des ftmes, pour des tendresses comme les ndtres, ii 
faUaittoutourien?... Oui, tout, o'esti*rdire»un amour sans 
fin, un bonheursans homes, oil roel!lerplus?atterttff vno puisse 
jamais «urprendre une IsatJhe niun«nxfisge; todt, de^t*^ 
^dire le droit de lire, k thaque inttaiit, datts-le icosur Pun 

de Tautre sans avoir un mot ^«yttffawr, d^yplonger cotnmB 
dans line* eau tive oil nos raainsiDe jTeneoAMnt jamais un 



REGONGILIJkTlONt 2B7 

grain dB sable ou de gravier^. — Ou.rienj. tf est^-k-dlre lai 
separations Texil^ledroltxlBnkOurir loin de toi san& t-^oir 
donn^ le bonheur^.mais sans t*avoir vu.rougir! 

£t fr^missante de douleur, emporUe par ces dmotions 
ardentes qui, depuis quelque& heuresv se: succddaiimt dans 
son. ^me^ elle expliquai a M. de Btasly^esiOons^qa^iGes: 
possibles da la. ruine di^ sonip&ra. Redevmue pour un 
moment fille de n^ooiaat , eltei donna oesr explications 
avec une prddsiem terrible, sans r6tioeBcet> nii pidphrase, 
Gomme un bleas6 qui d6chirerait'rappareil!dB.'se&pkties-et 
les feroit saigner. Boisi^ refoulant au plus proiond de son 
ooBur le dfaespeir qui la cbnsumait^ elle diti k George en 
le regardant! fiisment: 

— Eh bii^il qu!eii dites-YOUS? 

QuBtce ans plus tdt^ George, mtoie- amourejir de- sa 
femmeetiayide debonheur, edt h^sit^ peut-^re; mais'la 
vie de sddat;.da0S: sa.fi^re et.saine -discipline, a oela d^ad^ 
mirable qu^^eile apprend h semdfler. des raffinements de 
rhonneur factioe-et mondsnn, pour n'obiir qu'aux loi& 
de rbonneur vdritabto. II r^pondit^SyiviB'd'uniton ferme, 
ou pergait presque Thabitude du commandement : 

— Sylvie, c*est d6sormais k moi de determiner notre 
devoir h tons deux. Le v6tre est de partir, le mien est de 
vous accompagner. La Providence, j'en ai Fespoir, pent 
encore sauver M. Durousseau du malheur qui le menace ; 
mais si ce malheur etait inevitable, si ce deshonneur im- 
m6rit6 dont tu me paries, et que je ne comprends pas tr^s- 
bien, devait s'ajouter h sa ruine, souviens-toi que tu es ma 
femme, que nuUe force humaine ne pent plus t'arracher a 
moi, et que ton amour me donnera assez de bonheur pour 
tout oublier. Partons 1 partons 1 

— Eh! ne vois-tu pas que tfest Ik ce qui me tue? Ou- 



988 LA riH DC PROcfaa. 

blierl... avoir quelque chose & le f^reoubUerl Uoi qui 
depuis qttatre ms, dans cette solitude peuplte de ton image, 
me dis^ avec ivresse que, si tu reveoais, je a'aurais plus 
qu'ii te rendre heureui I 

George alMl r^pondre; mais, au m^me moment, la 
porte de la cour se rouvrit, et ils virent eutrer L'abb^ Sorel. 
H. de Prasly courut au vieux cuf£ et Tembrassa avec une 
eOusion respectueuse. L'abbS Sorel, malgrS ses soixante- 
dix &DS, avait marchS fort vite : il 6tait tout essouffl^. 

— MoDsieur le marquis, dit-il apr6s les premiers com- 
pliments, c'est le ciel qui vous envoie; il n'y a pas une 
minute h perdre. A une lieue d'ici, se meurt un vieillard 
qui veut vous voir. Vous avez peut-6tre enteodu prononcer 
quelquefois son aom ; il s'appelle Pierre Hourgue. 

— Le fiSre d'Antoine! s'^ria George ; j'ai une nouyelle 
terrible k lui apprendre. Son fils est mort dans mes bras, 
et m'a charge, arant de mourir, d'une mission aupr6s de 
lui. Monsieur le curS, je tous suis. Sylvie, venez avec nous; 
vou£ prierez pour le mourant; puis, quand notre t&che 
sera remplie, nous partirons ensemble pour aller trouTer 
Totre pferet 



BBCONGILIATION* 289 



XI 



l<a restitatlen. 

Nos lecteurs se sont peut-^tre demand^ <^ que faisaient, 
pendant I'^meute de Prasly, les vieux amis de la f amille, le 
cur6, le docteur et le notaire, et comment ils n'^taient pas ac- 
courus au premier bruit de rarrivSe de George. C*est qu'ils 
se trouvaient, depuis le matin, h une lieue de 1^, dans la 
maison du vieux Pierre Mourgue, maison que nous con- 
naissons d6ja et oi nous allons rentrer. 

Pierre Mourgue, nous Tavons vu, vivait dans une soli- 
tude absolue. Cependant, quelques jours auparavant, se 
sentant malade, il avait fait venir aupr^s de lui une de ces 
soeurs grises qui exercent dans nos campagnes leur minis- 
t/bve de charit6. Bien qu'il Mt toujours taciturne et qu*il 
pariit parfois poursuivi d'hallucinations bizarres, on eflt 
dit que la maladie, la souffrance, les approches de la mort, 
fl6chissaient peu h peu cette rude nature et la disposaient 
aux expansions et aux aveux. De temps h autre, il serrait 
la main de sa pieuse infirmi^re et il fixait sur elle un re- 
gard strange, comme pour indiquer qu'il avait quelque 
chose h dire, mais que le moment n'6tait pas encore venu. 
En d^pit de ses quatre-vingt-cinq ans, I'^tonnante vigueur 
de son organisation luttait encore contre le mal qui le 
consumait, et Ton put croire, deux ou trois fois, qu'il allait 
se relever. Mais un soir — c'^tait la veille — il retomba 
tout d'un coup, comme ces vieux arbres qui, rest^s debout 
nialgr6 la cogn6e du bAcheron, sont soudainement ren- 

9 



299 LA Fin DU FROCSt. • 

versus par le vent d'hiver. L*octog6naire se coucha^ et, 
saisi d*une agitation terrible od il y avait autre chose que 
le redoublftment de la flfevre, il pria sa garde-malade d'al- 
ler lui chercher sans retard le mMecin et le notaire ; il 
n'avait pas nommS le pr6tre, mais elle y suppl6a, et Tabb^ 
Sorel d'ailleurs n'etlt pas \sjs&b partir ses deux vieux amis 
pour ceUe veill6e funfebre sans essayer de se joindre h eux, 
et de s'eaparer de force de cette pauVre ftme qui neTappe- 
laitpas. ' . 

Mourgue avait fait transporter son lit dans la pi&ce piin- 
cipale du rez-de-diauss6e. Ce lit n'^tait, k vrai dire, qu'nn 
grabat, et il y avait, dans c^le chambre froide et nue, 
un tel aspect de pauvret^, que tous les bruits qui cou- 
raient sur la pr^tendue richesse de cet homme semblaient 
tomber devant TimpossiblR. Bien qu'habitu^ k ces scenes 
lugubres et familiarises avec les intSri^irs des mai&ons de 
paysans, le cur6, le docteur et le notaire se sentirent le 
GOBur serr^ en apercevant ce vieittard pMe et livlde, couch^ 
sur ce lit sans matelas, et frissonnant sous la couvertuie 
de laine qu'on avait 6tendue sur ses pieds. Ses yeux gris, 
dilates par la fi^vre, paraissaient pr&s de sortir de leur 
orbite, et brillaient d'un feu sombre en s'arr6tant ou sur le 
coucou qui marquait lentement les heures, ou sur le bahut 
en bois sculpts, seul meuble de quelque apparence qui se 
trouv4t dans cette vaste pi^ce. Lorsqu'il vit entrer le curi 
derriire ses deux amis, Pierre Mourgue laressaillit et s'fecria 
d'une voix encore ferme : Non I pas encore 1 pas ce soir I 
Ce n'est pas possible ! — Mais Fabb^ Sorel r^prima cette 
premiere r^volte de Tagonie par un regard et un geste k la 
fois impSrieux et doux, et Pierre redevix^ plus calme. 

Le docteur Bergier lui prit la main, lui fit les questions 
d'usage et lui adressa quelques paroles de consolation et 



RECONClLlATIOlf. S9l 

4'6Sp6mDce. Le malade hoeha la t^te pour lui faire en- 
tendre qu'il en savait Ik-dessus plu5 qu'il ne voulait ltd 
dire. En&uite, se tour&ant vers le notatre, 11 remua les 
16vres en le regardant flxement, mais sans articuler une 
parole. 

-*- Eh bien I mon rieux Pierre, Ini dit alors mattre Ra- 
migmrd avec une affiectueuge bontd , sous avons done 
quelques dispositions jLj)rendret... C'est trfes-sage, et cehi 
n'a jamais tu^ personne, pas plus qu*une bonne confes- 
sion... AUons, du courage! Je suis Ik, mon amil Parlezl 

Uoctog^naire restait muet. M . Ramignard reprit avec 
un peu plus d'insistance : 

— Pierre, ne craignez done pas de parler ! C'est mon 
m6tier de tout entendre... Si vous voulez que nous soyons 
seuls, mes deux amis se retireront, sauf h revenir plus 
tard. 

Mourgue s'^tait k demi redress^ sur son s^ant pour 
^couter le notaire. Mais, au Ueu de lui r^pondre, ii se 
laissa retomber sur son grabat, m disant avec une e^• 
frayante expression de d^sespoir : 

— Non 1 je ne puis pas t je ne puis pas ! Cela fait trop 
de mal... D'ailleurs, il manque ici quelqu'un. 

Les assistants se regar(Krent; ils comprenaient que le 
malade 6tait en proie h un de ces combats int6rieurs oft 
achfeveraient peut-fttre de disparaltre ses restes de force et 
de raison. Le dodieur, se pendiant k Foreille de mattre 
Ramignard, lui dit tout bag : 

— Ne le pressez pas davantage : le dilire est Ik, tout 

pris. 

Yoyant que Mourgue se renfermait dans ce silence si* 
nistre, ils firent mine de le quitter et se dirig6rent yers la 
porte : Tangoisse de Pierre diangea de eantdfere, mate 



292 Lk FIN DU PROGES. 

sans se calmer, et tendant vers eux ses mains jointes, il 
ieur dit d'un air suppliant : 

— Par pitiS, ne vous en allez pas ! ne me laissez pas 
seuU 

— Mais Pierre, lui dit doucement Fabb^ Sorel, h qui sa 
robe donnait plus d'autorit6, que voulez-vous que fasse 
mon ami Ramignard? Yous I'appelez auprfes de vous, et, 
quand il est lk, vous ne voulez rien lui dire!... 

Pierre Mourgue se tordit sur son lit ; puis, aprte une 
longue pose, il murmura d'une voix 6touff6e : 

— Pas cette nuit ! II manque quelqu*un ! 

— Qui done? demanda le cur6 ; sll est en notre pouvoir 
de I'amener ici, si sa presence doit vous faire du bien, 
nous irons le chercher... 

— II n'y est pas... il est bien loin I b6gaya le malade, h 
qui chaque syllabe semblait causer une horrible torture. 

— Antoine? votre flls? fit rabb6 Sorel. 

— Oui... non... pas Antoine! pas mon flls! il m'a full 
je lui ferais honte! pas Antoine!... un autre!... 

— Mais qui done? qui done? 

— Le marquis George de Prasly! dit enfin Mourgue 
apr^s de longs efforts et d'une voix si basse, qu'il fallut 
que le cur6 allAt saisir ce nom k travers le souffle de ses 
l^vres. 

Ces efforts avaient 6puis6 Pierre, et il devenait impos- 
sible et cruel de lui demander, pour le moment, d'autre 
explication. Son cerveau, exalte d6j5i, se troubla tout a 
fait, et, pendant quelques heures, toutes les visions du 
d6lire s'abattirent sur son chevet. Bien que navrfe de ce 
spectacle , les assistants ne purent s*en detacher. Ces vi- 
sions de Tagonie, si folles et si 6tranges qu'elles fussent, 
semblaient pourtant li^es entre elles par un fil myst^rieux 



BECONCILIATIOlf . 293 

qui les rattachait h une r^alit^ lointaine. Mourgue parlait 
de la Revolution, de la Terreur, d'argent cach6, de d6p6t 
disparu ; tantiit il se d6fendait d'avoir rien pris, comme 
devant un juge invisible, et repoussait, un h un, tons les 
articles d'un interrogatoire qui n'existait pas; tantdt il 
faisait le geste d*un homme qui se roule sur des tas d'ar- 
gent ou d'or, et groupait, avec un rire strident, les chiffres 
d'une arithm^tique fabuleuse. Parfois, il nommait Adalbert 
et Maurice de Prasly, Taieul et le pfere de George, et alors, 
au r41e qui s*emparait de lui, a r^garement de ses traits, 
h la sueur qui perlait sur son visage, on eAt pu croire que 
deux spectres menagants se dressaient a ses c6t6s. Get 6tat 
dura jusqu'au matin, et le docteur se disait avec effroi qu*il 
n*en sortirait que par la mort. Pourtant, vers huit heures, 
le malade se calma ; sa vigueur naturelle triompha encore 
de cette crise, et, promenant autour de lui ses regards 
fi6vreux, il demanda, d'une voix distincte, le marquis 
George de Prasly. 

— Mais, Pierre, vous savez bien qu'il n*est pas dans le 
pays, lui dit le cur6. 

— Je voudrais le voir 1 il faut que je le voie avant de 
mourir I r^p^tait Mourgue avec la persistance machinale 
de Tagonisant qui confond , dans ses paroles ou dans ses 
songes, le r6el et Timpossible. 

L*abb6 Sorel pensa qu'a d6faut de M. de Prasly, la pre- 
sence de Sylvie amtoerait peut-toe Pierre h dire enfin ce 
qull avait sur le coeur ; il 6changea tout bas quelques mots 
avec ses amis, et prit le chemin du chateau de toute la Vi- 
tesse de ses vieilles jambes. 
Deux heures aprfes, il rentrait dans la maisoir de Pierre 
. Mourgue, accompagn^ du marquis et de la marquise 
George de Prasly. 



9M IJL FIN DU PEOCftS. 

A la vue inesp^rto de George, le doi^eor et le notaira 
^ouv^rent le m^me mouvement de joie qu*avait ressffliti 
labb^ Sorel. Us s'approch^rent &i silence,* et pressferent 
avec une affection respectueuse la main que George tear 
tendait. Mais le moment ^tait trop solennel, la sc^e qui se 
passait sous leurs yeux avait un caract^re trop frappant de 
sombre et sauyage tristesse^ pour qu'ils pussent donner 
cours k Texpression de leurs sentiments. George s'avanga 
vers le lit du moribond ; il tenait entre ses mains une leCtre 
cachets de noir. Sylrie resta dans le fond de la salle 
et se mit k genoux, priant pour V&me de celui qui aUait 
mourir. 

Pierre contempla un instant M. de Prasly de son oeil k 
demi ^teint. Un Mmissement subit agita ses membres 
grelottants sous la couverture : la p^ur mate qui oouvrail 
son visage devint plus cadav^rique, et il murmura en reu* 
versant sa tftte en arri6re ; 

— Le marquis Adalbert I 

— Non, lui dit George avec douceur ; non, mon ami, le 
marquis Adalbert de Prasly est mort depuis longues aa- 
n^s ; je suis George, son petit-fils. 

Mourgue n'eut pas Fair de Tentendre, et, le regardant 
de nouveau, il balbutia avec une terreur croissante : 
-* Le marquis Maurice I 

— C'itait mon pfere, reprit George, h qui oes noms et 
oes souvenirs causaient une Amotion douloureuse ; il est 
mort aussi, il y a bien longtemps ; je suis son flls, George 
<te Prasly. 

— Comme vous lui ressemblez 1 s'^cria le malade, qui 
parut retrouver une lueur de raison. Puis, essayant encore 
4e se redresser, il ajouta, cherchant h rassembler ses idtes : 
Que voulez-vous de moi ? 



RB€01fClI.lATION. ^85 

— - (Test Tous gni m'aveE donaad^ ; et d*aiUeurs, Y^ 
vote lettre pour vous, une lettre d'^toiae. 

M. de Prasly, compatissant et bon, avail song6 d'atMurd 
h Be pas remettre it ce vieaUaid moufaBl celte lettre qui hii 
annongait que son fils ^taiC moit ; mais ses amis^ le €ur6 
snrtout, le conjur^re»t d*aecooiptir toule «a t&che : les cir- 
oMistances bizarres de Tagonie de Pierre Mourgae leur 
rappelaient h tous trois les mauvais bruito qui avaieot 
couni sur son compte, et tout ce qui pouvait le decider k 
parier leur semblait devoir 6tre employ^. — n y va 
peut-^tre du saiut de son ^me, avait dtt le car& k M« de 
Prasly. 

B pr6senta done k Pierre la lettre de son fils. 

Ei^entendant prononcer le nom d'Antoine, la figure de 
Mourgue s*6talt tout a coup Mair6e d*un rayon de vie : sa 
raison lui revenait tout enti^re ; il prit la lettre, la d6ca- 
cheta, en lut les premieres lignes ; un o*! d^chirant s'6- 
chappa du fond de sa poitrine. 

Tous les assistants retenai^t leur souffle : un silence 
profond r^gnait autour de ce lit funfebre. 

Mourgue avait laiss6 retomber la lettre sur' son lit : il la 
repritj quelques minutes apr^s, avec cette tranquillity pas- 
sive de Thomme qui, se sentant mourir, n'a plus de temps 
ni de cceur k donner aux douleurs. de ce monde, et il pour- 
suivit sa lecture. 

— Mon fils est mort 1 murmura-t-il entre ses dents : il 
s*est fait tuer, cela devait 6tre... II savait tout, Je Tavais de- 
vin6... II me dit que le marquis de Prasly lui a pardonn6... 
qu'il Ta aim6... mais qu'il ne pent y avoir de pardon, de 
salut pour moi, que, si je f ais le marquis mon h^ri ier... 
si je lui rends tout... oui, tout... c*est Antoine qui me le 
dit... sinon, point de d^mence au ciel... point de lepos 



296 LA Fllf OU FROCftS. 

sur la terre... le remords toujours, led^shonneurpartout... 
La malMiction d'un mourant!... Oh! ce n*est pas pos- 
sible!... 

Citait trop d'imotion pour Pierre Mourgue : il avail 
eu un moment de force surhumaine, comme si Dieu etlt 
youlu qu'il piit recevoir, avec toute sa raison, le coup qui 
le frappait. Mattre Ramignard, qui commeuQait h tout 
comprendre, se rapprocha de son lit, et lui dit avec une 
certaine rudesse : 

— Mourgue, vous avez tout juste le temps d*oMr k 
cette voix filiale qui vous arrive k travers la tombe : la 
Providence, qui veut vous sauver, a permis que cette lettre 
vous'parvlnt, pendant que vous 6tes encore capable de dis- 
poser de vos biens. II est clair qu'a une 6poque funeste qui 
a 6gar^ bien des honn^tes gens, vous avez pris de Targent 
au marquis de Prasly ; il faut le lui rendre. 

— Rendre Targent ! jamais 1 Je ne le puis pas, je ne le 
veux pas ! C'est mon sang, c'est mon pain, c*est ma vie I 
dit Pierre, dont les mains se crispaient en ramenant a lui 
la couverture. 

— Songez que vous allez mourir ! s*6cria le cur6 d'un 
ton s6vfere. 

— Je vous dis que c'est impossible ! reprit le moribond 
dont les forces s'6puisaient dans cette lutte. Get argent, j'en 
ai fait la chair de ma chair. Pour Favoir k moi, pour qu*on 
ne pAt me le reprendre, j'ai tout vendu : maison, pr6s, 
moulins, pAturages ; je me suis refait mendiant, et per- 
sonne n*a eu rien k dire... Ne me le demandez pas... Oh ! 
non... coupez-moi plutdt un bras, une jambe... je ne sens 
plus rien... Hais cet argent, non... c*est mon corps, c'est 
mon &meque vous me d^chireriez en me le reprenant... 
Antoine le savait bien, lui ; il ne m'a rien demand^ quand 



BfiCONGILlATION. 297 

il fitait Ik... il m'eAt tu6 plut6t que de m'arracher un de ces 
louis, un de ces 6cus qui m*ont fait vivre ! 

— Mais vous allez mourir ! r6p6ta TabbS Sorel avec une 
solennit6 terrible. 

— Eh bien ! aprts moi, si vous le voulez... oui, long- 
temps, longtemps apr^s moi, je Ifegue a M. le marquis 
George de Prasly I'argent qu*on trouvera... si on le 
trouve... 

— Dites-moi done vos derni^res volont6s, et donnez- 
nous toutes les indications n^cessaires ! s*6cria le notaire 
impatient^. 

— Non, non ; vous le prendriez tout de suite ! et je ne 
veux pas, je ne peux pas ! redit Pierre avec une terreur 
d^jk voisine du d^lire ; et il marmotta encore quelques va- 
gues paroles qui expir^rent sur ses Ifevres. 

— Cest fini, il ne parlera plus... VoilkTacc^s quire- 
commence, dit tristement le docteur Bergier. 

En effet, pendant plus d*une heure cette pauvre ftme pa- 
rut suspendue sur-ce gouffre effrayant de I'agonie, qui a 
la folic sur sa pente et la mort au fond. Puis ces murmures 
incoh^rents, ce rile sinistre, ces mouvements convulsifs 
s*apais6rent une seconde fois ; ces yeux caves et f6briles se 
fermferent. 

— II est mort I dirent les assistants. 

— Dieu a repouss^ ma pri^re ! ajouta Sylvie. 

— Non, il est endormi, et il nous reste encore une e»- 
pSrance 1 dit le docteur frapp6 d'une sorte de pressenti- 
ment : silence et attendons ! 

Au bout d'un quart d'heure, le docteur fit signe quil al- 
lait se passer quelque chose d'extraordinaire. Pierre Mour- 
gue se leva sur son s6ant; ses yeux s'^taient rouverts, mais 
il ne semblait rien voir de ce qui Tentourait. Malgr^ 1*6^ 

9* 



S98 LA FIK DU PROCbS. 

puisement de ses forces, il se gtissa au pied de son lit, s* j' 
assura sur ses jambes et, marcliant droit au bahut &cutj».&, 
U I'ouvril; les assistajits a^r^rent de gros sacs «itass^ 
dansl'mt^rieurdu mcuble; Pierre en attira un k luf ^ earfe- 
paodit le contenu par lerre, et ses doigts d^cham^s se gMs- 
sdrent entre ces piles d'^cus dont le cliquetis amena au 
pile sourire sur ses levres livides. Ensuile Mourgue se 
levaet,lcsyeuxtoujonrs fixSs devantiui dans rimmobiUtg 
du somnambulismei il se dirigea vers la petite citambre 
contigue k la salle oil on avait plac^ son lit. La, il s'arr^Xa 
sur une dalle qui formait Tangle de la cliambre, et parut 
cbercher quclque chose. Le docteur et le notaire I'avalent 
suivi, nevoulant pas perdre un de ses mouvemenls. Pierre 
alia prendre, dans un coin, un gros levier en fer, paml k 
ceux dont se servent les carriers. Mais le poids en toit 
mille fois trop lourd pour ses mains mourantes. II le laissa 
retomber, reviot k la dalle qu'il avait touch^e d'atord et, 
s'y agenouiltant, i! se mit k la gratler avec ses ongles, en 
murmurant, avec une lucidite de somoambule : 

— C'estla... oui... la... mon or... je veux lerevoir en- 
core une fois... il est Men cach6... je me t^ve la nuit pour 
te compter... personne ne le sait ; personne ne le saura ja- 
mais... Anloine est endormi... non, il s'SveiUe... il est Ik, 
derrifere moi ; il me regarde... il m'a vu... Ah I je suls 
perdu! ,' 

£t Mou-gue se retouraa comme poursuivi, pendant son 
sommeil, d'un horrible souvenir ; ses yeux fixes rencon- 
trferentceux de M. Bamignard et de M. Bergier. Soil que 
r&ccds touchfit it son lemie, soit que le malade y etit d6- 
peos^ son demier soulllede vie, U s'^veiUa, poussa ua cii 
et tomba sur la d^Ie. 

Cette Pas il itait motl 



'BE€ONClLIATiON. 29d 

Tous les t^oifis resterent un moment muets d'^pou- 
vante. A la fin maitre Ramignard, qui avait toujours re- 
gsurde Pierre Mourgue comme un vieux coquin, et que do- 
minaitd'ailler':s une autre pens6e, s'toiaen frappant dans 
ses mains : 

— Ah ga ! est-ce que nous sommes changes en statues, 
parce qu'un vieil Harpagon de nonante-trois vient de tr6- 
passer? Nous avons, Dieu merci! mieux a faire... Mon- 
sieur le marquis^ jlout ce qui est ici vous appartient; c'est 
Dieu qui a voulu qu'il en fut ainsi... Si cdt homme avait 
fait un testament, il y aurait eu des lenteurs, et, dans un 
moment comme celui-ci, chaque heure vaut une ann6e : 
au lieu <ie cela, vous n'avez qu'a rentrer imm^diatement 
dans votre b'ien, et nous sommes ici trois honn^bes gens 
pour vous y encourager. 

Le cur6 et le docteur s'inclin^rent en signe d'appro- 
bation. 

— Pauvre Antoine! disait George, insensible h toute 
autre idee. Qu'il a du souffrir ! 

— Oui, i*eprit brusquement Ramignard. Antoine ^tait 
un brave gargon qui est all6 se faire tuer pour ^chapper a 
la honte d'etre le fils d'un voleur. Maintenant nous devons 
songer a vous, a M. Durousseau. Je connais la situation, et 
je persiste a croire que la Providence vient de vous envoyer 
de quoi y sulwenir. 

lis cherch'^rent alors dans le bahut sculpts, et y trou- 
v^rent en louis ^ ^ vieux ^us de six livres, une somrae 
de quarante-deux mille francs. Puis, ilsprirent le levierde 
fer : George, d'uu bras vigoureux, le fit jouer dans les in- 
terstices de la datte, et parvint ais^ment h la desoeller. Une 
oouche de grayier ^iait ainlessous* lis I'^carl^rent, et 
eucefit peine k reteuir uoe exdan^'Uion de jsuiprifie : il j 



800 LA FIN DU PR0CK8. 

avail Ut, en or, en argent, en vieUles monnaies amfiricainei 
et frangaises, quatre-vingt-dix mille francs 1 

— Croyez-Yous qa*il y en ait assez? demai^jia George it 
Sylvie. 

^- Oui, je le crois, r6pondil-elle simplement. 

George se touma ensuite vers ses vieux amis, et, de ce 
ton noble et ferme qui rend impossible tout subterfuge, 
toute reticence, il leur dit : 

— Mes amis, il n'y a pas, dans le monde entier, d*hommes 
que j'estime phis que vous : il n*y a pas de legislation 
^rite qui vaille une seule de vos paroles. En votre kme et 
conscience, puis-je me servir de cet argent pour une nSoes- 
sit6 pressante, sauf h le restituer plus tard aux pauvres it 
qui, selon moi, il appartient? 

— Vous le pouvezi vous le devez! cet argent est k voust 
r6pliqu6rent-ils tons trois d'une voix unanime. 

— Eh I bien 1 j*accepte. Seulement , monsieur le curft^ 
qu'il soit bien entendu qu*entre mes mains cet argent n'est 
qu'un d^pdt... dont je rendrai un compte plus fiddle que 
cet infortunS Pierre Mourgue. Si M. Durousseau relive sa 
fortune, c'est-Si-dire si je redeviens riche, — car tout est 
dSsormais commun entre mon beau-pfere et moi, — pas 
une obole de cet argent ne manquera h nos pauvres : c'est 
la seul moyen de sanctifier ce tr6sor, et peut-^tre de ra- 
eheter T&me de ce malheureux. A present, Sylvie, partons 
pour Bruxellesl Nous ne sommes encore qu*au 27 : le 
doigt de Dieu est assez visible dans tout ceci, pour que 
j'esp6re arriver h temps I 

Sylvie ne le remercia m6me pas. Ces deux cceurs, autre- 
fois d^sunis, battaient maintenant si h Funisson, que Tun 
acceptait tout ce que donnait Tautre, sans s'inqui6ter de 
lavoir lequel des deux serait Fobligd : ou plut6t ils ne don- 



RECONCILIATION. 301 

naient pas, ils n'acceptaient pas, ils n'^changeaient mSme 
rien : ce n*6tait plus qu*un seul et m^me coeur, enflammfi 
d'un ra^me amour, rempli d*une m6me pens6e. 

Les arrangements furent pris h Finstant et avec la promp- 
titude de gens qui s'entendent sur tout. II fut convenu que 
Sylvie retournerait au chd,teau avec le docteur et le notaire ; 
qu'elle ferait atteler les chevaux de poste, rest^s k T^curie ; 
que, pendant ce temps, George et le cur6 demeureraient 
Chez Mourgue, dont la mort serait tenue secrete jusqu'au 
soir. Rien n'6tait plus facile, Mourgue n'ayant aucun pa- 
rent, aucun ami, et vivant, depuis longues ann6es, dans 
une solitude absolue. De cette fagon on 6vitait les curieux 
et les commentaires. Le soir venu, Sylvie, toujours accom- 
pagn^e de M. Bergier et de M. Ramignard, se mettrait en 
route, et s*arr6terait devant la maison de Mourgue, sitiiSe, 
comme on salt, h mi-chemin de Prasly au Pont-Saint-Es- 
prit. L'or et Targent, soigneusement emball^s de mani^re 
h former aussi peu de volume que possible, seraient places 
dans le caisson int^rieur; George monterait dans la voi- 
ture, et repartirait imm^diatement avec Sylvie, pendant que 
leurs amis s'occuperaient de Fenterrement du d6funt et 
s*acquitteraient des formalit^s n6cessaires. 

Ce qui fut dit, fut fait. A sept heures du soir, la caliche 
de voyage, menSe au grand trot de quatre chevaux de 
poste, fit halte devant la maison oti George et le curft 
attendaient. Aid^s des soldats, en qui M. de Prasly avait 
toute confiance, et que sa femme avait envoy6s en avant, 
ils transport^rent dans la voiture les rouleaux de louis 
et les sacs d*6cus empaquet6s et ficel6s. George prit place 
& c6t6 de Sylvie, fit monter un des domestiques sur le 
si6ge, renvoya les autres au chateau, et prit congfi da 
ses vieux amis qui , debout sur le seuil , adressaient aa 



S02 LA FIN DU PAOG£«. 

eauple voyageur des ycbux de bask snxccis et de 
letour. 

La nuit 6tait taut k fait tomb^e; la maison flongSa daas 
Tobscurit^; pas un 6tre vivant sur la route. 

— Maintenaut, postilion, grand train I nous payons doo- 
bles guides 1 cria M. eke Prasiy. 

Puis se tournant vers sa femme, et la serrant sur son 
coBur : 

— Sylvie, lui dU-il, rassure-toi; Dieu permettra que 
I'argent restitu6 au pauvre gentilhomme sauve ton p^re et 
mon bonheur 1 






XII 



VIvtte fellces, qnlbm est fortuna peraela... 

Le 29 avril, kdin heures du soir, dans une petite chambre 
de rh(3tel de la R^gence, a Bruxelles, deux hommes cau- 
Aaient h demi-voix, et il n'^tait pas besoin de les entendre 
pour deviner que de douloureuses paroles s'6changeaient 
eotre cux. Un sombre nuage couvrait leur visage, et bien 
des rides, creus^es peut-etre par de r6ca[ites inquietudes, 
(kflinaient k leur physionomie s6rieuse un aic de fatigue et 
devieillesse pr6coce; ces deux hommes 6taient M. Durous- 
ifiau, et M. M^naudy son ami* Tassoci^ de la maison Bruo- 



RBCONCILlATiOIV. ^ 30S 

IL ]>orous36att surtout semblait vieilli de dix ans en 
qadques mois. Ses cheveux avaient blaochi et laissaient k 
dtooavert ce froot isteUigent et hautain qui avail si long- 
temps doming la fortune. Sa grande taille s*^tait afTaiss^ 
ety au lieu de son attitude imp^rieuse et de ses airs de com- 
mandement, <m eiii dit qu*elle se pliait sous l.e poids d'un 
malheur immense, U d*un malheur plus horrible encore, 
secrfetement entrevu. Ses yeux, fatigues par de longues et 
ittutiles insomnies, parcouraient au hasard des papiers, des 
joiirnaux, des registres ^parpill6s sur la table; puis, n'y 
trouvant sans doute aucun sujet de consolation ou d'esp6- 
ranee, il s'en d^tournait brusquement, et essayait de re- 
Bouer rentretien avec son ami M^naud, non moins d^cou- 
rag6 que lui. 

Quand dix heures sonn^rent, M^naud se leva, et tendant 
la main a son ami qui'ne la rcpoussa pas, il lui dit avec un 
melange d'attendrissement et de fermet6 : 

— Durousseau, j*aurais votilu, au prix de toute ma for- 
tune, de dix ans de ma vie, ne pas en arriver a cette extr^ 
mit6; mais tu es commergant, tu connais les imp^iieuses 
n^cessit^s de notre 6tat. . . 

— Oui, repondit Durousseau, en s*efforgant de paraitre 
calme : les engagements avant tout; un n6gociant ne doit 
songer qu'k sa signature ! 

En pronongaQt ce mot, il sentit se briser son courage 
tactice, et cachant sa t^te dans ses mains, il s'^cria avec 
ane pouinante amalume : 

«^ Sa signature 1 demain la mienne sera d^^onor^e. . 

— Durousseau ! du courage 1 reprit M^naud profond6- 
ment 6mu : d'ici k den^n midi, tu recevras peut-^tre do 
boAttes nouvelles; ta fille arrivera peial^tre.^ 

«-* Ma fillel oil I oui, |e voudi^is bien la voir, la aennr 



304 tA Fllf DO PROciss. 

dans mes bras, lui demander pardon da mal que je Ini ai 
fait par mon absurde orgueil; mais oji veux-tu qu'elle 
prenne Targent dont j'aurais besoin? Songe doncl il me 
faudrait d'ici h demain, cent quarante-six mille francs ill 
ajouter aux cinquante-quatre mille que j'ai ]k et qui ne me 
serviront k rienl Sylvie n'a jamais voulu toucher un t^n* 
time en avancement d'hoirie : elle n'a que sa pension et les 
vieilles pierres de son vieux chateau... Mon gendre, M. le 
marquis de Prasly, se bat contre les Kabyles. D'ailleurs, lui 
dont le farouche honneur n'a pas voulu d'un beau-pftre 
millionnaire, h dater de demain, il.ne me reconnaitra 
plus... 

— Qui salt? dit machinalement H6naud, qui tout bas 
donna raison h son ami. 

— Ah ! de quelque c6t6 que je toume mes regards, je te 
dis qu'il n*y a plus de ressources I murmura Durousseau 
accabl6. 

M6naud essaya encore quelques paroles de consolation; 
puis, regardant de nouveau sa montre, il pressa avec 
un redoublement d'amiti6 la main amaigrie de Thomme 
dont il ne pouvait conjurer la ruine, lui recommanda la 
resignation , Tesp^rance et le courage, prit son chapeau et 
sortit. 

Durousseau resta seul. — H suflSt d'etre un peu avancd 
dans la vie pour avoir experiments non-seulement bien des 
genres, mais encore bien des cadres de douleur. II n'en est 
pas de plus navrant, qui fasse plus froid au ccBur et ft 
Fftme, qu*une chambre d'hOtel garni, od a pass6 hier, ofi 
passera demain un indifferent, oti pas un objet, pas un 
meuble, pas un souvenir ne rattache TaiSiction prSsente 
aux joies ou aux afiQictions passees. Chez soi, dans le mi- 
lieu triste ou riant de la vie domestique, du pays natal, des 



R^GONGILlATlOIf. 305 

vieilles et familiires amities, la douleur, quand elle nous 
frappe, ne nous semble qu'un anneau de cette chalne mys- 
tSrieuse et sacr^e qui va de Tenfance k la tombe : nous la 
retrouvons , refl6t6e et adoucie , sur le irisage de nos 
proche'S, de nos amis, de nos serviteurs, de tout ce qui 
s*agite ou se repose dans le cercle de notre existence. La 
chambre mdme oti nous souffrons, oii nous pleurons, est 
remplie de mille t^moins, de mille (xmsolateurs qui 6tent 
h notre angoisse ce caract^re d'isolement, si dur h notre 
faiblesse. Cette table de travail, ce portrait od nos yeux 
s'arr^tent, ces livres pr6f6r6s sur cette 6tag6re, ce piano 
muet qui chanta jadis sous des doigts aim^s, tout cela 
nous rappelle que la joumto douloureuse a eu une veille, 
qu'elle aura un lendemain, et qu'il existe encore pour 
notre coeur bris6 des liens et des tendresses. Mais dans une 
chambre d'auberge, dans cette solitude mome et nue , 
remplie de figures 6trangferes, sur ce froid carreau ou notre 
pied passera sans laisser de trace, devant ces tentures fa- 
uces, ces meubles us^s par d'autres que par nous, la dou- 
leur ne se rattache h rien qu'k T^tre miserable et seul 
qu*elle d6chire, au ccBur qtfelle d6vore comme le vautour 
de Prom6thte. 

On pent ais6ment s'imaginer ce que fut llnsomnie de 
H. Durousseau pendant cette longue nuit. Deux idt^es sur- 
tout le torturaient : le souvenir de sa fiUe, et la conviction 
que, s'il avait un peu de temps et un peu d'argent, il pour- 
rait refaire sa fortune. Le p^re et le n6gociant se confon- 
daient encore en lui dans ces instants supr^mes. 

— Les fonds frangais sent en pleine baissel murmarait- 
il ; le cinq ^ 65 1 le trois h, 42 1 quelles magnifiques affaires, 
si Ton avait seulement quelques billets et quelque cr6dit 
devant soil car la France se rel^vera, j'en suis silr : elle est 



208 hk FIR DU FlOCftS. 

Bop YiTace^^e atrop de ressooroes, poio- ae pasfled6* 
broailler de cetaffreux chaos ; c'est un maurais moment ii 
fMisser, ri^ de pius.«. oui, mais oe moment sQ£fit pour 
m'dcraser, pour.'d'aiitentiri 

Et rejetant les jonniattx . loin de lid, Duroossean re- 
tiombait snr sa diaise, fondroy^ par la peoste de oes 
fingtHfaatre heares «i delli desqueUes il n'y ayait pkis 
rien. 

Alors son esprit trcmbi<6 preaait one aulre diiection : il 
m voyait k sa villa, dans oe coin de tone qa*U Yivifiait de 
son indostrie, beareux, honors, paisible, ayaat autour de 

lai sa fille, scm gendre, de petils-enfants, de bons amis 

Ge riant tableau, il a»rait pu le r^aliser; ce bonhear fa- 
d^, il pouinBiit en jouir... Et poartant it toit 1&, seul, k 

daix cents lienes de sa ch^re Sylvie, ruin£, sam espoir 

Et tout cela, parceque, (kns son orgueil, il arait demands 
h la fortune autre <^ose que les jouissances de la ricfaesse 
byalement gagn^e... parce qu*il avait vonlu, lui, enfant 
d'un heureux sidcle d'6galit£ et d'oubli, reviser un vieax 
proems et venger en sa personne les bumiliations des rota- 
riers d'autrefois!... n maudissait oet orgueil,^ r^e, cette 
chim^re. — Tu Tas voulu, George Dandin ! disait-il aussi 
« it sa fa^on; tu t^es cru d^sormais le maitre du monde; ton 
point d'appui t*a sembIS plus solide que oes distinctions 
nobitiaires, renyers6es par la main du temps... Eh bhml 
non ! tout s'l&croule , ici comme lit , la richesse acquise 
comme la richesse l^gude, Tusine comme le ch&teau, le 
coffre-fort co^nme le blason ! LeQon teirible qui me fra^e 
deux fois, dans ma fille et dans ma fortane... dans mon 
affection et dans mon honneur ! 

Et il riait d'un rire nerveux, plus ^Erayant que les lar- 
mes, en ajoutant d^irna voix saccadfe : -— Ah I monsiecir le' 



KBGONCJLIATION. 907 

marquis de Prasly, mon gendrel qoe yous i&tes veng6t 
La nuit s'fcoola ainsi dans de cruelies alternatives : il y 
avait des monHsnts oil M. Durousseau, soogeant k sa fille 
dont il connatMait la pi6l6, h sa femme qull avait perdue 
jeune et qui ^taii aussi fort pieuse, s^lait s«n &pre doulau* 
ji'attendrir, e( uae pens6e de resignation^ descendre dans 
8M1 Ame oomme une goutte de ros6e : il essayait alors de 
m souvenir des pri&res qu'il avait sues autrefois, de di- 
mander h Dieu te recours qu*il ne trouvait plus parmi les 
liommes. Mais bient6t son caract^re irascilile et fier re- 
preiMit le dessus ; il mesurait en fr^missant la profondeiir 
de sa chute, sa ruiae accompUe esa deux mois, et cet abtme 
dofil il aUait toudier ie fond dans quelques heures. Un 
sombre veriige s'emparait de lui; et k travers ses ombres 
sillonn^es de p^les Eclairs, il entrevoyait le spectre du sui- 
cide Fattirant k Taide de ses fascinations bizarres, di6res 
au disespoir et h la folie. Laquelle de ces deux pen- 
•tes aurait triomph^ dans cette &me? Qui Vedt emport6 
dans cette crise terrible, de son ange gardieci, veiHant k ses 
c6tds sous rimage tointaine de Sylvie, ou du d^mon de 
r<H*gueil, murmurant k son oreille I'horrible et irreparable 
conseil? Cette alternative ne dura que queiques heures : au 
moment oji une douce et matinale lueur glissait k travers 
les rideaux de la chambre, mettant en fuite les mauvais 
rtves de la fiivre et de la nuit, la pcHte s'ouvrit, et M. Du- 
rousseau vit entrer sa fiUe. 

II crut d'abord qu'die ne venait que pour le consoler et 
partager sa douteur. Iftais elle connaissait son p^re : eUe 
savait que, dans une situation comme la sienne, et pour un 
caract^re comme celui4&, les secondes etaient des heures. 
Avant qu*il edt eu le temps de la serrer dans ses bras et de 
prononcer un mot, die lui dit implement : < Mon ptee^ 



308 LA FIN DU rnoccs. 

George vous apporte cent trente mille francs; il est all6 
^endre un de mes 6crins. Dans cinq minutes il aura trouv^ 
les seize mille francs qui manquent encore ; avec ce que 
vous avez,lasomme sera complete. Vous payerez la maison 
Brucken, et nous repartirons tous trois pour Prasly. » 

Tout cela fut dit si vite, que M. Durousseau n'aurait pu 
interrompre sa fiUe; mais il n*y pensait pas : il croyait rS- 
ver, et sa joie m6me Temp^chait de se rendre bien compte 
de ce que Sylvie lui disait. II fallutquele lourd et pr^cieux 
caisson filt apporte daos sa chambre par trois facteurs du 
chemin de fer, qui en avaient leur charge; il fallut que les 
rouleaux d'or et les sacs d'6cus fussent 6tal6s devant lui. 
Alors, h la joie de sa fiUe dont les beaux yeux rayonnaient, 
au bonheur immense, infini, qui d^borda dans son &me, 
M. Durousseau comprit qu'il 6tait sauy6. 

George arriva un quart d'heure aprfes ; il porlait les seize 
mille francs : Tentrevue du beau-p6re et du gendre fut 
affectueuse et cordiale ; et quand M. Durousseau apprit le 
detail de ce qui s'^tait pass6 k Prasly, quand il sut que cet 
argent qui le sauvait, 6tait tout entier h George, quand 
Sylvie lui r6p6ta, avec une ardente expression d'orgueil et 
d'amour, que non-seulement son mari n'avait pas h6sit6 
un instant, mais qu'il n'avait cm faire, en lui portant 
cette somme jusqu'au dernier sou, qu'une chose toute na- 
turelle, la reconnaissance de Fex-millionnaire n'eut plus 
de homes. 

II n'6tait quehuit heures du matin. lis avaient du temps 
devant eux. Durousseau coumt chez Brucken, M6naud et 
Comp., et revint radieux. En apprenant qu*ilfaisait face h 
ses engagements, les honn^tes n6gociants avaient para 
croire de nouveau h son 6toile, et 6prouver pour lui un 
sentiment analogue h celui que causa la bataille de Ma- 



BECONClLlATiON. .^09 

rengo, perdue jusqu'k trois heures et gagn^e k six. Du- 
rousseau avail evidemment reconquis dans leur esprit tout 
le terrain perdu depuis quelques mois, et ils s'^taient em- 
presses de lui annoncer avec deference qu'ils prolongeaient 
jusqu'a fin d^cembre le d^lai accord^ pour seliWrer du 
reste de leur cr^ance. II n'en demandait pas tant; que 
TEurope eut le bon sens de r^agir contre le soufiBie d6ma- 
gogique, et Durousseau se sentait de force a maintenir 
son credit et h refaire sa fortune. 

Avant midi, la maison Brucken 6tait pay6e ; rien ne re- 
tenait plus nos voyageurs h Bruxelles, et M. Durousseau y 
avait pass6des journ^es troptristes pour ne pas 6tre presse 
d'en repartir. En regagnant la gare du chemin de fer ou 
George avait laiss6 sa voiture, M. Durousseau pressant le 
bras de M. de Prasly sous le sien, lui dit avec cet accent 
des situations extremes oil le coeur parte seul ; 

— George ! le doigt de Dieu est sur cet argent qui vient 
de sauver rttk fortune, mon honneur, ma vie. Dieu, pour 
nous r^concilier et m*avertir, a marque ces louis et ces 
6cus du mill6sime de notre si^cle : vol6s h la vieille no- 
blesse par le peuple r^volutionnaire ; pr^t^s h la bourgeoi- 
sie orgueilleuse par la noblesse ruin6e ; trait-d*union entre 
le pass6 et le pr6sent, commengant par un crime et finis- 
sant par une legon I 

Puis, comme si ces pens6es mStaphysiques Teussent un 
peu g^n6, — payant peut-6tre un dernier tribut h ses ha- 
bitudes et h son caractfere, Durousseau ajouta : 

— Mon gendre 1 avant un an je veux vous rendre, avec 
mille pour cent d*inter6ts, les cent trente mille francs que 
vous venez de placer chez moi ! 

— Eh bien I mon cher beau-p6re, j*accepte, repondit 
gaiement M. de Prasly. 



810 LA PIN DU PROCkS. 

Sylvie le regarda, et George se dit qu'un seul de 
regards lui rendait d^j& au centuple tout ce qu'il avail 
pr^. 



Au mois de mai 4850, le g£n6nl M...» ^r6s un court 
s^jour h Paris, retournait en Afrique pour reprendre son 
commandement. En descendant le Rhdoe, il se souvint de 
George de Prasly, et s'informa du pays qull habitait. Ap- 
prenant que son ch&teau ^tait h deux Ueues k peine da 
Pont-Saint-Esprit, il eut Tidte de s'y arrdter et de faire une 
visite h I'aneien capitaine du 44®. Le g^n^ral avaitsu va- 
guement quelques-uns des incidents qui ont occupy la 
premiere partie de notre r^cit, et qui avaient pouss^ M. de 
Prasly h se faire soldat. George, m 6utre, lui avait inspire, 
ainsi qu'^ toute Farm^ d' Afrique, une estime profonde ; 
curiosity, int6r6t, affection, il y avait un peu-de tout cela 
dans la Tisite qull m^ditait. 

D^barqu^ au ponton du Rhdne, il se fit conduire ^ 
Prasly. Dans ce trajet, il vit sur le bord de la route une 
jolie chapelle toute neuve, d'un style excellent, et on lui 
dit que c'^tait M. le marquis qui venait de la faire b&tir 
sur Vemplacement d'une maisonnette ayant appartenu k un 
pauvre vieillard, p6re d'un de ses compagnons d'armes. Le 
gin^ral demanda son nom ; on lui nomma Pierre MourguOi 
et il se souvint, avec une Amotion singuli6re, de ce com* 
mandant Antoine qui ^tait mort sous, ses yeux. 

Arrive au cbAteau dont il admira Taspect grandiose et te 
reparations intelligentes, le g(in6ral demanda le marquis 
et la marquise de Prasly. 

— lis sont chez M. Durousseau, lui fiiWl r^pondu. II 



lEGOKGIUATI^N. 311 

piit alors le ehemin de la viUa, et, tout en parcoorant cette 
faible distance, il remarqua le mouvement- et la vie qui 
animai^t tout le pays. II venait de quitter Paris dans un 
triste moment de dissidences p^litiques, de sureKcitatkm 
d^mocratique, et, chose encore pire, de disaccord entre 
les honnfttes gens. H n'en fut que plus frapp^ de Tair de 
contentement et de bieo-dtre qui semblait r^fugi6 dans oe 
coin de terre. La fabrique attenant k la villa 6tait en pleine 
activity. Des deux cdt^s du ehemin, de belles prairies artir 
ficielles tombaient sous le bras robuste des faucheurs, et la 
gaie chanson des faneuses alternait avec le bruit r^gulier 
de la faux fr^missant sur Therbe drue. D*autres jeunes 
filles, months sur des ^chelles ou k demi caches dans le 
large chapeau des mAriers, ramassaient gaiement le souper 
de leurs vers h sole, en r6pondant avec une vivadt6 mM- 
dionale aux joyeuses provocations des jeunes gens. Le g6- 
n6ral^ un ^u connaisseur, fut ^merveill6 du jardin de 
M. Durousseau, sup^rieurement tenu, et renfermant assez 
de richesses pour prouver que son propri^taire en £tait pres- 
que, en fait de botanique et d'horticulture, aux nouveaut^ 
du lendemain. n sonna h la grille et demanda M. Durous- 
seau. 

— II est chez M. et madame de Prasly, lui r^pondit le 
domestique. 

Le g6n6ral sourit de cette confusion de bon augure : on 
s'expliqua, et il apprit que M. Durousseau, sa fille, son 
gendre, avec quelques parents et quelques amis, ^talent 
all^s h une demi-lieue, ci^l^brer, dans un diner champ6tre, 
un heureux anniversaire : il y avait un an, ce jour-l&, que 
Sylvie lui avait donn6 un petit-fils. 
' Le temps 6taitsi b^ui, la promenadesi s&luisante, que 
le g6n6ral n'h^sita pas un moment, n ne s'agissait que de 



312 LA FIN DU PROCllS. 

monter une pente douce qui cdnduisait, derrifere le chiteau 
de Prasly, jusqu'^ un colombier que Sylvie avait fait res- 
taurer, comme ancienne propri6t6 de famille, et auquel on 
avait adoss6 un d61icieux chalet suisse, tel qu'on en trouve 
dans les habitations 616gantes, voisines de Lausanne et de 
Geneve. Le g^n^ral y arriva, k travers d*6paisses planta- 
tions d'arbres verts, qui ne s*61evaient encore qu*a hauteur 
d'appui, mais qui promettaient, pour un avenir prochain, 
de changer toutce plateau en pare anglais. Parvenu au 
colombier, un spectacle charmant frappa ses regards et le 
d6dommagea de son excursion p6destre. 

Sur une jolie pelouse, toute par6e de sa fraicheur de 
mai, et 6tendue devant le chalet comme un tapis vert, on 
avait dress6 une table rustique qui rSunissait en ce mo- 
ment d*heureux et aimables convives. C'6taient M. Durous- 
seau, redevenu riche, mais moins superbe, George de 
Prasly, Sylvie, Edgard M6vil et sa femme, rabb6 Sorel, 
maitre Ramignard et le docteur Bergier. Deux beaux 
enfants se roulaient sur Therbe avec mille cris de joie : 
Gaston, fils de George et de Sylvie ; C6cile, fiUe d'Edgard 
et de Laure. 

En reconnaissant son g6n6ral, George de Prasly poussa 
un cri de joie. II se leva vivement, et presenta au nouveau 
venu tons ceux qui se trouvaient Ik. La connaissance fut 
bient6t faite; le g6n6ral se mit a table sans se faire prier, 
et bientftt, grice h. ses maniSres exquises, sa presence, au 
lieu de refroidir Tanimation g^nSrale, y ajouta un 616ment 
de plus. I16tait d'ailleurs depuis longtemps 116 avec Edgard 
Mfivil; il I'avait revu au feu; il lui rappelace bon souve- 
nir, et il ne tarda pas a se concilier le coeur des deux char- 
mantes femmes qui 6taient Vkme et le sourire de cette pe-* 
tite reunion. 



icbUa 
laitr* 

Dljlldl 



RECONCILIATION. 315 

Edgard avait pris un air martial et grave, qui, combiD<^ 
ayec le h&le de son teint et son abdication volontaire 
d*homme h bonnes fortunes, rendait sa cicatrice fort sup- 
portable; £.aure paraissait tr^s-heureuse 6pouse, plus heu- 
reuse m^re; et pourtant leur bonheur, compar6 h celui de 
Sylvie et de George eut fait Teffet d'un feu de bengale au- 
prfes d'un rayon de soleil. Cest qu'aussi le bonheur de 
George de Prasly et de sa femme 6tait de ceux que les 
coeurs d'^lite placent a des hauteurs infinies ; qu'ils bA- 
tissentcommeraigle b&tit son aire, trop pr6s du ciel pour 
qu'on puisse le mesurer de la terre. C'^tait une de ces f6- 
licit6s sans homes, auxquelles il serait imprudent de trop 
songer quand on court les hasards du mariage, de m^me 
qu*on aurait tort de trop penser h, Hugo ou k Lamartine 
quand on se hasarde a faire des vers. 
Le dtner touchait k sa fin ; jamais plus belle soir6e de 
Sor«l printemps n*6claira une sc6ne plus douce pour Vesprit et 
^^^ pour le coeur. Une chaude lumi^re courait k travers Tes- 
'P^ pace et d^coupait sur un fond d'azur les brunes tourelles 
V' de Prasly. L'oeil, en descendant Tesp^ce d'amphith^toe 
form6 par la coUine, le chateau et le bourg, apercevait gi 
^^ et Ih une fum6e bleu^tre, montant au-dessus des toits en 
16g6res spirales ; de^ beaux troupeaux tachetant de leurs 
^f"' tons fauves la sombre verdure des pins; des attelages re- 
•riff Venant du labour, des charrettes de foin suivant la route 
e,^ sinueuse qui serpentait de la plaine au coteau et se perdait 
0^ k travers des groupes de maisons et de jardins : un peu 
'^ plus has, la fabrique de M. Durousseau, pareille h une 
11^ fourmili^re, et retentissante des bruits salubres du tra- 
W' vail; plus loin encore, FArd^che, 6tincelante comme un 
if ruban d'argent sous les rayons du soir, et se brisant contre 
ses digues festonn^es de peupliers et de saules. II n'y avait 

0^ 






L 



344 I'A FIN DU PROCES. 

p^, dans cette sc^ne agreste, un seul detail qui n'^veiUitt 
de$ images de paix, d'abondance et de prosp6rit6. 

M. Durousseau avait apportS quelques bouteilles de, 
notre g6n6reux vin de la cOte du Rhtfne, qui, aprfcs dix ans 
de. cave, est preferable aux crus les plus c616bres de Bour- 
gpgne et de Bordeaux. George de Prasly fit signe qu'on . 
remplit les verres, et, se tournant vers son ancien chef, il 
Ixutk notre arm^e d'Afrique. Le g6n6ral M... s'inclina et 
demanda k porter un toast a son tour. Chacun fit silence. 
Le g6n6ral, 61evant son verre, commenga par effleurer du 
regard le rustique et frais paysage qui se dSroulait Si Tho- 
fizon, le chateau et la villa, le bourg et la fabrique, la col- 
lijjiB et le vgJlon ; puis, songeant aux sujets de tristesse et 
dlalarme qu*il avait laiss6s h Paris, au mal qu'avaient fait 
h la France nos dissentiments et nos haines, 11 contempla 
avecune expression sympalhique le pr6tre, le notaire, le 
docteur, le. ricbe industriel, le gentilbomme-soldat , le 
dandy converti, Lauie, Sylvie, les deux beaux enfants sou- 
riant k leurs m^res, tout ce groupe uni par de si pures 
tendresses ; el, d'une voix >profond6ment6mue, il prononga 
ce mot, le plus doux qui puisse 6tre dit par les bommes». 
pjuisque le mot Redemption vient de Dieu: 

€ REGONGILIATION. »' 



fINDn LA.SEGOims ET DIRNltol: FABTI«» 



fe- 



■ 

J 



TABLE 



Friface • i 

PKEMI^RB PARTIB. 

L'ENVERS DE LA COMfiDIE. 

I. La Cur^e c f 

IL Ruine sur ruine. . . • 10 

in. Variante k Moli^re 23 

IV. Clitandre et Angdlique.' 33 

Y. Ravages d'architectes 44 

YI. Vae victim 85 

VU. Tu I'as voulu, George Dandin I 66 

VIII. DandiQ-Rawenswood .' 79 

IX. La Crise i 91 

X. M. de Sottenville 104 

IX. Estr-ce I'irr^parable? 116 

DSOXlim PARTIB. 

RECONCILIATION. 

I. Le Talion " 12» 

II. Le Lion entaill^ 149 

III. Uq Voltigeur de Fancien regime 162 

IV. Le Revers de la mddaille. 173^ 

V. Trois t^tes dans un bonnet 186 

VI. Le Rameau d'olivier 909 

VII. La Veille des armes 318 

VIII. La Victime expiatoire 240 

IX. Si fort^ virum quern 251 

X. Tout on rien 275 

XI. La restitution ^ 289 

XII. Vivite felices, qolLus est fortuna peracta . • • . • SOS 



F. Aureau. — Imprimerie de Lagny. 



I 

'4 



f 



fSXTRAIT Dt CATALOGUfi MIGHBL LSTt 

I PRAMfi LB ▼OLRIS. ^ 1 fft. S& VAB LA rOI 



?•!. 



«■ Aim ft'lCABI .*••• 

Ill BIAO-rftll 

t'iCBBU 

41 tmnutHHi eAarAMAiB.Ai 

MIFAVT 

t* ■ftHHI flBIIVI... •••• 

41 POIVB tOBBIBR i.... 

U r ABATOR BBBBB •.••••••• 

IB riBAfBBT 

»BAB BB UOR BT CBABBB ABX AVAIIfB... 

HEiRI CORICIEiei 

iHB AirAIBB BBBBOQILUB ••••• 



fc'ABBlB BBI HBBTBILUB •• • . • 

411 BlLIBB.. ••••••.. •••• 

i*4TABB....* • 

BATATtA 

•n BOO BBBOII IB BABLIBBBB 

IB BODBtMBlTBB BB UltB.... 

4B CARTBRHIBB... •••••• 

IB CBBHIB BBIA FOBTBRi • 

IB CORICBtT • 

4B COUBBUB BBI BBftTBi 

fcB DtHOR BB I'lBtBRT.. ...••••• 

iB BBHOR BB JBO* ••••• ••••••••••••••• 

IB! BAAHll FLAHARBI 

U r I ARCtB BO ■ AITBB B'tCOtl ..••••••• 

tB ruUU BB TIOAM ..••••.•• 

IB BART VBBBO •••••••«••••••••••••••• 

IB BBRTILBOHVB ?AUTBI ••• 

U BUBBBl BBS PATtARI ••• 

LBBBIT-APBRI 

BBUBBS BU iOIB ••.•••••• 

■IfTOIBB BB BBBI IRFAIITC P'OUTBIBIB.. 

U JBBRB BQCTBOB .•••••••••••••• 

U JBBRB rBHHl PAU - 

IB IIOR BB rLARDlB 

lA HAIIOR BLIOI ,..... 

■AITBB TALBRtlR •' 

fcB HAL BO iliCLB 

U MABCBARB B'aRvi** ••••• 

IX MABTYBB B'OHB Ht H t 

UU MAITTBI BB I'BOc« CI ..• 

lAMftBliOB • 

I'ORCLB BT U RiftCB • 

I'ORCLB Jl« « • 

I'OllCLB BBTWORB • 

I'OlfBBLIRA .••••••• 

IB PATS Vi t'OB.... ••• 

U PBtrtltB •• 

IB BBIfPkAgAlIT* ••••• 

fB lACBtnCB. •••..•• ••••••••• 



NCRRi eoRieicacf 



..! 



IB lARB BBHAIB •...••••. 

iCtoU BB LA TIB flAKAIiaB* ••••••••• 

&A SOBClftfB ftAHAHBB.. •••••••..•• 

U SOBTILteB .••••.••••.. 

BBVTBRIBSBB IBVHISBI. »• •••••• , 

IB tOPPUCB B'VH PtlB.. •••.••••••.. 

U TOMBB BB BBI •••••• 

U TBIBQR BB ftABB •••••••••••. 

US TBIUJBS rUMABMi. . • • • • 

lA TOUBSB B'lRfAIIY ••••••••«.. 

FCLICIIiaALLCFIiLI 



'I 



I 



\ 

I 

I 



HtaOIBlS »1 BVR IB AS. 
■OHSIBUB CtlBBAB 



BBBX ritlBB 8AB0T8. 



A. IE PIRTaAITI* 



i •• • • ••«•• 



corns B'oii FLARTBUB Bi aa«vt« 

CORTBS BT IIOOTBLIBS • 

LA flH BB PBOetS 

■ilf OIBBS b'or rotaibb. • • 

OB BT CLIROBA RT> •••■•••••••••••«». 

FOVBOBOf JB BISTB A lA CAVBAMVS. . . 

LOUIS HErtiVB 

CB OO'OR PBUT TOIl BARS VRB ABA. ... I 

CtSAB TALBBPIR I 

LA COMTBSSB OB HAn&iOR •••••. I 

LB COO BO CLOCBBB ••••... I 

LB OBBHIBl BBS COHMIf TOTAtlVlfl I 

SOOBABB «0HOXBOR 1 

LINBOSTBIB BR BUBOPB •%.... I 

itioHB ^ATDioT • (a foolMrebo 4o Ia 

mt^illeure dei ROpabli^veo. i 

iCRoMB PATUiot A Ia roohoroho d'oM 

positioE cociAle •••••••••••... I 

NABIB BBORTIR •••••. 1 

MikTRlAS L'BUHOBISTB... ••.•••• | 

MOBVBS XT POBTBAITk 0B TBMPS. ........ | 

PIBBBS MOOTOR | 

tPLBRD. BT IRTORT. BB RABCIUB ■IBTIBBIO I 

LA TIB A ABBOOBI | 

LA TIB BB COBSAtB« % 



J 

,Ki Cataiogtu eompiet sera ermoye tranco u i*»nie pirt^nm^ ^%n 

ftra ia demand§ par httri^ a/ft'^'ifku 



IMP. CBNTRALE DES ':BKMIN« D»- KBB. - IMP. CH IX — HIH BBK iKHE. 20. PAKIS. ^- 2514-1.